Le Maître de la lumière

Chapitre 14LE GRAND JOUR DU PRODIGIEUX SPECTACLE

Nous ne pouvons songer à détailler ici lesseize jours qui précédèrent l’émouvante et tragique rétrovision du28 juillet 1835, c’est-à-dire, en réalité, la période quis’étendit du 30 octobre au 15 novembre 1929.

Charles et ses amis vécurent alors, rue deTournon, une quinzaine surchauffée, une phase de préparatifs etd’observation continuelle, qui empruntait aux circonstances unintérêt extraordinaire. Il n’était pas une minute qui ne contînt sabonne dose d’attrait, due aux propriétés merveilleuses de laluminite, au spectacle du passé qu’elle restituait, auxscènes formidables dont on attendait à jour fixe la surprenantevision, à tous les mystères qui allaient s’éclairer de ce fait, auxbonheurs et aux malheurs qui en résulteraient.

Mais, pendant ce temps, la surveillance de lafameuse plaque ne donna lieu qu’à des constatations générales quin’apportèrent aucun changement essentiel à ce qu’on savait déjà,tant au sujet de César Christiani qu’à propos de Joseph Fieschi,son voisin.

Le cabinet de César ne fut, durant cettepériode précédant sa mort, le théâtre d’aucune scène marquante. Lavie de l’ancien corsaire et de sa pupille s’écoulait avecmonotonie, sans joie ; tout ce qu’on put déduire de ce qu’onvoyait, c’est que, selon les apparences, Henriette ne sortait passouvent seule, mais accompagnée de son tuteur. Les visites reçuespar César Christiani ne suscitèrent aucune remarque. Parmi lesvisiteurs, Charles crut reconnaître les parents de sonquadrisaïeul : le petit-fils, Napoléon, âgé, on s’en souvient,de vingt et un ans ; Lucile Leboulard et son mari, la fille etle gendre ; leur fils, Anselme Leboulard, jouvenceau de vingtans qui, rappelons-le, devait devenir le père de la cousine Drouet.Rien que d’affectueux et de déférent dans leur maintien ;c’étaient des gens sérieux, qui montraient à César beaucoup derespect et à Henriette une considération souriante etfamilière.

De Fabius Ortofieri, pas la moindremanifestation.

Quant à l’homme à la canne, il avaitdisparu.

Voilà pour ce qui se rapporte à CésarChristiani. Ses derniers jours furent neutres, gris, exempts detoute inquiétude, simplement attristés par son dissentiment avecHenriette Delille.

Du côté de Fieschi, la surveillance neproduisit que des résultats secondaires – fort précieux, il estvrai, pour l’Histoire-, mais qui n’étaient de nature ni à modifierles annales de l’attentat, ni à donner quelque indication préalablesur le mystère du meurtre de César. Les apparitions de Fieschi à safenêtre ou fumant la pipe sur le pas de porte avec le conciergePierre, celles de Nina Lassave, leurs allées et venuesjournalières, ne revêtaient qu’un intérêt médiocre. Il fut beaucoupplus palpitant de contrôler, à peu de chose près, les assertions del’Histoire : de voir, par exemple, la veille du crime, leferblantier Boireau passer à cheval sur le boulevard, afin depermettre à Fieschi de pointer convenablement l’orgue diabolique devingt-quatre canons de fusil, qu’on distinguait à peine sous lajalousie, à l’aide d’une lorgnette – de voir, entre les lames decette jalousie, s’agiter dans l’ombre la forme de cet homme déjàlamentablement glorieux d’être un régicide-, et d’apercevoir, à labrune, le vieux et massif Morey sortir de la maison rouge pourmonter en cabriolet, après avoir chargé de poudre, de balles et demitraille la machine infernale.

Ces constatations, ce ne fut pas Charles quiles fit. Pour éviter les regrettables conséquences d’undédoublement de l’attention, il s’était assigné la tâcheparticulière de suivre l’affaire César, avec la collaboration deBertrand et de Colomba. Et l’affaire Fieschi, il en avait laissé lesoin à un historien de grande valeur, M. Colas-Dunormand, qui,nul ne l’ignore, s’est spécialisé lui aussi dans l’étude de laRestauration et du règne de Louis-Philippe. Colas-Dunormand (oul’un de ses propres collaborateurs) ne quittait l’atelier que fortavant dans la nuit, pour y revenir dès l’aube, et, chaque foisqu’un fait notable se produisait touchant Fieschi, il ne manquaitpas d’en informer Charles qui accourait, ou, s’il était là, sefaisait attentif.

On le voit, c’était, dans l’atelier de la ruede Tournon et dans l’appartement de Mme Christiani,une effervescence qui ne cessait que pendant la nuit, pour faireplace, alors, à une observation moins intense, mais qui, cependantne se relâchait jamais.

Luc de Certeuil y prenait part avec uneréserve qui, à vrai dire, s’imposait, mais dont Charles lui savaitgré néanmoins, sachant que la nature du personnage ne l’y poussaitpas.

Une consigne des plus sévères arrêtait à laporte de l’appartement les curieux que la concierge n’avait pudécourager. Certains, d’ailleurs, ne pouvaient être évincés ;c’étaient des personnalités trop considérables pour qu’on se permîtde leur refuser l’approche de la luminite, le spectacle duprologue de l’attentat de Fieschi et du meurtre de César.

Dans les dernières journées, alors qu’on avaitdéjà disposé autour de la plaque les quatre caméras différemmentbraquées, il y eut continuellement dans l’atelier une douzaine degêneurs puissamment captivés, qui, plus ou moins à l’écart et aunom de la science, de l’art, du journalisme ou d’une curiositésoi-disant élevée, écarquillaient les yeux devant ce tableau,dressé sur son chevalet, où le ciel de l’été de 1835 éclairait unechambre et un boulevard d’autrefois, tandis que cinq appareils deprise de vues le couchaient en joue et que des messieurs armés dejumelles, le bloc-notes et le stylo placés devant eux, étaient ensurveillance, à scruter sans trêve les phases d’événements passésdepuis un siècle.

Ces visiteurs, il fallait, de temps en temps,les prier de se retirer, car ils ne se fatiguaient pas de goûterdes yeux une représentation si nouvelle. D’autres les remplaçaient.Mais, à mesure qu’approchait le 15 novembre, l’affluence croissaitet l’insistance suivait la même progression. Un service d’ordredevint nécessaire. Il y eut, à la porte de l’immeuble, un agent depolice inexorable, cependant qu’à l’intérieur même del’appartement, des auxiliaires veillaient à ce que nul reporter,non convié à la grande séance, ne se cachât quelque part jusqu’à ceque l’heure eût sonné.

