Le Maître de la lumière

Chapitre 17ÉLÉGIE

À l’heure où Charles quittait sa sœur et sonbeau-frère, deux jeunes femmes, l’une très brune et l’autre trèsblonde, les bras chargés d’un monceau de roses, suivaient une alléeretirée, dans le cimetière du Père-Lachaise. Rita, aujourd’hui plusmince, plus élancée, semblait avoir grandi depuis sa convalescence.Un reste de pâleur accusait encore le cerne de ses yeux, plusbrillants que naguère et plus profonds. Maintenant, à côté deGeneviève Le Tourneur, ce n’étaient plus sa démarche, ni l’air deson visage, ni les reliefs inexprimables d’une adolescence à peinerévolue, ce n’était plus rien de tout cela qui la distinguait deson amie. Deux « jeunes femmes », on l’eût dit. Les robeset la coiffure seulement tentaient d’y mettre bon ordre, mais toutle monde n’entend pas le langage des modistes et des couturières.Ce n’était plus comme sur le pont du Boyardville. Sansdoute, la beauté de Mlle Ortofieri ne perdait rienà cette finesse, à cette grave pâleur et à cette ardentemélancolie. Mais sa grande peine et sa longue bataille contre lamort avaient à jamais chassé de son être les dernières traces de ladivine enfance.

– Ce doit être par ici, dit-elle.

Les allées s’enchevêtraient. Cette contrée duPère-Lachaise est ombreuse et romantique. Les monuments ont uneapparence d’autrefois. Les arbres eux-mêmes sont funèbres àl’ancienne mode et leur feuillage est éploré selon le saule dupoète.

Geneviève et Rita cherchaient, des yeux, parmiles stèles, entre les cyprès et les ifs. Geneviève fit halte.

– C’est là.

Une tombe allongeait sa dalle moussue dans unpetit enclos qui la bordait de chaînes reliant quelques bornes.Sous un frêne pleureur, la stèle ogivale se dressait toute droite,comme le chevet d’un dur et froid lit de pierre. Et, gravés l’unsous l’autre, au plat de la table, des noms s’alignaient.

Le premier :

Paul Maximilien Horace Christiani

né à Silaz (Savoie) le 2 avril 1792

décédé à Paris le 13 novembre 1832

Le second :

Louis Joseph César Christiani

capitaine de vaisseau

né à Ajaccio le 15 août 1769

décédé à Paris le 28 juillet 1835

Le troisième : EugénieChristiani, 1844-1850. Puis : Lucile Christiani,épouse Leboulard, 1795-1866 ; AnselmeLeboulard-Christiani, 1815-1883 ; NapoléonChristiani, 1814-1899 ; Achille Christiani,1848-1923 ; Adrien Christiani, mort pour la France,1873-1915.

Elles lisaient en silence, immobiles, Ritaplus pieusement, roses toutes deux du reflet des fleurs dont ellespressaient contre leurs seins la masse somptueuse.

Rita soupira profondément.

– Les tristes amours ! dit-elle avecun sourire fugitif et plein d’amertume.

Le soir venait après une journée sans éclat.Le soleil couchant blêmissait les branches dans les bosquetsfunéraires et archaïques. Les oiseaux, sur le point de disparaîtrepour la nuit, pépiaient à l’envi dans le grand silence du jardindes morts, et c’était infiniment triste.

Toutes les roses jonchèrent la dalle, montantvers la stèle, en buisson clair et magnifique.

Rita, interrogeant Geneviève du regard, eut ungeste évasif.

– Mais oui, c’est très bien, réponditl’amie. Puisque tu tenais à t’exprimer, tu ne pouvais mieux lefaire.

Rita songeait tout haut :

– Il n’en saura rien, jamais…

Puis, avec une ironie glaciale :

– C’est discret, c’est poétique, enfinc’est parfait.

– Tais-toi ! supplia Geneviève.

– Voilà ! reprit Rita en s’éloignantpas à pas et sans cesser de regarder la tombe fleurie. Ci-gîtl’amour de Charles et de Rita, 1929-1930.

Geneviève Le Tourneur se taisait.

– Viens, va, dit-elle.Allons-nous-en.

– Ah ! nous avons bien letemps ! Pense que c’est la dernière fois que je me donne ledroit de m’occuper de lui. Rien que cela : porter des rosesici en songeant à lui, en guise d’adieu… rien que cela me causaitune joie… une joie sans égale… Alors, comme c’est fini, n’est-cepas…

– Viens, répéta Geneviève.

Elle l’entraîna doucement.

Dans la solitude recueillie où le soirsemblait en oraison, la jonchée de roses avait l’air d’une jeunefille prosternée. Rita, de loin, en se retournant, pouvait croirequ’elle avait laissé en arrière le suave fantôme de son rêve, etqu’il priait.

On ne sait pas. La prière des roses ne futpeut-être pas sans influence sur la suite des événements. Parcequ’il n’y a jamais de prière vaine, ni de rose inutile.

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