Le Petit Chose

Chapitre 10IRMA BOREL

C’est Coucou-Blanc qui vint lui ouvrir. – Carai-je besoin de vous le dire ! cinq minutes après s’être juréqu’il n’irait pas, ce vaniteux petit Chose sonnait à la ported’lrma Borel. – En le voyant, l’horrible Négresse grimaça unsourire d’ogre en belle humeur et lui fit un signe :« Venez !» de sa grosse main luisante et noire. Aprèsavoir traversé deux ou trois salons très pompeux, ils s’arrêtèrentdevant une petite porte mystérieuse, à travers laquelle onentendait – aux trois quarts étouffés par l’épaisseur des tentures– des cris rauques, des sanglots, des imprécations, des riresconvulsifs. La Négresse frappa, et sans attendre qu’on lui eûtrépondu, introduisit le petit Chose.

Seule, dans un riche boudoir capitonné de soiemauve et tout ruisselant de lumière, Irma Borel marchait à grandspas en déclamant. Un large peignoir bleu de ciel, couvert deguipures, flottait autour d’elle comme une nuée. Une des manches dupeignoir, relevée jusqu’à l’épaule, laissait voir un bras de neiged’une incomparable pureté, brandissant, en guise de poignard uncoupe-papier de nacre. L’autre main, noyée dans la guipure, tenaitun livre ouvert…

Le petit Chose s’arrêta, ébloui. Jamais ladame du premier ne lui avait paru si belle. D’abord elle étaitmoins pâle qu’à leur première rencontre. Fraîche et rose, aucontraire, mais d’un rose un peu voilé, elle avait l’air, cejour-là, d’une jolie fleur d’amandier, et la petite cicatriceblanche du coin de la lèvre en paraissait d’autant plus blanche.Puis ses cheveux, qu’il n’avait pas pu voir la première fois,l’embellissaient encore, en adoucissant ce que son visage avaitd’un peu fier et de presque dur. C’étaient des cheveux blonds, d’unblond cendré, d’un blond de poudre, et il y en avait, et ilsétaient fins, un brouillard d’or autour de la tête.

Quand elle vit le petit Chose, la dame coupanet à sa déclamation. Elle jeta sur un divan derrière elle soncouteau de nacre et son livre, ramena par un geste adorable lamanche de son peignoir, et vint à son visiteur la maincavalièrement tendue.

« Bonjour, mon voisin ! lui dit-elleavec un gentil sourire ; vous me surprenez en pleines fureurstragiques ! j’apprends le rôle de Clytemnestre… C’estempoignant, n’est-ce pas ? » Elle le fit asseoir sur undivan à côté d’elle, et la conversation s’engagea. « Vous vousoccupez d’art dramatique, madame ?

(Il n’osa pas dire « mavoisine ».).

– Oh ! vous savez, une fantaisie… commeje me suis occupée de sculpture et de musique… Pourtant, cettefois, je crois que je suis bien mordue… Je vais débuter auThéâtre-Français… » À ce moment, un énorme oiseau à huppejaune vint, avec un grand bruit d’ailes, s’abattre sur la têtefrisée du petit Chose.

« N’ayez pas peur, dit la dame en riantde son air effaré, c’est mon kakatoès… une brave bête que j’airamenée des îles Marquises. » Elle prit l’oiseau, le caressa,lui dit deux ou trois mots d’espagnol et le rapporta sur unperchoir doré à l’autre bout du salon… Le petit Chose ouvrait degrands yeux. La Négresse, le kakatoès, le Théâtre Français, lesîles Marquises…

« Quelle femme singulière ! »se disait-il avec admiration.

La dame revint s’asseoir à côté de lui et laconversation continua. La Comédie pastorale en fit d’abord tous lesfrais. La dame l’avait lue et relue plusieurs fois depuis laveille ; elle en savait des vers par cœur et les déclamaitavec enthousiasme. Jamais la vanité du petit Chose ne s’étaittrouvée à pareille fête. On voulait savoir son âge, son pays,comment il vivait, s’il allait dans le monde, s’il était amoureux…À toutes ces questions, il répondait avec la plus grandecandeur ; si bien qu’au bout d’une heure la dame du premierconnaissait à fond la mère Jacques, l’histoire de la maisonEyssette et ce pauvre foyer que les enfants avaient juré dereconstruire. Par exemple, pas un mot de Mlle Pierrotte, Il futseulement parlé d’une jeune personne du grand monde qui mouraitd’amour pour le petit Chose, et d’un père barbare – pauvrePierrotte ! – qui contrariait leur passion.

