Le Maître de la lumière

Chapitre 7LA « PIERRE-QUI-SE-SOUVIENT »

Le 28 mai 1814, le trois-mâts laFinette, armé en course, portant dix-huit canons, centtrente hommes d’équipage et le capitaine César Christiani, croisaitdans la mer des Indes afin de nuire au commerce anglais par tousles moyens qu’il se pourrait.

C’était un joli navire, aux formes rases etélancées, dont les qualités de marche étaient fameuses autant quel’intrépidité des frères de la Côte qui le montaient.

César, les jours précédents, avait fait deuxprises d’importance et les avait envoyées à Port-Napoléon,ci-devant Port-Louis, capitale de l’île de France, les amarinantsous la conduite de deux de ses lieutenants, avec une partie de sonéquipage.

Or, vers la fin du jour, la vigie signala, duhaut de sa hune, plusieurs voiles au vent. Un convoi de huitbâtiments de la Compagnie des Indes fut reconnu, naviguant sous laprotection de trois vaisseaux de guerre.

L’un d’eux ne tarda point à se détacher.César, sans l’attendre, vira de bord et prit chasse devant lui.

Il ne se souciait pas d’approcher l’anglais,grosse frégate d’au moins cinquante canons et six cents hommes,qui, toutes voiles dehors, courait sus à la Finette.

La chasse, pensait-il, ne se prolongerait pas.La frégate serait soucieuse de rallier son convoi. Cependant, bienaprès le coucher du soleil, la nuit étant claire, on pouvait voir,à deux portées de canon, l’ennemi labourer la mer et,insensiblement, gagner de distance.

César comprit qu’il ne devrait son salut qu’àson adresse. Combattre, c’était courir à sa perte. Ruser semblaitimpossible. Et, dans ces parages lointains, il ne fallait comptersur aucun secours français.

Il mit donc le cap au vent le plus favorable àsa retraite, et, de la sorte, s’enfuit vers le sud, ayant l’anglaisdans son sillage.

Celui-ci, marcheur remarquable, paraissaitbien résolu à pousser la chasse jusqu’à l’abordage. Avait-ilreconnu la Finette ? César le pensait, en constatantson obstination et la décision qu’il avait prise d’abandonner leconvoi. Certes, au coup de semonce de la frégate, laFinette s’était bien gardée de montrer ses couleurs à lacorne d’artimon et, moins encore, de hisser en tête du grand mât leguidon de César Christiani : un Christ d’or sur fondrouge ; mais les lignes et l’allure du corsaire n’étaientignorées d’aucun officier de la marine britannique et l’on pouvaitgager que le commandant de ce maudit bateau se réjouissait déjàd’envoyer César Christiani et son équipage sur les pontonsd’Angleterre.

Augmenter la vitesse de la Finette,distancer l’anglais, le perdre de vue, il n’y avait pas d’autreissue. César, qui connaissait son navire de l’étrave à l’étambot etde la quille à la pomme des mâts, commanda d’arroser les voilesafin de leur donner plus de prise au vent. Les gabiers mirent lesbonnettes et les cacatois, ce qui fit que le bâtiment se trouvacouvert de toute sa toile. Cette manœuvre tout indiquée nesuffisant pas, César fit lancer par-dessus bord quatre descaronades qui surchargeaient les hauts de la Finette. Ilordonna d’arrimer la cargaison, de telle sorte que le navire en fûtsoulagé ; des ballots et des caisses furent jetés à la mer,six pièces de douze descendues à fond de cale.

En dépit de ces efforts, la frégate anglaisene perdait que peu de distance. Ce que voyant, César eut recoursaux grands expédients. Les charpentiers décoincèrent les mâts etenlevèrent les épontilles ; les caliers vidèrent lesréservoirs d’eau des extrémités.

Grâce à ces mesures suprêmes, le corsaire,allégé, assoupli, mais n’offrant plus à la houle qu’une faiblerésistance et courbant sa mâture devenue flexible, bondit sur lesflots. Et, peu à peu, les marins de l’Empereur virent s’éloignerdans l’ombre la silhouette penchée du grand vaisseau où déjà,braquant sa longue-vue, César avait distingué les canonniersoccupés à mettre en place les pièces de chasse.