Pour ce qui était des autres mesures à prendreen vue de préserver toutes choses, Mme Christianis’en chargeait. Des « chemins » de toile forteparcouraient l’itinéraire de l’antichambre à l’atelier et lespièces en enfilade qu’il fallait traverser sur ce trajet étaientbizarrement démunies de tous les bibelots qui, par leur petitesse,leur mobilité et leur charme, auraient pu induire en tentation lesamateurs de jolies babioles. Un esprit mal informé se seraitdemandé quel grand mariage ou quelles grandes funérailles sepréparaient ici.

Au fait, c’est bien ce que demandaientCharles, Bertrand et Colomba. Que se préparait-il ? Leursnoces ou l’enterrement de leurs espoirs ? On n’en savait rienencore. Rien, à la veille du jour même où tout devait sesavoir.

Mais eux, au moins, pour distraire leurinquiétude, avaient toujours à faire. Ils étaient perpétuellementen contact avec l’instrument de la révélation, plongés dans lebouillonnement qui l’entourait, occupés de mille soins. Et Charlessongeait à Rita, éloignée de ce foyer d’attraction, privée de toutdérivatif, seule autant qu’on peut l’être, et qui passait chezGeneviève Le Tourneur tout le temps qu’elle pouvait, afin de suivrede son mieux le cours de la contre-enquête. Charles, en effet,avait pris pour règle de téléphoner à Geneviève, de loin en loin,et celle-ci consignait, pour les transmettre à Rita, lescommunications de l’historien.

Il savait que Mlle Ortofieripasserait chez son amie toute la journée du 15 novembre et ilfrissonnait d’avance en pensant au coup de téléphone qu’il aurait àdonner à Mme Le Tourneur, un peu après onze heuresdu matin.

C’était, en effet, à midi que César avait ététué, le 28 juillet 1835, puisque l’attentat de Fieschi, simultané,s’était produit à cet instant. Mais on avait noté un certaindécalage horaire entre le temps présent et le temps tel que laplaque de luminite le déroulait alors. Pour le moment,compte tenu des modifications apportées depuis 1835 à l’heurefrançaise officielle, la plaque avançait d’environ soixante minutessur le soleil de 1929. Comme tous les jours, l’horloge de Césarmarquerait donc midi lorsque onze heures sonneraient aux pendulesde la rue de Tournon et à l’église Saint-Sulpice.

Le 14 novembre au soir, Charles Christiani, àpeu près sûr de n’avoir rien oublié, ne déplorait qu’une chose.C’était que la cousine Drouet ne fût pas en état devenir s’asseoirdans le bon fauteuil qu’on lui eût réservé devant la plaque deluminite, à l’heure de la double tragédie. Il avait, àforce d’arguments et d’obstination, décidé sa mère à faire unedémarche auprès de la vieille dame, estimant que, en dépit de touteprévention plus ou moins gratuite, la place del’arrière-petite-fille de César, seule et dernière représentante dela branche cadette, était, en une telle occasion, au milieu desautres membres de la famille. Au demeurant, s’il n’avait jamais cruque la cousine Drouet se fût « mal conduite avecMélanie », il s’était dit que l’héritière de l’ancêtredétenait peut-être bien des documents de valeur et que, parconséquent, lui marquer de la déférence c’était joindre le juste àl’utile et faire une action aussi judicieuse que recommandable.Mme Christiani lui avait cédé, au bout d’un certaintemps, vaincue finalement par l’esprit de race et de famille,qu’elle mettait si haut dans l’échelle des bons sentiments, et sedisant par ailleurs que, puisqu’elle serait bientôt dansl’obligation d’inviter la cousine au mariage de Colomba, autantvalait la revoir tout de suite. Aussi, accompagnée de sa fille,Mme Christiani s’était-elle rendue rue de Rivoli oùMme Drouet leur avait fait le plus charmantaccueil. Malheureusement, l’âge l’ayant à moitié percluse, elleavait exprimé, avec une politesse toute d’Ancien Régime, sesregrets de ne pouvoir aller rue de Tournon le 15 novembre. Elleespérait seulement que ses douleurs lui donneraient congéd’assister, pour la messe du moins, aux noces de cette chèreenfant.

En attendant ces noces encore problématiques,Charles devait se passer de la cousine Drouet. Disons qu’elleétait, d’ailleurs, bien loin de sa pensée, lorsqu’il se leva, àtrois heures du matin, le jour qui était le grandjour.

Bertrand Valois avait veillé jusque-là.

– Rien de nouveau, dit-il en voyantCharles entrer dans l’atelier.

Il faisait nuit noire. Une petite pluie fineagaçait la grande baie vitrée.

Mais, dans la plaque, les persiennes closes ducabinet de César laminaient une lueur d’aurore assez claire déjàpour permettre de distinguer le cadran de la pendule octogonale.Elle marquait quatre heures et quelques minutes.

– Ainsi, murmura Charles, pour ladernière nuit de César, rien d’anormal dans cette chambre où ilsera bientôt assassiné. Bien.

À ce moment, Colas-Dunormand et son secrétairearrivèrent, en même temps que les opérateurs de cinéma. Lesprincipaux ouvriers de la journée étaient exacts. D’autrespersonnes les suivirent presque aussitôt, parmi lesquelles Luc deCerteuil. Par les soins de Mme Christiani, les gensde la maison étaient sur pied. L’atelier s’emplissait peu à peu destrente-huit invités – nombre strictement limité – que Charles avaitconviés pour cette heure matinale. Il s’excusa auprès d’euxd’écourter les salutations. Des chaises légères avaient étédisposées en amphithéâtre. Savants, techniciens divers s’yassirent, parlant à voix basse instinctivement, se pressant autourdu célèbre chimiste qui avait analysé un échantillon deluminite, « une sorte, disait-il, une sorte desilico-aluminate de potasse ». Ils avaient apporté deslorgnettes, sur le conseil de leur hôte. Tous étaient venusantérieurement se rendre compte des propriétés de laluminite, il n’y avait donc plus aucune explication à leurdonner. Ils savaient même ce qu’étaient ces ombres de chiffresqu’on voyait dans un coin de la plaque et qui rappelaient d’unemanière indélébile le stratagème employé par César pour latravestir en ardoise à écrire.

Plus d’un s’était muni, outre sa jumelle, d’unappareil photographique.