Au milieu de ces confidences, quelqu’un entradans le salon. C’était un vieux sculpteur à crinière blanche, quiavait donné des leçons à la dame, au temps où elle sculptait.

« Je parie, lui dit-il à demi-voix enregardant le petit Chose d’un œil plein de malice, je parie quec’est votre corailleur napolitain.

– Tout juste, fit-elle en riant ; et setournant vers le corailleur qui semblait fort surpris de s’entendredésigner ainsi : vous ne vous souvenez pas, lui dit-elle, d’unmatin où nous nous sommes rencontrés ?… Vous alliez le cou nu,la poitrine ouverte, les cheveux en désordre, votre cruche de grésà la main… je crus revoir un de ces petits pêcheurs de corail qu’onrencontre dans la baie de Naples… Et le soir, j’en parlai à mesamis ; mais nous ne nous doutions guère alors que le petitcorailleur était un grand poète, et qu’au fond de cette cruche degrès, il y avait La Comédie pastorale ».

Je vous demande si le petit Chose était ravide s’entendre traiter avec une admiration respectueuse.

Pendant qu’il s’inclinait et souriait d’un airmodeste, Coucou-Blanc introduisit un nouveau visiteur, qui n’étaitautre que le grand Baghavat, le poète indien de la table d’hôte.Baghavat, en entrant, alla droit à la dame et lui tendit un livre àcouverture verte.

« Je vous rapporte vos papillons, dit-il.Quelle drôle de littérature !… » Un geste de la damel’arrêta net. Il comprit que l’auteur était là et regarda de soncôté avec un sourire contraint. Il y eut un moment de silence et degêne, auquel l’arrivée d’un troisième personnage vint faire uneheureuse diversion. Celui-ci était le professeur dedéclamation ; un affreux petit bossu, tête blême, perruquerousse, rire aux dents moisies. Il paraît que, sans sa bosse, cebossu-là eût été le plus grand comédien de son époque ; maisson infirmité ne lui permettant pas de monter sur les planches, ilse consolait en faisant des élèves et en disant du mal de tous lescomédiens du temps, Dès qu’il parut, la dame lui cria :

« Avez-vous vu l’Israélite ? Commenta-t-elle marché ce soir ? » L’Israélite, c’était lagrande tragédienne Rachel, alors au plus beau moment de sagloire.

« Elle va de plus en plus mal, dit leprofesseur en haussant les épaules… Cette fille n’a rien… C’est unegrue, une vraie grue.

– Une vraie grue », ajouta l’élève ;et derrière elle les deux autres répétèrent avec conviction :« Une vraie grue… »

Un moment après on demanda à la dame deréciter quelque chose.

Sans se faire prier, elle se leva, prit lecoupe-papier de nacre, retroussa la manche de son peignoir et semit à déclamer.

Bien, ou mal ? Le petit Chose eût étéfort empêché pour le dire. Ebloui par ce beau bras de neige,fasciné par cette chevelure d’or qui s’agitait frénétiquement, ilregardait et n’écoutait pas. Quand la dame eut fini, il applauditplus fort que personne et déclara à son tour que Rachel n’étaitqu’une grue, une vraie grue.

Il en rêva la nuit de ce bras de neige et dece brouillard d’or. Puis, le jour venu, quand il voulut s’asseoirdevant l’établi aux rimes, le bras enchanté vint encore le tirerpar la manche. Alors, ne pouvant pas rimer, ne voulant pas sortir,il se mit à écrire à Jacques, et à lui parler de la dame dupremier.