La poursuite, cependant, n’était pas terminée.L’ennemi, loin d’y renoncer, s’attachait à sa proie, espérantquelque fortune de mer qui la mettrait à sa merci. Et, de fait, enconséquence des extrêmes mesures que l’anglais, lui aussi, avaitsans doute prises, le soleil se leva sur des conjecturesincertaines. À vrai dire, l’espace s’était augmenté de la poupe dela Finette à la proue de la frégate acharnée, maiscelle-ci, courant au plus près, ne semblait nullementdésespérer.

Une ardeur si tenace devait céder à la sciencemarine du capitaine César, stimulée par son amour de laliberté.

Sur le soir, après vingt-quatre heures d’unefuite épuisante, un « hourrah » vigoureux monta de laFinette. À l’horizon, toute petite dans la distance, lafrégate virait de bord. On vit, comme elle tournait, luire sesbouches à feu.

Ce serait mal connaître César que de croirequ’il cessa tout à coup d’entretenir sa vitesse. Il la maintint,et, par surcroît, « fit fausse route » pour tromper leretour possible de l’autre. Ainsi, cinglant plus à l’est, ils’enfonça davantage vers les mers qui sont les déserts du mondeliquide.

Au matin, alors qu’il méditait sur samésaventure et qu’il déplorait la perte de toute cette eau potabledont la nécessité l’avait obligé à se délester, il fit le point etse rembrunit.

Nous devons noter ici que, nulle part, dans sarelation, pourtant secrète, le capitaine César Christiani n’aindiqué le point où il se trouvait à l’aube de ce 30 mai 1814. Etd’ailleurs, il faut préciser que, dans ses Souvenirs, non secrets,l’épisode de la frégate anglaise ne tient que peu de place etn’éveille aucune curiosité.

Ce point, ce croisement d’un méridien et d’unparallèle restés inconnus, cette position déterminée par larencontre idéale d’une ligne de longitude et d’une ligne delatitude, aurait pu cependant servir de base à des recherchesultérieures. Mais, outre que César douta plus tard d’avoir manœuvréson sextant convenablement, nous croyons que, jusqu’à sa mort, ildevait garder l’espoir de demeurer, seul, le maître de lalumière.

Il en était donc à réfléchir sans joie surl’ennui d’être au bout du monde, sous un ardent soleil, avec centet quelques gaillards de toute couleur, grands amateurs de café,rhum et bishop, certes, mais qui, à huit jours de là, réclameraientà grands cris de l’eau à boire. Or, d’eau à boire, il n’y avaitplus beaucoup. Et de vent moins encore.

L’île apparut sur ces entrefaites et si àpropos que César se demanda s’il rêvait ou si l’homme de quartrêvait lui-même en annonçant une terre.

Cette île, pourtant, n’avait rien d’un songeenfanté par le désir, et, bien que les cartes du bord n’en fissentpas mention, elle était là, verdoyante, montagneuse, accompagnéed’une demi-douzaine d’îlots des plus riants.

Le tout n’était pas plus étendu que lecentième de la Corse. Mais la vue en était plaisante comme celled’un havre de grâce ; et César, humant la bonne odeur de solet de feuillage qui venait au-devant de lui, et voyant des goélandset des foulques voler autour de sa mâture, remercia le ciel del’avoir dirigé vers ce petit archipel volcanique.

Volcanique, évidemment. À mesure que laFinette s’approchait, la longue-vue du capitaine faisaitressortir l’aspect calciné des hauteurs montagneuses et la naturede certaines fumées qu’il avait prises d’abord pour des témoignagesd’habitation – singulièrement nombreux, il est vrai. Ce n’étaientlà que des fumerolles, sortant de crevasses rocheuses.

Mais l’île n’en était pas moins habitée. Auloin, des naturels, ne se doutant guère qu’on les épiait parl’instrument d’une lunette d’approche, regardaient venir laFinette.

Ils disparurent comme par enchantementlorsqu’elle prit son mouillage dans une baie hospitalière, et qu’onjeta l’ancre, par neuf brasses, sur un fond de sable lisse.

César fit descendre à terre sur-le-champ unequinzaine de matelots pour la corvée d’eau et de bois. Lui-mêmesauta dans le canot, s’étant muni de son fusil de chasse et d’unegibecière.

La chaleur était forte. Le ciel aveuglantn’avait pas un nuage. La plage où l’on aborda paraissait déserte.La petite troupe, armée, remonta le cours d’un ruisseau qui sejetait dans la mer ; plus près de sa source, l’eau en seraitmeilleure.