Est-il besoin de dire que tous ces importantsspectateurs s’intéressaient surtout à l’attentat de Fieschi, etque, sans le manifester, ils mettaient au second plan la tragédieobscure du meurtre de César Christiani ?

Quelqu’un demanda qu’on éteignît le lustre del’atelier, pour mieux voir encore, dans le cabinet du corsaire,grandir l’aube du 28 juillet 1835.

Un autre proposa que Colas-Dunormand, ouCharles Christiani, commentât brièvement les premières lueurs de cejour qui devait inscrire sa date dans l’Histoire.

Charles se récusa, voulant se confiner dans lerôle d’observateur. Mais Colas-Dunormand s’exécuta de bonne grâceet commença par regretter que les persiennes du cabinet de Césarfussent fermées.

– Car, disait-il, si elles étaientouvertes, nous pourrions sans doute apercevoir quelque chose deFieschi. Il s’est levé au point du jour après une très mauvaisenuit. Il va sortir, à cinq heures, assez désemparé, hésitant. Ilira chez un de ses compatriotes, le nommé Sorba…

Il cessa de parler tout à coup et l’assistancelaissa monter une brève rumeur faite de petites exclamations :César entrait dans son cabinet par la porte du salon.

Il traversa la pièce, alla jusqu’à la fenêtreet l’ouvrit ainsi que les persiennes.

On vit le vieil homme, vêtu d’une robe dechambre et chaussé de pantoufles, s’accouder à la barre d’appui,pour regarder le boulevard.

C’était le début d’une splendide matinée. Auxfenêtres des maisons d’en face, une multitude de drapeauxtricolores recevaient, venant de la droite, une lumière déjà vive.On remarqua que leur bleu et rouge étaient plus clairs que de nostemps.

Les quatre rangées d’ormes avaient de beauxfeuillages épais que l’éveil des moineaux faisait tressaillir parendroits. À travers les ramures et les troncs s’apercevaient lesboutiques, les estaminets pavoisés d’étoffes aux couleursnationales. Des banderoles multicolores pendaient auxlanternes.

La chaussée pavée s’allongeait entre les deuxbordures verdoyantes, séparée des contre-allées par de grossesbornes de pierre plantées de distance en distance.

Des volets s’ouvraient un peu partout. LesParisiens étaient matineux, ce jour-là. De nouveaux drapeauxs’ajoutaient aux autres, égayant les fenêtres dont on avait fermé,pour la nuit, les contrevents.

– Dois-je vous rappeler, ditColas-Dunormand, que les Trois Glorieuses, les trois journées dejuillet 1830, étaient les 27, 28 et 29 ? Aussi lescommémorait-on chacune à leur date. Les fêtes de l’année 1835devaient confirmer cette habitude. Nous sommes au 28 juillet ;hier, 27, ce fut la fête des morts ; plusieurs cérémoniesfunèbres ont été célébrées en l’honneur non seulement descombattants tués en 1830, mais des victimes des émeutes de 1832 et1834 ; c’est pourquoi vous voyez déjà tant de drapeaux ;ils étaient là dès hier.

« Aujourd’hui, ce n’est plus le jour desRequiem. C’est celui des Te Deum et dessolennités militaires. Grande revue des gardes nationales de larégion parisienne et des troupes de la garnison.

« Demain doit être le jour desréjouissances populaires, des salves de joie, des joutes sur lascène : représentations gratuites, mâts de cocagne, bals,illuminations, feux d’artifice, embrasement des monuments publics.Mais rien de tout cela n’aura lieu. À la suite, de l’attentatauquel vous assisterez tout à l’heure, les fêtes cesserontbrusquement.

César quitta la fenêtre et passa dans cetextraordinaire « salon » qui était une volière et uneménagerie de singes. Un jeu de lumière permit de croire qu’il enouvrait la croisée. Et un temps s’écoula pendant lequel, auxreflets de la glace et au mouvement des ombres, on put déduirequ’il s’occupait de soigner ses bêtes. C’était d’ailleurs sonhabitude ; l’observation des jours précédents l’avaitétabli.

Pendant ce temps, Colas-Dunormand guettait laporte d’entrée du numéro 50, surmontée d’un écriteau portant le nomPaul. Il espérait en voir sortir Fieschi chargé de cette mallequ’on devait retrouver et qui le perdrait, lui et ses complices,irrémissiblement. Mais le fait ne devait se produire que plustard.

L’animation du boulevard du Temple s’accrutprogressivement. Aux charrettes des maraîchers succédèrent desvoitures citadines, des tilburys et d’immenses fiacres munis demarchepieds à plusieurs étages. Petit à petit, augmentait le nombredes passants endimanchés, quelques-uns déjà arborant à laboutonnière l’œillet rouge, signe de ralliement pour les membresdes sociétés secrètes. À sept heures, deux tambours de la gardenationale passèrent en battant le rappel sur leurs caisses. Unebande de gamins les suivait et les flanquait, marchant au pas. Duhaut des fenêtres, plusieurs bourgeois, en train de passer leuruniforme, firent des signes aux deux tambours dont on vits’éloigner le dos bleu barré du large baudrier blanc et sebalançant en cadence.

Puis les passants, de plus en plus nombreux,se mêlèrent de gardes nationaux en grande tenue, qui, les armes àla main, se rendaient au point de ralliement de leur légion.

Henriette Delille avait apporté à César, surun plateau, une petite soupière, une assiette et une cuiller.L’ancien corsaire avait pris son déjeuner du matin sur le guéridonde marbre, puis s’était éclipsé, laissant sa pupille, aidée d’unefemme de ménage, balayer et nettoyer le cabinet de travail.

À neuf heures, les troupes, soulevant uneassez forte poussière, commencèrent à passer, gagnant lesemplacements qu’on leur avait assignés pour la parade. Et dès lors,on vit les balcons se garnir de spectateurs, les fenêtres sepeupler et même les toitures se transformer en tribunes à l’usagedes audacieux qui se rassemblaient autour des cheminées.

Fieschi sortit alors, avec sa malle, en quêted’un commissionnaire. Ce ne fut pas sans émotion queColas-Dunormand le désigna à la curiosité de l’assemblée. On nel’aperçut qu’un instant, alors qu’il aidait le commissionnaireMeunier à charger le colis sur son crochet.

L’histoire résuma rapidement l’odyssée decette malle que la police finit par retrouver chez Nina Lassavelaquelle fut ainsi compromise à l’heure où elle avait résolu de sesuicider.

