Le Maître de la lumière

Chapitre 13L’HOMME À LA CANNE

– Ce hasard est amusant ! ditBertrand pour Luc de Certeuil.

Ce dernier n’avait pas été sans remarquer lacrise qui venait d’affecter assez violemment l’auteur dramatique,sa fiancée et son futur beau-frère. Mais, complètement ignorant desorigines de Bertrand Valois ainsi que de l’histoire de la canne etde la bague, il mit leur émotion sur le compte d’une surprisedésagréable, uniquement causée par la ressemblance de Bertrand avecl’inconnu. Maintenant ils en riaient et Luc pensait qu’ils avaientraison. « N’est-il pas naturel que, dans le cours des âges,beaucoup d’êtres se soient ressemblé ? Ressemblé plus encoreque Bertrand ne ressemblait à l’homme de 1835 ? Et nesommes-nous pas tous convaincus d’avoir eu plusieurs sosies, depuisles commencements de l’humanité ? »

Ainsi songeait Luc de Certeuil.

Il n’aurait pas raisonné de la sorte s’ilavait su que la canne – cette canne qu’il venait de voir sous lebras de l’homme énigmatique – donnait une signification certaine etdramatique à la ressemblance de Bertrand avec cet homme.

Au reste, Luc de Certeuil avait des soucisplus personnels et s’il s’égaya en compagnie des trois autres, iln’en ressentait pas le besoin plus qu’eux-mêmes. Comme eux, maispour un autre motif qui ne leur était pas inconnu, Luc feignait uneaimable indifférence.

Comment n’eût-il pas été légèrementinquiet ? L’apparition de l’homme à la canne jetait dansl’aventure du meurtre de César un élément inopiné, et l’onn’apercevait jusqu’ici aucun rapport entre cet élément et FabiusOrtofieri. Cela paraissait profiter à la cause de son innocence.C’était peut-être bien l’homme à la canne qui avait tué César. Etvoilà qui ne faisait nullement l’affaire de Luc de Certeuil. Pourlui, pour sa réussite, il fallait que l’aïeul de Rita eût assassinél’aïeul de Charles. Voir, si peu que ce fût, diminuer ses chances,c’était une déconvenue qui le laissait rêveur derrière sonsourire.

La porte du cabinet s’était referméedoucement. L’étranger avait disparu. De nouveau, c’était le logisde César, le vide et un silence relatif qu’on se figurait sanspeine, où le roulement des voitures sur le pavé faisait une bassecontinuelle, percée par les petits cris des oiseaux de lavolière.

Fieschi et Nina Lassave avaient quitté leurfenêtre, sur laquelle la jalousie bientôt historique était baisséecontre le soleil.

Charles Christiani fit stopper l’entraînementélectrique de la caméra. Elle cessa de ronfler. Le silences’établit aussi sur le présent, certainement plus complet que surle passé.

Une demi-heure s’écoula, longue pour tous.Chacun ruminait des pensées pénibles. La présence de Luc n’étaitpas plus agréable maintenant qu’au début ; à Charles, ellecontinuait d’être parfaitement odieuse. Luc, pour sa part, songeaità ce qu’on sait ; Bertrand et Colomba songeaient à ce qu’ondevine.

Les idées de Mme Christiani,en effet, leur étaient familières. Jamais, de son vivant, lepetit-fils du meurtrier de César n’entrerait dans la familleChristiani. Et voilà que, par un caprice inouï du destin, BertrandValois était menacé d’être le descendant de cet assassin ! Caron ne pouvait hésiter un seul instant : il descendait del’homme à la canne ; la luminite lui avait retrouvécet ancêtre. Comment se nommait l’ancêtre en question, cela, onaurait peut-être beaucoup de peine à le savoir ; il étaitpossible que la luminite restât muette là-dessus. Mais cequi était sûr, c’est que, bientôt, la damnée substance révéleraitsi l’homme à la canne avait tué César. Elle le révélerait enprésence de Mme Christiani qui ne pourrait manquer,avec son regard perçant et son astuce pénétrante, d’identifierl’ascendant de son gendre éventuel. Si une telle catastrophe seproduisait, le mariage de Bertrand deviendrait impossible.

Aussi, dès que Luc de Certeuil se fut retiré,las de ne plus rien voir et finalement gêné de la gêne même queprovoquait son séjour, les fiancés, sentant qu’ils ne le seraientpeut-être plus un mois après, s’effondrèrent.