Ce ruisseau sortait d’une forêt. On entra doncsous bois. Bientôt un endroit fut trouvé, propice au puisage del’eau comme à l’abattage de quelques arbres. Pendant que ses hommesy procédaient, sous l’autorité d’un bas officier, César s’écarta,entraîné par son instinct de coureur des bois et des mers.

« Il n’y avait rien, dit-il, rien de plusbeau que cette magnifique forêt où les rayons du soleil se jouaientà travers les ramures les plus diverses, parmi des fleurs énormeset charmantes, tandis que mille oiseaux chanteurs s’élançaient detoutes parts, étalant de somptueux plumages. »

Il en tua quelques-uns, prenant garde de nepas s’aventurer si loin qu’il cessât d’entendre les coups de hachedes travailleurs sonnant sur les arbres qu’on abattait. Mais cesbruits et les détonations de son fusil avaient guidé de ce côté unebande d’insulaires. Et César, à l’instant qu’il ajustait sur unebranche un volatile versicolore, se trouva tout à coup saisi,ficelé, bâillonne emporté sur les épaules de petits hommes jaunesqui trottaient merveilleusement vite.

C’étaient des sortes de Javanais, pas du toutbarbares, quoique très primitifs. Sveltes, délicatement musclés,ils portaient autour des reins une écharpe tordue d’un bleu sombre.César connut sans tarder leurs demeures, qui présentaient cetteparticularité d’être à demi souterraines. Elles étaient constituéespar des paillotes légères, assez élégantes, auxquellescorrespondaient des salles de fraîcheur creusées sous le sol.

Ce fut dans l’une de ces caves que César futinvité à descendre. Les indigènes le traitaient avec douceur etmême avec politesse. On lui avait enlevé son bâillon et ses liens.Il s’engagea d’assez bonne grâce dans l’escalier qu’on luidésignait et dont l’entrée s’ouvrait dans la grande salle, fortpropre, d’une vaste maison de paille et de bambous.

Avant de pénétrer dans ce fragile édifice,César avait eu le loisir d’observer que le village était situé dansune clairière, au pied de la montagne principale.

Au bas de l’escalier, on le poussa sansrudesse dans un espace caverneux qu’il eut la surprise de voir trèsbien éclairé.

La porte, ou plutôt la claie ; s’étaitrefermée derrière lui. On le laissait seul. Il fit quelques pasvers le centre de sa prison, doutant confusément que ce fût uneprison véritable, puisque, en plusieurs endroits, des ouverturesdonnaient à même sur l’extérieur.

Immédiatement, toutefois, un fait inexplicablele remplit d’une soudaine perplexité qui, étant donné lescirconstances, se mêlait d’inquiétude et de méfiance.

Ces ouvertures, en effet, semblables à desissues de grotte, n’étaient pas grillées, aucun obstacle neparaissait s’opposer au passage d’un entrant ou d’un sortant ;voilà qui pouvait déjà surprendre un prisonnier. Mais il y avaitplus.

César écarquilla les yeux, craignant un piège.Et il regardait tour à tour les ouvertures ensoleillées, au-delàdesquelles s’étendaient des paysages…

Des paysages bizarres. Ensoleillés, oui. Maispourtant obscurcis d’une manière étrange. Enfin, les arbres et lesplantes, qui s’y enchevêtraient, donnaient à César une idéesurprenante de la végétation de l’île. Dans ces parages, rien nerappelait à première vue la forêt luxuriante où les naturelsl’avaient capturé tout à l’heure. Ce qu’il voyait à présent formaitune mêlée monstrueuse de racines, de tiges vertes et poilues et detentacules végétaux. C’était une forêt de plantes grasses,baroques, géantes, terrifiques, absolument anormales.

– Qu’est-ce que cela signifie ?murmura César.

Il n’eut pas le temps de réfléchir plus avant.Quelque chose venait de se produire, qui lui retira momentanémentl’usage du discernement. Une chose inimaginable, affreuse etsplendide, non pareille et affolante.

Là-bas, le fouillis gigantesque et verdâtres’agita. Les tubercules, les branches velues et les épaissesfeuillées toutes gorgées de sucs furent violemment écartés, rompus,crevés comme un rideau massif.