Ensuite, la physionomie du boulevard ne futpas modifiée pendant un assez long temps. La 5ème légionde la garde nationale se tint d’abord le long de la chaussée, sousles arbres, sur deux rangs, le dos tourné à la contre-allée.Bientôt, sur un commandement qu’on vit prononcer par lelieutenant-colonel Ladvocat, les faisceaux furent formés et leshommes, au repos, se groupèrent à l’ombre.

En face, les soldats du 14ème deligne en faisaient autant.

César Christiani reparut sur les dix heures.Il avait fait sa toilette et portait son habit brun et son pantalongris, costume avec lequel le peintre Lami devait le représenter,vingt-quatre heures plus tard, gisant sur le tapis de laSavonnerie. Sans doute venait-il de déjeuner dans la salle àmanger, car son teint était coloré, il se passait la langue sur leslèvres et il alluma sa pipe d’une certaine façon dont il seraitassez difficile de dire pourquoi elle indiquait que le fumeursortait de table. Il avait sur l’épaule le perroquet Pitt, dont ils’amusait, et fit faire quelques pirouettes au singe Cobourg.

Le vieil homme paraissait plus gai. Il sedérida tout à fait lorsque deux gentilles jeunes filles entrèrent,précédant Henriette. Elles avaient toutes trois de petites robessimples et riantes, de grands chapeaux cabriolets qui nouaient sousleur menton les rubans de leurs brides, des châles très légers,retenus au cou, des ombrelles fines dont le taffetas se découpaiten festons dentelés.

– Ah ! dit Charles, voici Henriettequi part avec ses amies pour aller voir la revue auxChamps-Élysées !

César se montra extrêmement aimable avec lescompagnes de sa pupille ; il embrassa très paternellementcette dernière qui, paraissant toute joyeuse de l’humble partie deplaisir qu’il lui accordait, accepta sans impatience lesrecommandations de César.

Le vieillard avait remisé Cobourg. Quand lecharmant trio fut parti, il jucha sur un perchoir Pitt qui sedandinait, une chaînette à la patte, puis, développant les tubesd’une lunette marine, il se divertit à regarder, dedans, la foulequi s’épaississait et les bataillons qu’on devinait échelonnés surle boulevard, de part et d’autre, à perte de vue.

Tout ce préambule d’une imposante revueparisienne devait faire un majestueux et pacifique brouhaha. Rienne trahissait, dans le peu qu’on en apercevait, cette fièvre etcette inquiétude qui, nous dit-on, régnaient sourdement parce ques’était répandue depuis quelques jours la nouvelle qu’il y auraitun attentat. Seule, pour les hôtes deMme Christiani – qui étaient là comme au théâtre ouplutôt au cinéma-, la sinistre maison barbouillée d’écarlateprenait une expression abjecte, hypocrite et traîtresse.L’embuscade s’y cachait, au troisième étage, derrière la jalousie.On éprouvait un malaise à ne pouvoir crier aux gens et auxtroupiers : « C’est là-haut que tout est préparé :vingt-quatre canons de fusil sur une charpente. Prévenez ces beauxsergents de ville qui déambulent dans leur frac bleu et leurpantalon blanc, l’épée au côté, le bicorne sur l’œil. Dites-leurqu’ils montent… »

Une fumée grise s’échappa très abondammentd’un tuyau de cheminée, sur le toit de la maison rouge.

– Fieschi vient d’allumer du feu, avertitColas-Dunormand. Il est, par conséquent, rentré.

– Et il ne tardera pas à ressortir,ajouta Charles.

– Quel feu ? demanda-t-on. Du feu,par ce soleil caniculaire ?

– C’est, dit Charles, pour avoir sous lamain un brandon, qui enflammera la traînée de poudre verséed’avance en travers des canons de fusil, sur ces trous dont ilsétaient percés au « tonnerre » et qu’on nomme« lumières ».

De toute évidence et comme toujours, le vieuxCésar ne s’intéressait nullement à la maison de Fieschi. L’idée luiétait venue d’ajuster sa longue-vue sur un trépied ad hoc,et il s’appliquait paisiblement à serrer sur l’instrument d’optiqueles boucleteaux de cuir de la gouttière en bois.

– Voilà un homme qui ne s’attend guère àêtre assassiné, remarqua Colas-Dunormand.

Ses paroles tombèrent dans le silence trèsrelatif que le ronronnement des caméras laissait régner, car l’uned’elles, au moins, fonctionnait sans cesse et, la plupart du temps,selon les ordres de Charles, les cinq appareils enregistraientchacun sous un angle différent, la resplendissante et terriblematinée.

À mesure qu’elle s’avançait et qu’on voyaittourner les aiguilles de l’horloge à huit pans sous le guidon depourpre du corsaire, une oppression étreignait les poitrines.Colomba, fatiguée d’ailleurs d’être sur pied depuis trois heures dumatin, était pâle comme une cire. Bertrand et Luc souriaient tropconstamment pour que cela fût naturel. Mais il n’était personne quine se sentît troublé par l’attente fatale du drame inévitable.

À onze heures trois quarts (heure de laluminite), les troupes reprirent les armes ets’alignèrent. L’instant fatidique approchait.

Colomba, incapable de résister à la faiblessedont elle éprouvait l’envahissement, dut se retirer. Sa mèrel’accompagna mais fut de retour au bout de quelques minutes, augrand regret de Bertrand qui, malgré tout, eût préféré l’absence del’implacable Corse.

Dans la plaque, César, une pipe à la bouche,s’était écarté de la fenêtre et en considérait benoîtement lespectacle.

Des gavroches montaient dans les arbres. Lafoule s’intensifia, se fit masse.

– Je cherche, dit Colas-Dunormand, jecherche à découvrir Fieschi sous la halle du Café des millecolonnes. Il a rencontré, rue des Fossés-du-Temple, Morey, qui luia reproché de n’être pas encore à son poste. Aux mille colonnes, ence moment, il doit, par hasard, se trouver en face de Boireau quiaccompagne Martinault, chef de section de la société des Droits del’homme… Il ne quittera le café, pour remonter chez lui, quatre àquatre, qu’au moment où les tambours battront dans le lointain.Alors il avalera vivement un verre d’eau-de-vie… Ah ! voici lemouvement de troupes dont parle Maxime Du Camp dans son livre.

Les troupes, en effet, appuyaient vers ladroite du tableau. D’autres prenaient leur place.

– Maintenant, compléta Colas-Dunormand,c’est le 2ème bataillon de la 8ème légion quiest devant nous… Colonel Rieussec, qui va être tué.Regardez-le.

Il était midi moins dix.