– Pour une tuile ! fit Bertrand.Toute une toiture !

– C’est affreux ! affreux !répétait Colomba.

– Ah ! les ancêtres ! ditCharles. Tu vois ce que je te disais, mon petit Bertrand.

Colomba pleurait.

– Allons ! reprit son frère. Ne tedésole pas encore. Tout n’est pas perdu, loin de là ! Rienn’est prouvé. Le manège mystérieux de ce personnage…

– Mon arrière-grand-père ! rectifiaBertrand avec un sourire ironique et un frémissement de ce nez nonpareil qui l’avait trahi autant que la canne à pommeaud’argent.

– Soit, dit Charles. Je disais : sonmanège mystérieux ne nous apporte rien de décisif.

Et comme sa sœur, énervée, redoublait desanglots :

– Colomba, lui dit-il doucement,calme-toi. Va, n’en doute pas, l’assassin, c’est Fabius !

– Mais je ne veux pas non plus que cesoit Fabius ! s’écria Colomba en pleurant de plus belle commeune petite fille. Je veux que tu épouses celle que tu aimes, que tusois heureux, toi aussi ! Ah ! Charles, Charles, comme jete comprends, à présent ! Mille fois mieux qu’avant ! Etpourtant, tu sais, tu sais, avant, je te comprenais déjà…

Elle hoquetait, la pauvre. Charles l’embrassatendrement.

– Il n’est pas indispensable que l’un desdeux mariages soit manqué, observa Bertrand. L’assassin, sommetoute, n’est peut-être ni Fabius ni mon grand-père anonyme.

– Hélas ! fit Colomba. (Desmouvements insurmontables lui secouaient la tête et les épaules.Ses bras frissonnaient.) Cet homme a une clé del’appartement ; il peut entrer chez César quand il luiplaît.

– Ne vous agitez pas avec dessuppositions, supplia Bertrand. Confiance ! patience ! ettranquillité ! Pourquoi les meilleures surprises ne nousseraient-elles pas réservées ? Tenez, ma chère Colomba,imaginez celle-ci : personne n’ayant tué César !

– Vous voulez me divertir pour m’empêcherde pleurer. « Personne », vous riez !

– Il arrive parfois des accidents sibizarres !

Et Bertrand examinait la plaque deluminite, faisait, des yeux, l’inventaire de tout ce querenfermait le cabinet aujourd’hui disparu : les meubles àprésent répartis en plusieurs lieux, les objets maintenant anéantisou dispersés. Là, c’était toujours le calme des chambres désertes,le mouvement extérieur des passants, les ombres voletantes dusalon, où l’on discerna soudain les ombres sautantes des singesqui, probablement, se querellaient.

– A-t-on jamais présumé le suicide ?demanda Bertrand, qui fit volte-face sans avoir attenté àl’existence de la plaque.

– L’hypothèse a été envisagée parl’avocat de Fabius. Mais elle ne s’appuyait sur aucune base, moraleou matérielle. César n’avait pas de raison de se supprimer…

– Sait-on jamais !

– Enfin, l’arme, le pistolet, qu’est-cequ’il en aurait fait, puisqu’il est mort foudroyé ?

– La fenêtre ouverte, les arbres… Unebranche retenant l’objet lancé par la fenêtre…

Mort foudroyé, te dis-je, face à la ported’entrée…

Face à la porte de l’antichambre ou à laporte du salon. Vois : elles sont l’une à côté del’autre, dans l’angle.

Colomba, s’essuyant les yeux, soupira.

– Mieux ? lui demanda Charles.

– Oui, murmura-t-elle avec un jolisourire.

– C’est tout ce que je voulais !reconnut Bertrand.

– Comme vous êtes bon et que je vousaime, Bertrand ! dit-elle.

Sans quitter la main de Charles, elle allaits’accoter gentiment contre la poitrine de son fiancé, lorsquecelui-ci la prévint :

– Alerte ! Voici César et sa pupillequi rentrent.

Cette annonce les ramena devant la plaque, enobservation, prenant bien garde de ne pas s’interposer entre elleet les engins « photographiques », à savoir non seulementla caméra, mais encore l’autre plaque de luminite qu’onpouvait comparer à une caméra naturelle et permanente.