Et, sorti de là, immobile tout à coup, faisantaller de droite et de gauche sa tête épouvantable, un animal énormese dressait.

Il y avait en lui du dragon, du lézard ;son chef était d’un boa, son cou d’une tortue, sa queue d’unesalamandre, sa posture d’un kangourou ; mais il portait, d’unbout à l’autre de son échine une formidable crête armée de piquantset sa taille ne pouvait se comparer à rien de commun dans le mondedes animaux vivants. Un éléphant des plus hauts n’en eût atteintque la moitié, en levant sa trompe toute droite.

La bête effroyable garda pendant quelquessecondes son attitude vigilante. Puis, lourdement, lentement,s’éloigna, sautillant sur sa queue et ses colossales pattes dederrière, touchant le sol par instants de ses bras trop petits,mais armés de griffes menaçantes. César vit longtemps son dosinterminable, incliné, se hausser et s’abaisser, tandis que lacrête hérissée ondulait et que, tout au bout, la tête stupide etattentive se tournait de-ci de-là.

César n’avait que des notions extrêmementrestreintes d’une science qui, alors, n’était que naissante :la paléontologie. Cependant, il ne pouvait douter que le monstre nefût un survivant des époques qu’il nommait« antédiluviennes » et il fut certain d’avoir abordé dansune île où, par un hasard extraordinaire, des animaux et desplantes, disparus partout ailleurs, continuaient d’exister –prodigieusement.

Il était en sueur. L’effroi, tout à l’heure,l’avait fait frémir. Il avait regretté que les ouvertures de saprison ne fussent pas munies de solides barreaux. Une seconde, ils’était demandé si les indigènes ne l’avaient pas destiné au repasdu lézard titanesque.

Il se ressaisit, s’approcha d’une autreouverture, pour voir si la bête n’avait pas obliqué dans ce sens…Alors, il fit plusieurs constatations qui le précipitèrent dans unecascade d’étonnements.

Le soleil rayonnait d’un côté, mais, parl’autre ouverture, une pluie abondante ruisselait sur unvitrage.

Par une troisième ouverture latérale, desespèces d’oiseaux, qui ressemblaient à de grandes chauves-sourisavec une tête de cheval, passèrent en volant à tire d’aile. MaisCésar ne les vit plus, dans le ciel, en regardant par la baie dumilieu.

Les paysages, ici et là, ne concordaient pas.Ils se trouvaient à des hauteurs différentes. Il yen avait même unqui était tout de travers, comme un tableau mal accroché. Ce qu’ilsmontraient offrait des dissemblances inconcevables : on auraitdit des saisons diverses, des heures diverses, des âges, même,divers.

Ces ouvertures n’étaient pas libres le moinsdu monde, mais (la pluie ruisselante l’avait révélé) garnies d’unevitre légèrement assombrissante, sans aucun bâti pour lasupporter ; une grande glace d’un seul morceau.

Enfin, les yeux du prisonnier s’étantaccoutumés à l’obscurité qui régnait dans cette cave, sur lesparois, entre les vues de lumière, il découvrit que ces ombresn’étaient pas toutes absolument ténébreuses, mais que de vagueslueurs s’y tenaient et bougeaient.

Il y avait là, en effet, trois nouvellesmerveilles du même genre que les autres. C’étaient trois paysagesnocturnes, trois nuits : deux paysages et un ciel nuageux, unciel sans rien d’autre que des nuées et des étoiles pâlottes, commesi César avait levé les yeux au plafond au lieu de diriger sesregards devant lui.

Notre capitaine commençait à comprendrecertaines choses. Il ne s’ébahissait plus de voir, sous terre, desvues de surface, de plein jour, ou bien des vues de nuit à cielouvert, non plus que des perspectives sur un passé infinimentreculé. Il avait dès lors parfaitement saisi, avec sa pénétrationsi vive et si sûre, que tout cela provenait de ces corps vitreuxqui tapissaient les parois de la salle souterraine et qui,lorsqu’on les heurtait avec un objet dur, comme un couteau,rendaient un son mat, un son d’épaisseur, de bloc très dense,minéral, résistant.

Ces blocs, contrairement aux apparences, nes’interposaient en aucune façon entre l’intérieur et l’extérieur, àl’instar des vitres d’une fenêtre. Ils étaient enchâssés dans lesparois de terre, sourdes et aveugles, qui bornaient la cave.