La batterie de tambours d’un régiment de ligneprit position de l’autre côté de la voie, en face de la fenêtre.Les tapins tenaient leurs baguettes, dégainées de leurs logements.En avant, le tambour-major s’appuyait sur sa canne ornée de tressestricolores.

Le colonel Rieussec fit ranger son cheval, del’éperon, et mit pied à terre. À travers les feuillagess’allongeaient les deux haies de shakos à pompon rouge, despantalons blancs, des buffleteries blanches croisées, des boutonsde métal blanc, piqués sur le bleu sombre des longuestuniques ; les traits de lumière des baïonnettes hachaientl’ombre.

Soudain, les troupiers étant au repos, il sefit, dans l’ensemble de la foule, un vaste frissonnementd’orientation vers la gauche. Les têtes se tournaient, les bustesse penchaient. Les soldats et les gardes nationaux eux-mêmestendaient le cou, lorsque les officiers rectifièrent l’alignement.Le colonel Rieussec, étant remonté à cheval vivement, leva sonépée. Ses hommes s’immobilisèrent. En face, les lignards, d’unesecousse, furent au garde-à-vous.

César se pencha et regarda vers la gauche,comme tout le monde.

Dans l’atelier, la voix de Bertrand s’élevasur le ronflement des cinq caméras :

– Il doit y avoir un formidable roulementde tambours. Regardez, dans vos lorgnettes, ce verre de cristalposé sur le dessus du bureau : il vibre.

Charles, à ce moment, se plaça bien à gauchede la plaque, pour voir en plein les deux portes du cabinet,puisque l’une d’elles allait livrer passage, certainement,à l’assassin de César.

– Le verre vibre de plus en plus, ditBertrand.

Dans la plaque, au-dessus et autour dessoldats statufiés, la multitude, tournée vers l’approche du roi,s’animait. Des bras, des chapeaux, des mouchoirs, des écharpess’agitaient déjà, par anticipation, comme des appels. Leurmouvement s’accélérait, se multipliait ; ces vivats gesticulésgagnaient toute la masse, courant au long des étages et escaladantles toitures.

L’horloge de César marquait midi.

Celui qui allait mourir dans quelques secondesregardait par la fenêtre avec intérêt, l’âme évidemment sereine etla conscience tranquille.

Tout à coup, le tambour-major leva sa canneenguirlandée et, derrière lui, ses hommes se mirent à battre auxchamps.

– Attention ! dit Charles d’un tonnet. Voici les municipaux de l’escorte.

Un peloton de cavalerie – casques de cuivre etplumets rouges – s’avançait au pas, sabre au clair. Deux rangs decavaliers. Tous regardaient vers leur droite, inspectant lesmaisons et les spectateurs du côté des troupes que Louis-Philippeallait passer en revue. Et ils négligeaient complètement l’autrecôté, où Fieschi, à l’abri de sa jalousie, était posté, le brandonà la main.

Les gardes municipaux passèrent trèslentement. Le sous-officier serre-file jetait fréquemment desregards en arrière, pour régler l’allure du peloton sur la marchedu roi, encore invisible aux yeux de Charles et de ses invités.

Aussitôt après cette avant-garde vinrentquelques hommes armés de triques qui marchaient ici et là et qu’onreconnaissait aisément pour des agents de police en bourgeois. Euxaussi, sans vergogne, promenaient des regards inquisiteurs sur lesarbres, les gens et les façades qui se trouvaient à leurdroite.

Les acclamations atteignaient – visiblement –leur paroxysme. Les tambours battaient la caisse avec un ensemblevigoureux, leurs pieds guêtrés de blanc marquant le pas.

– Le maréchal comte de Lobeau, commandanten chef les gardes nationales ! annonça Colas-Dunormand quifrémissait de tout son être.

– Attention ! Attention !grommela Charles en serrant les dents.

Le maréchal chevauchait isolément. Il portaitouvert son uniforme chamarré, la main droite passée dans un gilet,sous le grand cordon de la Légion d’honneur. C’est bien vrai qu’ilavait un air de bouledogue. Il fronçait les sourcils et, tout enexaminant les maisons, ne cachait nullement son inquiétude.

– Voyez comme il est anxieux !observa Colas-Dunormand. Et pourtant, il l’est moins qu’il nel’était tout à l’heure, car maintenant ils ont dépassé l’Ambigu oùchacun croyait que l’attentat se produirait, et ils commencent àrespirer. Trompeuse sécurité !

Alors, comme il achevait, tous ceux à qui cesmots venaient de s’adresser se levèrent de leurs chaises, mus parun sentiment bien singulier, et plusieurs, sous l’empire d’émotionscomplexes, s’écrièrent :

– Le roi !

Rien, en effet, ne leur semblait plusprodigieux que de voir, de leurs propres yeux, un roi de France, ledernier, en un pareil jour d’apparat et de sang.

César, à sa fenêtre, faisait, de ses deux braslevés, des signes acclamatoires.

Louis-Philippe salua d’un geste large etassura sur sa tête son grand bicorne à plumes blanches et à cocardetricolore, posé en travers. Il était en général de la gardenationale, avec l’habit bleu tout brodé d’argent, le grand cordonde la Légion d’honneur, les épaulettes d’argent et le pantalonblanc qui ressortait sur le velours cramoisi de la selle. Le roimontait le Régent, magnifique cheval gris pommelé, qui allait d’unpas relevé, caracolant ; la bride était d’or, avec descocardes au frontail ; les fontes et le tapis de sellemélangeaient les dorures et la pourpre.

À une longueur, cavalcadaient, sur la gauchedu monarque et en tenue de général de brigade, le duc d’Orléans etle duc de Nemours. À droite : le prince de Joinville, enuniforme de capitaine de vaisseau. C’était sa première sortiepublique.

Le colonel Rieussec, saluant de l’épée, étaitvenu se placer à la droite du roi. Les gardes nationauxbrandissaient leurs fusils, acclamaient leur souverain. Un officier– le comte de Laborde – longeait leurs rangs pour recueillir lespétitions. Des policiers en civil cheminaient à la hauteur deLouis-Philippe.

Derrière le roi et les princes, l’imposantechevauchée du cortège commençait d’apparaître : les maréchauxet les généraux tout plastronnés de broderies d’or, deux ministresen habit non moins brillants, dont l’un étaitM. de Broglie et l’autre, tout petit, hissé sur ungigantesque cheval, écrasé sous le poids de son chapeau àplumes : M. Thiers, avec ses lunettes et son nezcrochu.

– Ah ! s’écria Charles malgrélui.