Henriette Delille ne fit qu’une brève stationdans le cabinet de son tuteur. Elle portait de petits paquets,donnant à penser qu’elle venait de faire des emplettes en compagniede César. Celui-ci, l’air distrait, lui confia son chapeau depaille haut de forme, une ombrelle verte qu’il tenait à la main, etla jeune fille, après avoir rangé l’ombrelle dans un coin etaccroché le chapeau à une patère fixée sur la porte, sortit par lesalon, allant ainsi vers ses besognes de ménagère.

Dès qu’elle eut disparu, la physionomie deCésar, sans quitter son expression maussade et sombre, s’animad’une surexcitation qu’il avait certainement contenue en présenced’Henriette. On le vit s’immobiliser dans l’angle de la pièce, prèsdes deux portes, et là écouter visiblement si sa pupille s’étaitbel et bien retirée à l’écart. Puis il ferma les deux portes à cléet, cela fait, se dirigea promptement vers la plaque deluminite qui, nous le rappelons, était alors suspendueau-dessus du bureau à cylindre.

La plaque, à n’en pouvoir douter, était le butde sa marche. Il la regardait pendant qu’il s’en approchait trèsvite.

Colomba, gouvernée par ses nerfs, eut unmouvement de recul. César, naturellement, semblait les regarder,eux, et non la plaque. C’était vers eux qu’il avait l’air des’avancer d’un pas si résolu, le visage durci et l’œil allumé.L’illusion était impressionnante. On aurait dit, en vérité, que levieil homme allait sortir du cadre et se trouver soudain au milieude ses arrière-petits-enfants. On oubliait qu’il n’était qu’uneimage véhiculée par la lumière éternelle – l’image d’un corpsanéanti depuis longtemps-, une image rigoureusement analogue àcelle des étoiles qui n’existent plus depuis des siècles et quepourtant la lumière nous apporte, parce qu’il lui a fallu plus desiècles encore pour arriver jusqu’à notre planète.

César décrocha la plaque, saisit un stylet.Les effets d’optique que nous avons décrits précédemment sereproduisirent. Les doigts du travailleur, leur ombre, se mouvaientau bord de la luminite qu’il allait feuilleter.

Dix minutes plus tard, la plaque avait regagnécontre la muraille son poste d’observation secrète. Et César, sansune hésitation, marchait vers la cheminée en contournant la tableronde. Il avait – on l’a compris – assisté pour son compte,rétrospectivement, à toute la scène de l’homme à la canne et savaitce que le personnage avait fait chez lui pendant qu’il n’y étaitpas.

Il souleva, à son tour, le buste de Napoléon,prit un papier plié qu’il trouva dessous, chaussa vivement sesbesicles de corne et gagna la fenêtre pour y voir plus clair.

Là, les mains tremblantes, le visage en émoi,fronçant ses gros sourcils broussailleux, il lut le billet.

Depuis quelques instants, Charles avait remisen marche l’appareil cinématographique. Il fit alors usage de salorgnette pour tenter de lire le texte du billet. Mais il échoua,César étant placé de face et nulle écriture ne couvrant le verso dela feuille de papier.

À mesure qu’il lisait, une rage terribles’emparait du vieillard. Il froissa coléreusement la missive, enfit une boulette qu’il fourra dans sa poche et se mit à marcherautour de la table comme une bête fauve dans sa cage. Cheminfaisant, passant près des portes, il en détourna les clés, rouvritsur le salon ce battant qui n’était jamais clos et reprit sa rondefurieuse.

– Qu’est-ce que tout cela signifie ?dit Bertrand.

Charles raisonna.

– L’homme à la canne agit pour lui-mêmeou pour un autre. Est-il le messager de quelqu’un ? Et dans cecas, comment hésiter à croire qu’il sert FabiusOrtofieri ?

Bertrand tira sa montre et se leva de sachaise.

– Je t’en prie, lui dit Charles, ne t’enva pas maintenant. Reste encore.

– Oui, restez ! renchérit Colombad’une voix inquiète. Il se rassit sans mot dire. On l’attendait,aux Variétés, pour une répétition. Mais Colomba ! Quen’aurait-il manqué, pour l’amour de Colomba ! Surtout àprésent !

Or, il fit bien de rester. Comme Charlesl’avait pressenti, ce qui suivit valait la peine d’être vu.