Mais pourquoi les avait-on mis là ?Pourquoi ces murs étaient-ils ainsi pavés de ces grands morceaux,d’un quartz inconnu, qui renfermaient des visions vertigineusementanciennes ? Cette cave où, d’ailleurs, le silence et l’airrenfermé avaient aidé César à faire justice de toute illusion,cette cave était-elle donc une sorte de musée ?

Hypothèse peu probable.

César mit le doigt sur la vérité quand le soirdescendit sur quelques vues, l’une après l’autre, et qu’en mêmetemps le jour se leva successivement sur les trois nocturnes.

Les naturels avaient trouvé tout simplement unéclairage économique et infaillible pour leurs logissouterrains ; et l’on pouvait même supposer que la possessionde sources lumineuses aussi commodes les avait provoqués à se logerainsi, partiellement sous terre, où ils trouvaient un refugetoujours éclairé contre la chaleur de leur île.

Ce fut pendant les jours suivants que Césarconnut les mœurs et coutumes de ses hôtes et comment ils seservaient de la substance merveilleuse à laquelle ils avaient donnéle nom de mong-tiô, c’est-à-dire la pierre-qui-se-souvient.

Ils utilisaient également ces blocs pour voirclair pendant la nuit dans leurs petits logements, pour se fairedes signaux sur les sommets des monts, pour écarter les bêtesféroces. Et ils tissaient des espèces de rideaux épais, afin d’envoiler au besoin leurs singulières lampes qui, non contentes de lesilluminer, leur montraient toutes sortes de scènes incroyables.

Mais voici comment le corsaire apprit toutcela et d’autres singularités qui n’ont pas leur place dans notrerécit. Ce fut très simple.

Les matelots de corvée ne voyant pas revenirleur capitaine se mirent à sa recherche et, suivant à la piste lapetite troupe de ses ravisseurs, ne tardèrent pas à découvrir levillage au pied de la montagne.

Ils en firent le siège, en hommes qui seconnaissaient à ce genre de divertissement ; mais, craignantpour la vie de César, ils commencèrent par une démonstrationtonitruante de coups de fusil tirés en l’air.

Comme ils l’avaient prévu, les indigènesprirent peur à cette fusillade nourrie, soutenue de hurlementsappropriés, dont les frères de la Côte accompagnaient d’habitudeleur ruée d’abordage, quand les grappins avaient saisi le bâtimentennemi et que les tambours battaient sinistrement. Les quelquesdétonations du fusil de César n’avaient pas préparé les naturels àce charivari diabolique, évocateur de la foudre, du tonnerre etd’une éruption volcanique.

Ils se crurent perdus et ne trouvèrent rien demieux que d’aller quérir César dans sa cave féerique.

Le capitaine comprit immédiatement de quoi ilretournait. Il calma sans tarder tout ce vacarme, se fit rendre sonfusil, sa poire à poudre et sa gibecière, qu’on lui avaitconfisqués. Et, libre à bon compte, s’en retourna vers laFinette avec ses sauveurs. Il n’avait pas couru de grandsdangers.

Cependant l’idée de la matière mystérieuse nele quittait pas. Rentré à bord, il y réfléchit profondément. Duséjour qu’il avait fait sous terre, éclairé par la lumière dejournées préhistoriques, un émerveillement lui restait. Et unecuriosité encore insatisfaite. Et, de plus, la certitude qu’il yavait une fortune à gagner au moyen du secret de l’îleinconnue.

C’est pourquoi il avait empêché ses hommesd’entrer dans l’enceinte du village.

C’est pourquoi, dès le lendemain, sur le seuilde cette enceinte, il reparut aux yeux de ses agresseurs.

Seul, sans armes, mais avec une provisiond’objets propres à flatter les instincts d’une population simple etnaïve.

Il fut reçu avec tous les égards dus à saloyauté. Et pendant plusieurs jours il revint au milieu desinsulaires, gagnant peu à peu leur amitié et pénétrant dans leurconfiance.

Ils le laissèrent vaquer comme bon luisemblait, se renseigner sur toutes choses en baragouinant tant bienque mal les éléments de leur idiome.