« -Ah ! mon ami, quelle femme !Elle sait tout, elle connaît tout. Elle a fait des sonates, elle afait des tableaux. Il y a sur sa cheminée une jolie Colombine enterre cuite qui est son œuvre. Depuis trois mois, elle joue latragédie, et elle la joue bien mieux que la fameuse Rachel.

– Il paraît décidément que cette Rachel n’estqu’une grue.

– Enfin, mon cher, une femme comme tu n’en asjamais rêvé. Elle a tout vu, elle a été partout. Tout à coup ellevous dit : « Quand j’étais à Saint-Pétersbourg… »puis, au bout d’un moment, elle vous apprend qu’elle préfère larade de Rio à celle de Naples. Elle a un kakatoès qu’elle a ramenédes îles Marquises, une Négresse qu’elle a prise en passant àPort-au-Prince… Mais au fait, tu la connais, sa Négresse, c’estnotre voisine Coucou-Blanc. Malgré son air féroce, cetteCoucou-Blanc est une excellente fille, tranquille, discrète,dévouée, et ne parlant jamais que par proverbes comme le bonSancho. Quand les gens de la maison veulent lui tirer les vers dunez à propos de sa maîtresse, si elle est mariée, s’il y a unM. Borel quelque part, si elle est aussi riche qu’on le dit,Coucou-Blanc répond dans son patois : Zaffai cabrite paszaffai mouton (les affaires du chevreau ne sont pas celles dumouton) ; ou bien encore : C’est soulié qui connaît sibas tini trou (c’est le soulier qui connaît si les bas ont destrous). Elle en a comme cela une centaine, et les indiscrets n’ontjamais le dernier mot avec elle… À propos, sais-tu qui j’airencontré chez la dame du premier ?… Le poète hindou de latable d’hôte, le grand Baghavat lui-même. Il a l’air d’en être fortépris, et lui fait de beaux poèmes où il la compare tour à tour àun condor, un lotus ou un buffle ; mais la dame ne fait pasgrand cas de ses hommages. D’ailleurs elle doit y êtrehabituée : tous les artistes qui viennent chez elle – et je teréponds qu’il y en a des plus fameux – en sont amoureux.

« Elle est si belle, si étrangementbelle !… En vérité, j’aurais craint pour mon cœur, s’iln’était déjà pris. Heureusement que les yeux noirs sont là pour medéfendre. Chers yeux noirs ! j’irai passer la soirée avec euxaujourd’hui, et nous parlerons de vous tout, le temps, ma mèreJacques. » Comme le petit Chose achevait cette lettre, onfrappa doucement à la porte. C’était la dame du premier qui luienvoyait, par Coucou-Blanc, une invitation pour venir, auThéâtre-Français, entendre la grue dans sa loge. Il aurait acceptéde bon cœur, mais il songea qu’il n’avait pas d’habit et fut obligéde dire non. Cela le mit de fort méchante humeur.

«Jacques aurait dû me faire faire un habit, sedisait-il… C’est indispensable… Quand les articles paraîtront, ilfaudra que j’aille remercier les journalistes… Comment faire si jen’ai pas d’habit ?… » Le soir, il alla au passage duSaumon ; mais cette visite ne l’égaya pas. Le Cévenol riaitfort ; Mlle Pierrotte était trop brune. Les yeux noirs avaientbeau lui faire signe et lui dire doucement :« Aimez-moi ! » dans la langue mystique des étoiles,l’ingrat ne voulait rien entendre. Après dîner, quand les Lalouettearrivèrent, il s’installa triste et maussade dans un coin, ettandis que le tableau à musique jouait ses petits airs, il sefigurait Irma Borel trônant dans une loge découverte, les bras deneige jouant de l’éventail, le brouillard d’or scintillant sous leslumières de la salle. «Comme j’aurais honte si elle me voyaitici ! » songeait-il.