César tourne toujours, en forcené. Il s’arrêtetout à coup et réfléchit. Il a une idée et complote quelque chose.D’un signe de tête, il s’approuve lui-même. Sa décision est prise.C’est une chance qu’il soit méridional, car, même dans la solitude,il ne ménage pas les gestes, et sa mimique est expressive. Si peude pensée qu’elle traduise, c’est encore beaucoup plus qu’un hommedu Nord n’en laisserait paraître dans les mêmes circonstances.

Il prend son ombrelle et son chapeau, lesdissimule dans le bureau, dont il abaisse, pour cela, le cylindrede bois de rose qui forme abattant.

Puis il ouvre violemment la porte del’antichambre, sort en frappant du pied le parquet, claque laporte, mais, presque aussitôt, reparaît sur la pointe des pieds etreferme la porte avec précaution, sans bruit.

Évidemment, il vient de simuler un départ, etl’on parierait qu’il a claqué également, dans l’antichambre, laporte d’entrée.

Vite, il court à l’un des rideaux de lafenêtre et se cache derrière l’étoffe à bouquets de fleurs verteset bleues. Le voilà invisible.

Il n’attendra pas longtemps.

Une ombre passe sur le mur du salon, unecouleur dans le miroir. Et la jolie Henriette paraît sur le seuil,un peu penchée, une main au chambranle de la porte, le regardanxieux et interrogateur.

Que regarde-t-il d’abord, ce regard ?

La patère. Le chapeau de paille n’est pluslà.

Le coin où se trouvait l’ombrelle. Il estvide.

Henriette, légère et vive, l’oreille au guet,s’élance vers le buste de Napoléon, le soulève… le soulèvedavantage, cherche quelque chose qu’elle ne trouve pas, s’énerve,se dépite, déplace vainement des objets aux alentours du buste…

Ah ! on jurerait qu’elle a crié desaisissement !

César est là, devant elle, sorti de sonrideau. Il se dresse, tout pâle, redoutable, autoritaire. Et iltient dans une main le billet défroissé que son autre main frapperageusement. Il parle. Que dit-il ?

Ce qu’il dit, les faits l’ont annoncé et sapantomime ne dément pas leur prédiction. « Ah ! ah !la belle ! Tu venais prendre sous ce buste un billet qu’on estvenu, pendant notre absence, y déposer pour toi ! Ehbien ! c’est moi qui l’ai découvert, ton billet. Le voilà,tiens, ton billet ! C’est du joli !… Ainsi, mademoisellese permet d’entretenir des relations avec un sire qui pénètre chezmoi à mon insu, qui viole mon domicile ! Tu tolèrescela : qu’un homme se glisse sous mon toit, grâce à taconnivence, pour y cacher un message, à un endroit convenu entrevous ! »

Il eût été téméraire de faire dire plus quecela aux gestes et à la physionomie de César. Connaissait-ill’homme à la canne ? Avait-il déjà interdit à Henriette de levoir et de correspondre avec lui ? Parlait-il de laclé et faisait-il à sa pupille un grief de l’avoirprocurée à un indésirable galant ? Aussi bien, considérait-ilcomme un « galant » l’auteur du billet ?Énumérait-il, dans ce cas, toutes les considérations qui leportaient à l’écarter ? Touchant ces diverses questions, on nepouvait se livrer qu’à des hypothèses.

Mais la fureur de César ne faiblissait pas. Iltonnait. Il fulminait…

– Il souffre, dit Bertrand.

– Je le crois, confirma Charles.

Le vieux corsaire, redressant sa staturetrapue, solidement campé sur ses courtes jambes, retrouvait lavigueur et la flamme de sa jeunesse.

Et l’infortunée Henriette, ployée, prostrée,s’accoudant à la cheminée dans une attitude désespérée, recevaitl’orage sans essayer de se justifier. De temps à autre, ellerelevait craintivement la tête, tendait la main poursupplier ; mais l’aspect du furieux lui ôtait tout courage, etelle retombait sans force.

– Pauvre petite ! compatit la bonneColomba. Oh ! mon Dieu, que va-t-il lui faire ? Jevoudrais bien que ce soit fini !

César, au comble de la colère, avait saisi sapupille aux poignets et la secouait cruellement, en lui soufflant àla figure on ne savait quelles injures. Elle se laissa glisser àgenoux, inerte, n’opposant aucune résistance aux rudes secoussesqui brutalisaient son jeune corps si souple et si gracieux.