Les blocs de mont-tiô se trouvaient àl’état naturel dans l’île et les îlots, à la surface du sol, maissurtout dans la terre. Il en existait des carrières et des mines.C’étaient toujours des masses plus ou moins lisses, dont lestranches rugueuses et inégales indiquaient bien la structurefeuilletée. Beaucoup d’analogie avec les ardoises. Mais il étaitassez rare de déterrer un bloc, ou une plaque de mont-tiô,qui ne fût pas « impressionné », qui n’eût pas encore vule jour.

Il y en avait qu’on exhumait sans que leursfaces unies fussent illustrées d’une image mouvante. Mais cela nevoulait pas dire que le jour ne les eût jamais frappés. Parfois, àtravers ces plaques-là, une vieille image cheminait occultement, etl’examen de la tranche le révélait, en laissant voir une ouplusieurs raies lumineuses en marche, les unes vers l’un des bords,les autres vers l’autre bord. C’était la lumière qui, au plus épaisde la substance, avançait lentement, lentement, lentement…

Chaque soir, le capitaine Christiani regagnaitson navire, chargé d’un paquet enveloppé d’étoffes noires. Lesmatelots qui, à son signal, venaient le chercher avec le canot,comptèrent douze soirs et douze paquets. César emportait ainsiquelques plaques vierges, extraites à tâtons dans les ténèbres dufond de la mine, et quelques autres prélevées à la surface de blocstrès épais (trop volumineux pour être emportés) et qui restituaientle spectacle émouvant de l’ère des grands sauriens, des lézardsvolants et, plus tard, des hommes singes, nos premiersancêtres.

Ces dernières plaques, par les panoramasqu’elles exposaient, par les bouleversements dont ellestémoignaient, décelaient un fait auquel César n’attacha pas assezd’importance sur le moment, mais qui, plusieurs années après, luirevint à la mémoire. Ce fait, c’est que, aux époques antiques,l’île et les îlots avaient fait partie d’une vaste terre, peut-êtreun continent, et que peu à peu, ce continent s’était englouti parmorceaux. Une série de cataclysmes n’en laissait, en 1814, que cesfragments épars, visités par le capitaine Christiani :quelques îles, vestiges d’un archipel qui n’avait été lui-mêmequ’un vestige.

Le douzième soir, César fit appareiller pourregagner l’île de France. Un groupe d’indigènes l’avait accompagnéjusque sur la plage. Il les vit, à mesure que la Finettereprenait la mer, lancer dans l’espace, en signe d’adieu, desjavelots qu’ils avaient parés de lambeaux éclatants, afin que, dularge, on les distinguât encore.

Ce soir-là, un nuage noir jaillissait de lamontagne et les fumerolles étaient fortes.

L’équipage de la Finette manifestaitpar des chants sa joie de retour. Parmi ces hommes rudes, il s’enétait trouvé pour murmurer contre une escale qui se prolongeaitsans raison ou, ce qui revenait au même, pour le bon plaisir ducapitaine. Ils avaient grommelé d’autant plus que celui-ci avaitdéfendu à quiconque de descendre à terre. Quelques-uns s’étaientpermis des observations contraires à la discipline. César les avaitfait mettre aux fers ou condamnés à recevoir quelques vigoureuxcoups de garcette. C’étaient toujours les mêmes. On retrouvait làles noms des têtes chaudes que les Souvenirs du capitainecitaient fréquemment à propos de cette campagne dans la mer desIndes.

Nous ne saurions trop insister sur cepoint : que les Souvenirs ne font nulle mention des aventuresqui viennent d’être relatées. Aussi bien, le manuscrit secretlaisse voir avec quelle fièvre César Christiani envisageait leparti qu’il comptait tirer du verre optique pour faire unefortune de Crésus. Il en projetait plusieurs applications pratiqueset ne doutait pas que la substance ne dût atteindre en Europe etdans le Nouveau Monde des prix fabuleusement élevés. Il avaitl’esprit positif, et, d’après lui, la propriété la plus précieusedu verre optique n’était pas d’apporter au siècle deNapoléon les témoignages du siècle des reptiles et des âges deglace ou de pierre. Il y voyait surtout un instrument d’utilitéjournalière, destiné, dans mainte circonstance de la vie, à servirde preuve, à montrer comment tel ou tel événement s’était passé. Nesuffisait-il pas, en effet, d’un morceau de verre optiquepour qu’une scène fût enregistrée aussi durablement que l’épaisseurdu verre le comportait. Et cela fait, il n’y avait qu’à feuilleterla plaque, comme un bloc de feuillets rigides, pour retrouverl’image vivante de la scène en question, cheminant tout doucement àl’intérieur de ce mica prodigieux.