César, à sa fenêtre, s’était brusquementretourné vers l’intérieur de la pièce, les traits contractés dansune expression de vive surprise et d’insécurité. Il fit trois pasdans la direction des portes. Celle de l’antichambre s’ouvrit avecviolence. César s’arrêta devant cette porte, tournant le dos. Unhomme de haute taille, au teint coloré, portant favoris, sedressait au seuil de la pièce, le chapeau haut de forme sur latête, la redingote strictement boutonnée jusqu’au menton, le rubande Juillet noué à son parement. Ses regards se portèrent rapidementvers la fenêtre. Il soufflait, comme s’il avait grimpé l’escalieren hâte. On vit qu’il prononçait quelques mots brefs, du haut deson redressement. Sa face était dure, ses yeux brillaient.

César, dont on ne découvrait que le dos, fitun geste vague qui pouvait signifier bien des chosesvéhémentes : la révolte, une protestation, la surprise. Sesbras levés furent tout ce qu’on perçut de sa réaction, et s’ilrépliqua quelque chose à l’interpellation de l’autre, personne neput le savoir.

L’homme, avec la promptitude de la foudre,avait tendu le bras. Un pistolet courtaud allongeait son poingcomme un index monstrueux.

Un éclair jaillit. César tomba lourdement, encroix, la face au ciel, sans une convulsion. Mais son meurtriers’élança impétueusement vers la fenêtre. Car…

Car, à l’instant même où fulgurait le coup depistolet, une autre lueur instantanée avait jailli de dessous lajalousie, au troisième étage de la maison rouge. Une épaisse fuméemontait devant la fenêtre maudite, et le brillant état-major, prisen écharpe par la décharge de la machine infernale, était creusé,obliquement, d’une tranchée où des chevaux abattus et des officiersjetés à terre gisaient, morts, ou se débattaient, blessés, dans desmares de sang. En avant, le roi, enfonçant son bicorne, talonnaitson cheval gris qui bronchait, une tache au garrot… Louis-Philippepassait sur son front sa main gantée de blanc, comme s’il eût étésurpris de ne pas la retirer souillée d’un peu de sang. Les princesfrappaient le Régent du plat de leurs sabres, pour le faireavancer. La monture du prince de Joinville reculait cependant,ployant les jarrets, le grasset ouvert par un projectile. Lesmaréchaux et les généraux faisaient, par terre, un tas de doruresensanglantées. Le maréchal Mortier était mort, le colonel Rieussecétait mort ; le général Heymès, le nez emporté, se relevaitavec son masque épouvantable. Un cheval emballé prenait sa coursevers le Château-d’Eau, monté par un cadavre qui brimbalait.

Et la tranchée de mort se continuait parmi lesgardes nationaux et la foule, sous les ormes où le carnage étaitbalayé par un ouragan humain, la poussée du peuple affolé quifuyait.

L’assassin de César, enjambant le cadavre desa victime, considéra tout cela, une seconde, les poings crispéssur la barre d’appui. Et aussitôt – sa face, devenue terreuse,exprimant une indicible stupeur-, il contempla d’un air hébété lalongue-vue sur son rapport, la tapota machinalement, puis, prenanttout à coup sa résolution, se précipita dehors en refermant laporte derrière lui, avec précaution.

La fumée du coup de pistolet se dissipaitlentement, entraînée vers la fenêtre où elle s’évanouissait.

– Ortofieri, n’est-ce pas ? demandaCharles à ses voisins.

– C’est certain, dit Luc avecfermeté.

– Je ne trouve pas que cela saute auxyeux, fit Bertrand. Tous ces citoyens de 1835 ont entre eux un aird’époque qui les assimile curieusement. C’est peut-êtreFabius Ortofieri. Je n’en jurerais pas.

– En tout cas, te voilà rassuré, ditCharles en lui serrant la main. Ce n’est pas l’homme à lacanne.

– Ah ! cela, sûrement ! C’esttrès chic de ta part d’y avoir pensé.

Ces propos furent échangés à voix basse etrapidement. La scène historique s’achevait dans un désordre atrocequi s’opposait au calme solennel de ce cabinet de travail où Césardormait son dernier somme, les yeux fixes et les bras étendus, àpeu près tel que le représentait l’aquarelle de Lami.

Le roi avait réussi à porter son cheval enavant. Il adressait aux gardes nationaux, en agitant son chapeau,des signes de présence et d’amitié, accompagnés d’apostrophes qu’ondevinait chaleureuses. Le tumulte atteignait à son comble. Pendantque Louis-Philippe, entraînant le reste de son escorte, repartaiten avant, suivi encore de plus de cent officiers empanachés ayantaprès eux des grooms et des piqueurs, la foule, refluant sur leslieux de l’attentat, autour du massacre, piétinait une quantitéd’objets, vestiges de la panique : ombrelles, couvre-chefs,châles, fusils, shakos et bonnets d’ourson. Des civils et desmilitaires relevaient les tués et les blessés qu’on emportait surdes brancards improvisés. On tirait de côté les chevaux morts.L’horrible corvée s’accomplissait dans la consternation. Des femmesblêmes, en cheveux, passaient à petits pas, soutenues par despersonnes compatissantes.

Cependant, une ruée s’était produite dès ledébut, vers la maison du crime ; des policiers et des sergentsde ville, la trique et l’épée hautes, avaient couru à leur devoir.Une agglomération s’attroupa tout à coup devant la porte del’Estaminet rustique, la maison voisine de celle de Fieschi.C’était là, dans la cour du fond, que l’assassin venait d’êtrearrêté.

Demeuré sur place, le petit M. Thiers,cerclé d’une large ceinture blanche, gesticulait, donnait desordres, interpellait les officiers, les soldats et les gens depolice. Il sautait, trépignait, allait de droite et de gauche, sonpantalon de casimir blanc éclaboussé du sang du maréchal Mortier.Et un monsieur livide, que Colas-Dunormand affirma être le préfetde police Gisquet, lui parlait de temps en temps, la mineatterrée.

– Je sais ce qu’il dit, c’est del’Histoire ! fit Colas-Dunormand. Il répète : « Maison m’avait dit : À la hauteur del’Ambigu ! »

– Oui, approuva Charles. Toujours cetteconfusion !

L’attention se détendait légèrement parmi lesassistants. Le drame était joué. L’instant d’horreur étaitpassé.