Enfin, l’irascible géronte la repoussa d’unedernière violence.

Et tandis qu’elle demeurait à ses pieds,affaissée, mais sans larmes et ne donnant aucun signe de repentir,il lui parla comme un maître qui enjoint d’exécuter ses ordres.

Elle se releva péniblement, comme si la divinelégèreté de ses dix-huit ans se fût alourdie tout à coup. Elle setint debout, pensive, endeuillée, en face de son tuteur qui laregardait maintenant d’un air sombre, en silence. Le visaged’Henriette était en pleine lumière. Ses yeux sans vie fixaient lenéant. Elle plissait machinalement, de ses doigts fins, l’étoffe deson petit tablier.

César, calmé en apparence, les traitscontractés mais ne présentant plus rien de véhément, reprit laparole sur un autre ton, que trahissaient ses haussements d’épaulespleins de réprobation pondérée. Soulagé, ayant donné libre cours àl’excès de sa colère, il se livrait à une remontrance teintée desentiment. Il parlait sagesse et morale, sans doute ; ilfaisait appel au raisonnement et à la sensibilité de la jeunefille. Enfin, bien droit devant elle, lui prenant les brasau-dessous de l’épaule, parmi l’ampleur de ses manches bouffantes,il regarda très paternellement les beaux yeux absents qui serivaient ailleurs. Et, la face grave, un reflet d’angoisse ypassant et repassant, il articula lentement une phrase qui devaitêtre une interrogation. Henriette ne broncha pas. On ne voyait enelle que tristesse et douceur, résolution et persévérance. Ellerépondit simplement en agitant la tête à plusieurs reprises, dedroite à gauche, avec lenteur. Son parti était irrévocable.

Alors César, comme découragé, l’abandonna,recula de deux pas et, très froid, sans courroux, avec une fermetétempérée de regret, dit quelques mots. Son attitudesignifiait : « Puisqu’il en est ainsi… »

La jeune fille l’écouta, raidie dans sacourageuse tristesse. Avec un pâle sourire navré, elle fit« oui » de telle sorte qu’elle semblait plutôt se courbersous le mauvais sort que répondre silencieusement à un ordre. Etelle ne se retira que sur un mot de César, accompagné d’un gestedésabusé qui la libérait.

Resté seul, César alla vers la fenêtre, appuyason front contre l’un des carreaux et ne bougea plus. Il demeura delongues minutes immobile, les mains derrière le dos, à songer.Brusquement, il fit demi-tour et releva la tête, se secoua, se pritles tempes, battit des paupières, comme suffoqué de la situation oùil se trouvait à l’improviste. « Voyons ! semblait-ilpenser, c’est impossible ! Moi ! C’est moi qui en suislà ! Reprenons-nous, mille sabords ! »

Et, soudain, il se laissa tomber dans unfauteuil, cachant son visage de ses mains tremblantes.

Le soir venait dans la vision.

Pour satisfaire aux exigences domestiques deMme Christiani, Charles ne jugea pas à propos defaire retarder le dîner, auquel prit part Bertrand Valois.

Quand ils revinrent dans l’atelier, où lesdernières lueurs de la journée d’octobre s’étaient éteintes depuislongtemps, la plaque de luminite jetait encore un faiblejour.

La belle soirée du 30 juin 1835, l’une desplus longues de l’année, emplissait de sa clarté mourante letableau du cabinet de César Christiani. Quelques fenêtres, en face,s’éclairaient de feux jaunes et médiocres. Une lanterne suspendaitson misérable lumignon au-dessus du boulevard. Les toits et lescheminées recevaient l’ultime rougeur du crépuscule.

Dans l’ombre, ployé sur lui-même, le vieuxCésar était toujours là.

 

– Quoi de neuf ? demanda BertrandValois, qui ne cherchait pas à dissimuler son inquiétude etl’intérêt très vif qu’il prenait désormais aux révélations de laluminite.

C’était le lendemain de la colère et dudésespoir de César. Charles se trouvait dans l’atelier, aucommencement de l’après-midi.

– Il y a, dit celui-ci, que tongrand-père, sous la forme de ce jeune homme qui a ton nez et tacanne, a « pris quelque chose » ce matin, si j’osem’exprimer ainsi.