Mais quand nous disons« prodigieux », il faut bien comprendre que nous nousmettons dans la peau de César et que nous employons là sa propreexpression ; car, à nos yeux modernes, accoutumés auxmerveilles de la photographie et de la cinématographie, leverre optique n’est, après tout, dans ses effets, qu’unesorte de cinématographe naturel qui demeure pour nous extrêmementcurieux, mais ne nous frappe pas de la stupeur dont César restaitsidéré.

La Finette tenait la mer depuis deuxans. Il avait été convenu que, cette année-là, son capitainerallierait Saint-Malo et ferait en France un séjour nécessité parla gestion de ses affaires personnelles. César ne crut pas devoirmodifier ses projets. Il eut la chance d’effectuer ce long voyagesans incident notable. Son plan, relativement au verreoptique, était de revenir l’année suivante jeter l’ancredevant l’île, avec un équipage choisi et quelques compagnons sûrs,afin d’embarquer discrètement de grandes quantités de la denréeinestimable.

Jusque-là, il s’était promis de garder lesilence.

Les prises qu’il avait faites depuisl’avènement de l’Empereur lui assuraient la richesse. Il fit sesaffaires avec les banquiers et les tabellions, convertit son butinen rentes et biens-fonds, passa quelques semaines à Paris, vitNapoléon aux prises avec d’immenses difficultés, n’en conçut riende bon, et, nonobstant, alla se reposer en Savoie. C’est à cemoment que les plaques, après plusieurs mois de navigation et detransports de toute nature dans une caisse hermétique, gagnèrent lapetite chambre haute de Silaz et cette cachette derrière labibliothèque, que César, soupçonneux, aménagea lui-même.

La chute de l’Empereur, le retour des Bourbonset la disgrâce qui s’ensuivit pour le capitaine vinrent bousculertoutes ses prévisions. Il ne pouvait plus être question dereprendre la mer sur un bâtiment de course.

César n’hésita pas à fréter pour son proprecompte un yacht gréé en goélette, bien marin ; et, malgré ladépense considérable d’une telle entreprise, il partit un beaumatin, de Bordeaux, pour une destination sans mystère :Madagascar.

On devine que Madagascar n’avait rien à faireen ceci et que l’île du verre optique était le véritablebut de cette campagne dite de plaisance.

Mais soit qu’un tremblement de terre eûtachevé d’anéantir les restes de l’archipel, soit que César eût malrepéré sa position, ce but ne fut pas atteint. L’île et les îlotsdemeurèrent introuvables. En vain le yacht croisa-t-il dans larégion de l’océan où César pensait les atteindre. Il n’y avait làque l’étendue morne et déserte des flots.

César en fut grièvement déçu. Son tempéramentvif et franc le porta à s’accuser de maladresse. Il revient sanscesse, dans son écrit, sur la faute qu’il a peut-être commise,dit-il, en faisant le point. Il préfère attribuer sa déconvenue àsa faute plutôt qu’à un séisme, probablement pour entretenir dansson esprit on ne sait quelle espérance de retrouver un jour cetteîle au trésor qui se fût appelée l’île Christiani et qu’il eûtofferte à la France. Mais aujourd’hui, la surface du globe étantconnue pouce par pouce, et les cartes n’indiquant, dans cette zonede l’océan Indien, rien qui ressemble à une île, même minuscule,nous devons croire que le sextant du capitaine avait bienfonctionné, que ses calculs étaient justes et que tout le mal étaitvenu d’un cataclysme sismique auquel il fallait d’ailleurss’attendre tôt ou tard.

Quant aux lieutenants et aux matelots de laFinette, il ne faut pas s’étonner qu’ils n’aient jamaisrien dit de l’île. Le second et les meilleurs lieutenants étaientpartis sur les prises de César vers Port-Napoléon ; les autresajoutèrent foi au dire du chef qui, les trompant, assura son mondeque ces terres avaient été signalées par d’obscurs navigateurs.

Si l’on apprend qu’à bord du yacht personne nese doutait des desseins de César, compère matois comme tout boncorsaire, on s’expliquera sans difficulté que le mystère se soitperpétué.