Il n’avait pas donné le résultat que Charlesescomptait en toute certitude. On avait vu en face le meurtrier deCésar et il était impossible de soutenir qu’il fût FabiusOrtofieri. Cet homme pouvait être celui dont les portraits setrouvaient là ; mais il n’y avait pas certitude, parce que lesportraits n’étaient pas suffisamment pareils et que l’homme neressemblait pas assez à l’un ou à l’autre.

Charles, totalement déçu, se raccrocha àl’espoir que la confrontation des images cinématographiques avecles portraits de Fabius produirait un résultat meilleur. On setrouverait, pour y procéder, dans des conditions infinimentpréférables. On opérerait posément, tranquillement, au lieu d’êtretroublé par l’émotion du meurtre… N’importe ! La déconvenueétait forte et Charles se sentait navré de ne pouvoir transmettrequ’une telle indécision à Geneviève Le Tourneur.

Il le fit cependant, s’excusant de luitéléphoner très vite, à cause de la journée du 28 juillet 1835 quicontinuait à s’écouler et dont il lui fallait suivre les phases,non seulement par devoir d’historien, mais aussi parce qu’il sepouvait que le meurtrier de César revînt sur le théâtre de sonforfait.

Devinant que Rita, auprès de Geneviève,écoutait ses paroles, il afficha sur la suite probable desopérations un optimisme qu’il n’éprouvait guère.

– Mais, demanda Geneviève, qui doncserait-ce si ce n’était pas Fabius, puisque maintenant voici horsde cause l’homme à la canne ?

Parbleu ! C’est bien cette pensée-là quiglaçait le cœur de Charles. Douter que ce fût Fabius n’était pasraisonnable.

– Nous verrons, répondit-il pourtant. Laluminite n’a peut-être pas dit son dernier mot.

– Oh ! fit Geneviève. Nous sommesconsternées.

– Non ! s’écria-t-il. Je vous ensupplie. Tant qu’il restera une petite chance, il faut nous ycramponner !… Au revoir !

– Oui, dit faiblement une autre voix,grave et prenante, qui le fit tressaillir. Au revoir !

– Rita ! Rita !murmura-t-il.

Mais il entendit seulement qu’on raccrochaitavec douceur l’appareil téléphonique.

Quand il rentra dans l’atelier, les choses ysuivaient leur cours. C’était toujours l’attention du publicpassionnément appliqué à ne rien perdre du spectacle rétrospectif.C’était toujours, sur le chevalet, l’éclatant tableau du Paris de1835, avec, aux fenêtres, un autre public, qui avait perdu, à cetteheure, son joyeux papillotement, avec, en bas, une foulemétamorphosée, frappée de lenteur et de gravité, le lugubredéblaiement de la chaussée couverte de débris et de sang, l’arrivéede voitures où montaient péniblement des officiers couverts dedorures et de pansements.

Le corps de César habitait la solitude ducabinet. Des mouches envahissaient la pièce.

Un quart d’heure plus tard, Louis-Philippe etson escorte, revenant de la place de la Bastille, repassèrent ensens inverse, appuyant cette fois sur les troupes de droite. Il yeut alors un prompt reflux dans la direction de la voie et letableau donna le mouvement muet d’acclamations passionnémentchaleureuses.

La pendule octogonale marquait une heurelorsque les régiments prirent leur formation pour défiler.

Au même moment, une voiture fermée amenaitFieschi, qu’on voulait interroger dans la chambre même de lamachine infernale. Une bousculade de curieux, se précipitant dansles deux sens, assaillit sa rentrée dans la maison du crime.C’était une loque, un homme à moitié mort, qu’on portait. Etbientôt, à travers les lames de la jalousie relevée de guingois, onentr’aperçut des formes qui se mouvaient.

Colomba, revenue, remontée par un cordial,causait tout bas avec Charles et Bertrand. Luc de Certeuil etColas-Dunormand échangeaient quelques propos.Mme Christiani veillait à l’approvisionnement d’unegrande table qu’elle avait fait dresser dans le bout de l’atelieret qui constituait un buffet fourni de comestibles simples maissucculents, auxquels chacun se sentait disposé à faire honneur. Caril était midi aux pendules du présent et la matinée avait été aussilongue qu’impressionnante.

Les troupes, pendant ce temps, défilaient,section par section, de la droite vers la gauche, de la Bastillevers la place Vendôme. Les gardes nationaux et les fantassins de laligne, les voltigeurs et les sapeurs rangeaient la contre-alléeopposée, en dépit de quoi, au niveau du champ de massacre, lagauche de leurs rangs se repliait pour éviter de marcher dansl’horreur du sang. Tous, en passant avec la lenteur alorsréglementaire, regardaient de-ci de-là et rompaient l’alignement,intrigués, effarés, tendant à ralentir encore pour mieux voir.

Les derniers disparurent. Les façadess’étaient dépeuplées, cessant d’être des tribunes.

Dans le cabinet de César, les mouchestourbillonnaient au-dessus du corps. Et les aiguilles de la pendulecontinuaient à marquer les heures de la journée.

Charles espérait une entrée inattendue dans lapièce mortuaire, mais la porte de l’antichambre ne se rouvrit quesur le tard, lorsque se produisit, au moment prévu, le retourd’Henriette Delille.

Elle entra en coup de vent, la figure crispéed’émotion, pour avoir vu sur le boulevard le funèbre spectacle quis’y étalait, peut-être même des civières sortant du Jardin turc, oùl’on avait installé une sorte d’ambulance.

Tout de suite, ses yeux se portèrent sur lecadavre, s’horrifièrent, et, chancelante, une main au front,l’autre griffant sa bouche qui semblait laisser échapper un cri –un long cri d’abomination-, elle s’approcha un peu du corps et, àdistance, se pencha, craintive et révulsée.

Mais n’en pouvant supporter davantage, elle sedétourna et sortit en tumulte pour appeler au secours, ainsiqu’elle devait bien le dire dans sa déposition auprès ducommissaire de police Dyonnet.

– Elle va crier à l’aide dans l’escalier,rappela Charles. Et c’est alors que le sieur Tripe l’entendra.

Moins d’une minute après, en effet, HenrietteDelille reparaissait, s’arrêtant, appuyée au chambranle de la porteet faisant signe à quelqu’un d’entrer, tragiquement.

Le sieur Tripe – puisque c’était lui – avançalentement.

– Mon Dieu ! s’écria Colomba.

À quoi Bertrand fit l’écho d’une manière plussourde, mais aussi plus blasphématoire.

– Ça c’est drôle, dit Charles.

Ce qui était drôle, c’était que le dénomméTripe ne fût en aucune façon un inconnu, quelque passant banal, quel’on s’était imaginé, instinctivement, ventru et gonflant lesbonnes joues roses d’un quelconque charcutier.