– Il est donc revenu ?

– Oui. Et selon moi, il a été convié parCésar. J’ai idée qu’hier, à la fin de cette scène si pathétique,Henriette a reçu l’ordre d’inviter son amoureux à venir s’expliqueravec César, une bonne fois. Et il a déféré immédiatement à cetteinvitation impérative.

– Comment cela s’est-il passé ?

– Tu le verras sur l’écrancinématographique, quand la bande sera développée et tirée. J’ai« tourné » l’entrevue, qui fut tempétueuse. Ou bienveux-tu que nous feuilletions tout de suite la seconde plaque deluminite qui l’a enregistrée ?

– Bah ! Raconte d’abord. Necompliquons rien. Mais, dis-moi, as-tu l’impression que cetteentrevue augmente les charges d’accusation contre monaïeul ?

– Cet aïeul supposé n’est peut-être queton grand-oncle. L’homme à la canne a peut-être une sœur qui luiressemble, et si c’est d’elle que tu descends… touts’arrange !

– Je me le suis déjà dit. Tant qu’unsupplément de preuves ne viendra pas confirmer mes appréhensions,un faible espoir me restera. Je me suis dit aussi que ta mèrepourrait ne pas s’apercevoir de cette maudite ressemblance.

– C’est douteux, fit Charles d’un tonambigu.

– Cependant, objecta Bertrand, supposonsque César ait été tué par l’homme à la canne,Mme Christiani assistant fatalement à larétrovision du meurtre, si l’assassin, ce jour-là, n’a pas sacanne.

– Eh bien ?

– Eh bien ! ta mère ignorera l’unedes principales raisons pour lesquelles nous estimons que cet hommeest mon aïeul ! Car – soyons sincères tous les deux, ne nousberçons pas de vaines espérances – c’est cela que nous croyons, etrien d’autre : il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur centpour que je sois le petit-fils et non le petit-neveu de l’homme àla canne !

Charles se rembrunit :

– Bon, dit-il. Supposons donc que ma mèrereste incertaine. Supposons même qu’elle ne se doute de rien dutout, ce qui serait invraisemblable. Et après ?

– Après, parbleu, nous sommessauvés ! Non seulement tu épouseras Mlle RitaOrtofieri, puisque son grand-père sera innocent, mais rien nes’opposera à ce que Colomba soit ma femme, puisque ta mèreignorera, dans notre hypothèse, que mon grand-père estcoupable !

Le mutisme de Charles et son regarddéconcertant causèrent quelque déroute dans l’esprit de Bertrand etlui rappelèrent sur-le-champ que Mme Christianin’était pas le seul membre de la famille qui plaçât au-dessus detoute autre considération le respect fanatique des traditions et lesouvenir farouche des offenses.

– C’est vrai, dit-il. Toiaussi !

Il y eut, après cela, un silence extrêmementlourd.

Puis Bertrand tendit la main :

– Je te demande pardon.

Il n’essayait pas d’argumenter ou de supplierpour agir sur l’esprit de Charles et modifier ses sentimentstraditionnels. Il savait bien que de tels sentiments sontinébranlables et que, s’ils paraissent extrêmes à ceux qui ne lespartagent pas, ceux qui les éprouvent de père en fils, depuisplusieurs générations, les tiennent au contraire pour lesfondements mêmes du devoir et les bases de la morale.

– Laissons là les hypothèses, ditCharles. Les si ne nous mèneraient à rien. Tenons-nous-enaux présomptions, elles sont un peu moins vaines. Tu me demandaistout à l’heure si l’entrevue de César et de l’homme à la cannerenforce les charges d’accusation contre celui-ci. Je te répondsnettement : oui.

– Ah ! fit Bertrand avec une brèvecontraction de tout son visage.

– La pendule du cabinet marquait neufheures, dit Charles. Neuf heures du matin, le 1erjuillet 1835. Nous sommes maintenant à vingt-huit jours du meurtre.Or, c’est en ce jour, très rapproché du forfait, que César et notreinconnu se sont trouvés face à face, au cours d’un entretien d’unerare violence. Et quand je dis « entretien », c’est unefaçon de parler. César n’a pas laissé son visiteur répliquerabondamment à ses apostrophes.