À la suite de ces diverses péripéties, leyacht, rentré à Bordeaux, y fut vendu, et César, désappointé,soucieux des sommes dépensées, mal en cour et peu sociable, seretira tout de bon à Silaz, avec ses singes, ses perroquets et sesoiseaux exotiques, dont il avait une pleine volière touterésonnante de gazouillis et de ramages. On était en 1816.

Il y avait bien une sorte d’avarice dans lesoin qu’il prenait de cacher l’existence du verre optique,une espèce de jouissance égoïste. Cependant, il faut reconnaîtreque, s’il voulait se réserver la faculté d’utiliser la matière dansson propre intérêt, il était assez à propos d’en garder le secret.Or, un témoin aussi fidèle, aussi muet et aussi insoupçonnable quele verre optique pouvait lui être d’un grand secours dansbien des cas, notamment le cas où il aurait jugé bon de prendrepart à quelqu’un de ces complots dont les partisans de l’Empereurexilé et du duc de Reichstadt ne manquaient pas del’entretenir.

Attendait-il son heure pour s’y mêler ?Rien ne l’indique ; ce qui ne l’empêcha pas de passer, auxyeux des Bourbons, pour un bonapartiste enragé et dangereux.

La fin du manuscrit rapporte quelquesexpériences peu intéressantes qu’il fit sur le verreoptique durant les années de Silaz, des considérations sansportée au sujet d’une idée qu’il abandonna : de confier à deschimistes un échantillon de la matière, pour qu’ils tentassent del’analyser puis de la reproduire. Enfin, il explique pourquoi,avant de s’en aller à Paris, il eut la pensée de remplacer deuxvitres de la petite chambre haute par deux plaques de verreoptique vierge.

C’était tout bonnement pour laisser là unobservateur invisible. Quand il reviendrait à Silaz, il n’auraitqu’à déclouer les plaques, à les feuilleter ; ainsi tout cequi se serait passé en son absence, dans le parc et sur le devantdu château, lui apparaîtrait de loin en loin ; et si quelqueincident lu semblait digne d’examen, il n’aurait qu’à en observertranquillement le cours.

Cependant, il songea que peut-être il nereviendrait jamais en Savoie, et il se divertit à placer desplaques épaisses d’un siècle lumière, à vue de nez, afinque, cent ans plus tard, on eût la surprise sans égaled’apercevoir, à travers ces plaques, les choses de son temps.

La fenêtre n’avait pas de volets ; doncaucun obstacle, du moins pour quelque temps, ne viendrait masquerla vue, s’opposer à l’action de la lumière.

Les plaques, étant vierges, resteraientopaques durant cent ans ; elles n’attireraient pasl’attention.

César les ajusta donc au châssis de lacroisée, en mastiquant avec soin les bords, pour éviter que lafaible luminosité des tranches ne trahît son stratagème.

Il termina enfin sa confession, qu’il étaitvenu écrire tous les soirs dans la petite chambre haute, oùpersonne, à cette heure tardive, ne pouvait l’importuner. Sonavant-dernière phrase annonce qu’il a l’intention d’emporter àParis une plaque de verre optique. La dernière laisseentendre qu’il partira trois jours plus tard, et, revenant sur lesujet de ces plaques qui, dès ce moment, couvraient, derrière lui,une moitié de la fenêtre, César donne à sa conclusion un tourmalicieux.

Cette malice, lorsque Charles Christiani, sonarrière-petit-fils, lut le mot final du mémoire, lui rappelavivement le coup d’œil ironique que César – l’ombre de César, plusjustement – avait jeté sur la fenêtre ainsi équipée. Coup d’œil quele jeune homme et le chauffeur Julien avaient cru leur êtredestiné.

En refermant sur le manuscrit la couverturejaune et noir, Charles, la tête bourdonnante, regarda autour delui, ne sachant plus vraiment dans quel siècle il se trouvait.Fiévreux, exalté, il était inconsciemment sous le coup d’unedésillusion puérile. Car la découverte d’un manuscrit inconnu,œuvre de César Christiani, lui avait fait espérer confusément il nesavait quelle révélation concernant les rapports du corsaire avecson assassin, Fabius Ortofieri. Et quelle que fût l’importance dece qu’il venait d’apprendre, si extraordinaire qu’il sentît sonémerveillement, il lui semblait pourtant qu’une fois de plus ladestinée trompeuse, qui pouvait le servir peut-être, s’obstinait àn’en rien faire.

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