Plusieurs jours se passèrent sans nouveauxincidents. Irma Borel ne donnait plus signe de vie. Entre lepremier et le cinquième étage, les relations semblaientinterrompues. Toutes les nuits, le petit Chose, assis à son établi,entendait entrer la victoria de la dame, et, sans qu’il y prîtgarde, le roulement sourd de la voiture, le « Porte, s’il vousplaît» du cocher, le faisaient tressaillir. Même il ne pouvait pasentendre sans émotion la Négresse remonter chez elle ; s’ilavait osé, il serait allé lui demander des nouvelles de samaîtresse… Malgré tout, cependant, les yeux noirs étaient encoremaîtres de la place. Le petit Chose passait de longues heuresauprès d’eux. Le reste du temps, il s’enfermait chez lui pourchercher des rimes, au grand ébahissement des moineaux, quivenaient le voir de tous les toits à la ronde, car les moineaux dupays latin sont comme la dame de grand mérite et se font de drôlesd’idées sur les mansardes d’étudiants. En revanche, les cloches deSaint-Germain – les pauvres cloches vouées au Seigneur et cloîtréestoute leur vie comme des Carmélites – se réjouissaient de voir leurami le petit Chose éternellement assis devant sa table ; et,pour l’encourager, elles lui faisaient grande musique.

Sur ces entrefaites, on reçut des nouvelles deJacques. Il était installé à Nice et donnait force détails sur soninstallation… « Le beau pays, mon Daniel, et comme cette merqui est là sous mes fenêtres t’inspirerait ! Moi, je n’enjouis guère ! je ne sors jamais !… Le marquis. dicte toutle jour. Diable d’homme, va ! Quelquefois, entre deux phrases,je lève la tête, je vois une petite voile rouge à l’horizon, puistout de suite le nez sur mon papier… Mlle d’Hacqueville esttoujours bien malade… Je l’entends au-dessus de nous qui tousse,qui tousse… Moi-même, à peine débarqué, j’ai attrapé un gros rhumequi ne veut pas finir…. » Un peu plus loin, parlant de la damedu premier, Jacques disait :

«… Si tu m’en crois, tu ne retourneras paschez cette femme. Elle est trop compliquée pour toi ; et même,faut-il te le dire ? je flaire en elle une aventurière…Tiens ! j’ai vu hier dans le port un brick hollandais quivenait de faire un voyage autour du monde et qui rentrait avec desmâts japonais, des espars du Chili, un équipage bariolé comme unecarte géographique… Eh bien, mon cher, je trouve que ton Irma Borelressemble à ce navire. Bon pour un brick d »avoir beaucoup voyagé,mais pour une femme, c’est différent, En général, celles qui ont vutant de pays en font beaucoup voir aux autres… Méfie-toi, Daniel,méfie-toi ! et surtout, je t’en conjure, ne fais pas pleurerles yeux noirs… » Ces derniers mots allèrent droit au cœur dupetit Chose. La persistance de Jacques à veiller sur le bonheur decelle qui n’avait pas voulu l’aimer lui parut admirable.« Oh ! non ! Jacques, n’aie pas peur ; je ne laferai pas pleurer », se dit-il, et tout de suite il prit laferme résolution de ne plus retourner chez la dame du premier…Fiez-vous au petit Chose pour les fermes résolutions.

Ce soir-là, quand la victoria roula sous leporche, il y prit à peine garde, La chanson de la Négresse. ne luicausa pas non plus de distraction. C’était une nuit de septembre,orageuse et lourde… Il travaillait, la porte entrouverte. Tout àcoup, il crut entendre craquer l’escalier de bois qui menait à sachambre. Bientôt il distingua un léger bruit de pas et le frôlementd’une robe. Quelqu’un montait, c’était sûr… mais qui ?…

Coucou-Blanc était rentrée depuislongtemps…

Peut-être la dame du premier qui venait parlerà la Négresse…

À cette idée le petit Chose sentit son cœurbattre avec violence ; mais il eut le courage de rester devantsa table… Les pas approchaient toujours. Arrivé sur le palier ons’arrêta… Il y eut un moment de silence ; puis un léger coupfrappé à la porte de la Négresse, qui ne répondit pas.

« C’est elle », se dit-il sansbouger de sa place.

Tout à coup, une lumière parfumée se répanditdans la chambre.

La porte cria, quelqu’un entrait.

Alors, sans tourner la tête, le petit Chosedemanda en tremblant :

« Qui est là ? »

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