« Il était assis de biais, écrivant surla table tirette de son bureau à cylindre, exactement, du reste,comme tu le vois en ce moment-ci.

Bertrand regardait comme toujours cette plaquequ’on ne pouvait quitter des yeux, dont le spectacle extraordinaires’imposait à l’attention avec une force incroyable.

– La porte de l’antichambre s’estouverte, continua Charles. Henriette Delille fit passer devant ellele jeune homme et se retira aussitôt. Elle faisait peine àvoir : sa pâleur, ses traits tirés, son expression simalheureuse auraient fléchi le cœur le plus endurci. Mais César sedispensa de jeter les yeux sur elle. Peut-être redoutait-il toutsimplement la vue de son chagrin et se sentait-il trop disposé àfaiblir… Il avait pivoté sur son fauteuil et toisait le nouveauvenu, qui se tenait devant lui, à distance respectueuse, sonchapeau à la main, la canne sous le bras. Certes, lui non plusn’était pas trop rose. Ses joues n’avaient plus de sang, son nez sepinçait…

– Autant qu’un nez comme le nôtre peut sepincer ! dit Bertrand Valois avec une grimace narquoise.

– Il souriait cependant, poursuivitCharles, et s’efforçait de faire bonne contenance. César leconsidéra pendant quelques secondes, que l’homme dut trouver pluslongues que les autres. Enfin, ce fut l’attrapade telle que tu peuxl’imaginer, telle que la mimique de César a pu m’en donner une idéed’ensemble : le vieux, toujours assis, vitupérant,invectivant, blême, puis congestionné, empoignant l’accoudoir dufauteuil et le rebord du bureau, se démenant, allant fermer lafenêtre pour amortir ses éclats de voix, et debout, ferme, noir etblanc, le jeune homme pâle, laissant passer l’avalanche,flegmatique d’abord, puis jouant avec sa canne, négligemment,lorsque le vieux, posté devant lui, les mains dans les poches, latête dans les épaules, lui intimait je ne sais quoi, comme à undomestique.

« Il me paraît certain que César luidemanda la clé à l’aide de laquelle il s’était introduit, laveille, dans l’appartement. La suite me l’a fait croire.

« L’inconnu tira cette clé des basques deson habit et la tendit au terrible bonhomme qui s’en saisit avecrudesse et montra la porte.

« Ce geste significatif n’eut pas l’effetqu’il en attendait. On ne bougea point.

« César s’avança, menaçant. L’homme à lacanne, très maître de lui, leva la main pacifiquement et put direenfin quelques paroles ; avec un air très digne et très doux,empreint toutefois d’une grande énergie.

« Sa petite harangue parut faireréfléchir César. Il ne répliqua rien, demeura quelque temps dans laposture d’un homme qui étudie un problème, examine uneproposition…

« Il se décida et, ouvrant la porte,appela.

« Henriette vint à son appel.

« À ce moment, il ne fut pas difficile decomprendre quel amour unissait la jeune fille à son sympathiquecomplice. Leurs regards me l’apprirent.

« La scène fut dramatique. Je ne pensepas me tromper en disant que César avait fait venir Henriette, à laprière de l’inconnu, pour recevoir ses adieux. Ce que je n’avaispas saisi jusque-là, c’est que le jeune homme ne renonçait enaucune façon à celle qu’il aimait. Autant qu’il me semble, ils’était incliné devant la volonté souveraine d’un tuteur, maisseulement pour la période pendant laquelle cette volonté avait ledroit de s’exercer encore.

« En effet, dès qu’Henriette fut auprèsde lui, il fit une chose que César n’avait certainement pas prévueet qui va te surprendre aussi, Bertrand, désagréablement…

– Moi ?

– Oui, toi. Et ce n’est pas sans avoirréfléchi que je me suis résolu à tout te raconter. Mais si je ne tele disais pas maintenant, demain tu le devinerais en voyant…

– Ah ! s’écria Bertrand, n’hésitepas, ne me cache rien !

– Tu le devinerais en voyant, au doigtd’Henriette, la bague d’émail noir que porte Colomba depuis vosfiançailles !

– Ma bague !

– Oui, ta bague, mon pauvre vieux, lapreuve surabondante de ce que tu craignais tant !