Point du tout.

Mons Tripe, mince jeune homme sanglé dans sonhabit noirâtre, la canne sous le bras et le nez au vent, n’étaitautre que l’amoureux d’Henriette et – à coup sûr – le grand-père deBertrand Valois : – l’homme à la canne !

– Voilà bien les femmes ! ditBertrand. La coquine avait certifié à César qu’elle passerait lajournée avec ses deux amies, et…

– Et, reprit Charles, voilà pourquoi ellen’est pas revenue plus tôt. Henriette devait être, avec son galant,dans une guinguette fleurie de Meudon ou d’ailleurs, et non auCarré Marigny des Champs Élysées. Ainsi n’a-t-elle apprisl’attentat qu’en rentrant à Paris. Tripe – puisque tel est son nom– l’a reconduite jusqu’à la porte du numéro 53, que dis-je !jusqu’au palier du premier étage ! Et si elle est ressortie siprécipitamment, c’est qu’elle savait bien qu’il n’était pas loin etqu’elle le rattraperait aisément.

– C’est clair comme de l’eau de roche,dit Bertrand. Seulement, elle n’a pas cru devoir confier tout celaau commissaire. Elle a préféré lui laisser croire qu’elle neconnaissait pas ce monsieur… hum ! ce monsieur…

– Tripe, acheva Charlesmalicieusement.

Bertrand, désappointé, vexé, regardait Colombad’un œil calamiteux. Charles reprit :

– Le baron Tripe, peut-être !

– Ah ! n’insiste pas ! Je t’enprie ! gémit Bertrand.

– Que tu es méchant ! ditColomba.

– Bah ! décida son fiancé en prenantson parti. Que mon aïeul se nomme Tripe ou autrement, c’était quandmême un brave cœur. Voyez-le.

Le nouveau venu, ayant déposé sur le guéridonde marbre blanc sa canne et son chapeau, s’était agenouillé auprèsdu mort. Un rapide examen lui suffit pour s’assurer del’irréparable malheur. Il se releva, pâle, laissant retomber sesmaigres mains sur ses maigres jambes et, enveloppant la jeune filled’un triste regard tout fondant de tendresse et de fidélité, unvrai regard de bon chien.

Henriette se jeta contre lui en sanglotant. Iltouchait de ses lèvres le front de la jeune fille. Et ilsdemeurèrent ainsi de longues minutes douces et profondes.

 

Henriette et Tripe, l’homme à la canne,revinrent peu après, en compagnie de M. Dyonnet, lecommissaire, M. Joly, chef de la police municipale, et unsergent de ville.

Tripe jouait convenablement son rôled’inconnu, de passant, de témoin désintéressé.

Les magistrats se livrèrent aux constatationshabituelles en 1835, usant de méthodes primitives et expéditives.On sait quel en fut le résultat.

Avant la nuit, beaucoup de messieurs pénétrésde leur valeur, beaucoup d’auxiliaires également avaient passé dansle cabinet de feu César Christiani, dont la dépouille mortelle futenlevée aux fins d’autopsie.

– C’est effrayant ce qu’ils seressemblent ! Ils ont tous l’air d’être parents ! ditBertrand Valois.

– Tu exagères, repartit Charles. Mais jereconnais pourtant qu’à nos yeux tous ces gens vêtus d’une manièresurannée, portant presque tous les mêmes favoris, accusant uneexpression correspondant aux goûts, aux sentiments de leur siècle,à la mode psychologique de leur temps, me semblentbeaucoup moins dissemblables que mes contemporains. C’est fortbizarre et, dans le cas qui nous occupe, c’est bien regrettable.Ah ! pourquoi la photographie n’a-t-elle pas été inventéequelques années plus tôt ! Si nous possédions desphotographies – une seule ! – de Fabius Ortofieri, je suisbien certain qu’en la comparant aux images du film qu’on vadévelopper, nous saurions tout de suite à quoi nous en tenir surl’identité de l’assassin ! Nous saurions s’il est Fabius, ounon. Mais, avec ces portraits à la main, arriverons-nous à unrésultat décisif ?…

Les portraits étaient alignés devantlui : la peinture à l’huile, le pastel, les deuxminiatures.

La nuit était venue dans l’atelier de la ruede Tournon.

Puis le soir s’assombrit dans le cabinet duboulevard du Temple, désormais privé de l’homme sympathique et sioriginal qui avait vécu là ses dernières années. Henriette y reçut,avec tout l’effacement et la déférence que lui imposait sacondition, les parents de César ;Mme Leboulard pleura beaucoup. Le jeune NapoléonChristiani regarda longuement, d’un air sombre, la grande tache desang qui noircissait maintenant le tapis de la Savonnerie.

Aux suprêmes clartés de ce jour sinistrementfameux, l’animation persistait au pied de la maison Fieschi. Dessoldats en gardaient les abords. Le Café des mille colonnes étaittransformé en corps de garde. Et là-haut, derrière la célèbrejalousie relevée de travers, une vive lumière, qui ne devaits’éteindre qu’à l’aurore, éclairait la scène des interrogatoires.On avait procédé à beaucoup d’arrestations et il était facile dedistinguer, à la lorgnette, la face blême des pauvres diablesterrorisés qui défendaient leur innocence.

Le lendemain matin, une nouvelle descente dejustice eut lieu sur le théâtre de l’assassinat de CésarChristiani, en présence de la famille Leboulard, de Napoléon etd’Henriette, vêtus de deuil. La pupille de l’ancien corsaire futinterrogée minutieusement, mais avec bienveillance. Le guéridon demarbre servait de table au magistrat instructeur et à son greffier.Le bureau à cylindre, vidé de tous ses papiers, reçut les scellés.Des policiers examinèrent la chambre du haut en bas. Ils allaientrouler le tapis sanglant pour l’emporter comme pièce à conviction,lorsqu’un homme se présenta, jeune encore, d’allure artiste,portant sous son bras un léger attirail de peintre. On reconnutsans peine Eugène Lami et l’on comprit qu’il demandaitl’autorisation de lever un croquis du cabinet tel qu’il setrouvait. Il l’obtint de bonne grâce et, pendant que les acteurs decette scène judiciaire continuaient leur besogne en explorant lesalon des singes, Eugène Lami s’installa dans le coin, entre lesdeux portes, plaça devant lui un mince chevalet pliant, et ses yeuxbleus prirent possession de l’« intérieur » dont ilallait fixer l’aspect pour la postérité.

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