– Mais tout à l’heure, toi-même, tusemblais douter encore…

– Je me suis laissé aller à teleurrer…

– Oh ! mais, maintenant, fitBertrand sans s’attarder à des reproches, maintenant il faut à toutprix que cet homme ne soit pour rien dans l’assassinat ! Cethomme est mon aïeul, on n’en peut plus douter ! Il estimpossible qu’il ait tué César !

– Rien n’est encore prouvé, dit Charles.Mais tout s’annonce mal pour l’homme à la canne.

– Ah ! oui, c’est vrai, les chargess’accumulent contre lui, m’as-tu dit. Comment ?

– Voici. Je te racontais doncqu’Henriette s’est avancée dans le cabinet de César. Aussitôt,l’inconnu lui a pris la main et, sous les yeux du vieillard quetant d’audace paraissait confondre, il s’est mis à lui parlertendrement, solennellement. La bague était dans son gousset, ill’avait prise et passée au doigt de la jeune fille, à la foisheureuse, épouvantée, défaillante enfin !

– Mais César ?

– César, par malheur, ne s’est pascontenu. Je le répète : il ne s’attendait certes pas à cesaccordailles passionnées, célébrées malgré lui, à sa barbe. Ils’est emporté une fois de plus. La scène a été effroyable. Uneespèce de gourdin figurait au milieu d’autres armes sauvages :celui-ci, tiens, tu vois, dans cette panoplie où César l’a replacédepuis. Il s’est emparé de cette trique et l’a brandie sur la têtede l’homme, en proférant des gentillesses que je regrette de ne pasavoir entendues.

« C’est ainsi qu’il l’a mis dehors,chassé, sous la menace de son bâton.

– Je veux croire que l’autre n’a pasmanqué de dignité !

– Non, dit Charles en souriant malgrélui. Il s’en est allé très honorablement, à reculons, la cannetoujours maintenue sous son bras, comme si le vieux César n’avaitété, déjà, qu’une image impondérable. Il adressait à Henriette unregard chargé de toute sa tendresse. Et elle, à demi morte, tenantsur sa bouche sa main baguée de noir, le regardait partir, poussépar ce tuteur de comédie, et lui destinait ce long baiser.

– C’est du pur Beaumarchais ! Enpantomime.

– Hélas ! c’est de la vie !C’est de la douleur pour trois êtres. Ou plutôt,« c’était ». Ils ne souffrent plus aujourd’hui.

– Aujourd’hui, c’est nous. À cause d’eux.Voilà tout un drame que personne n’avait jamais soupçonné.

– Personne. L’Histoire est ainsi faite.Nous n’en connaissons pas la moitié.

– Conclusion, dit Bertrand, moins d’unmois avant sa mort, César s’était fait un ennemi mortel. Et cetennemi, c’était mon ancêtre.

Charles objecta complaisamment :

– Il n’a plus la clé…

– C’est un détail, pour un garçon aussiavisé.

– Aussi avisé ? Qu’entends-tu parlà ?

– J’estime très fort, de sa part, d’avoircaché le billet sous le buste de Napoléon, dans le cabinet même deCésar. Il aurait pu le nicher en mille endroits plus facilementaccessibles à la jeune fille : dans sa chambre, par exemple.Au premier abord, cela paraît plus simple, plus rationnel. Mais là,le vieux corsaire, en furetant, pouvait tout découvrir. Aurait-iljamais eu l’idée de chercher dans son propre cabinet, si laluminite ne l’avait sournoisement renseigné ?

– Et si, par hasard, l’idée ne venait pasde lui, mais d’Henriette ?

– Cela m’est égal, dit Bertrand enfaisant son nez le plus spirituel. Cela m’est égal…

– Parce que ?

– Parce que Henriette est ma grand-mère,parbleu ! Nul doute qu’elle ne soit devenue la femme del’homme à la canne… à la bague !

– Comtesse ou marquise ! assuraCharles en riant.

Bien entendu ! dit Bertrand. L’homme à lacanne est un aristocrate, cela se voit. Je t’avais toujoursdit ! Et un noble n’assassine pas les gens !

– Que Dieu t’entende, mon bonBertrand ! Je le souhaite pour toi, de tout cœur !

Était-ce lui, pourtant, le coupable, l’homme àla canne ?

Était-ce Fabius Ortofieri ?

La luminite ferait-elle mentirl’Histoire ?

Mais était-ce un autre ? Ou, comme onl’avait insinué, n’était-ce personne ?

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