Le Petit Chose

Chapitre 9TU VENDRAS DE LA PORCELAINE

Au dernier vers de mon poème, Jacques,enthousiasmé, se leva pour crier bravo ; mais il s’arrêta neten voyant la mine effarée de tous ces braves gens.

En vérité, je crois que le cheval de feu del’Apocalypse, faisant irruption au milieu du petit salon jonquille,n’y aurait pas causé plus de stupeur que mon papillon bleu. LesPassajon, les Fougeroux, tout hérissés de ce qu’ils venaientd’entendre, me regardaient avec de gros yeux ronds ; les deuxFerrouillat se faisaient des signes. Personne ne soufflait mot.

Pensez comme j’étais à l’aise…

Tout à coup, au milieu du silence et de laconsternation générale, une voix – et quelle voix ! – blanche,terne, froide, sans timbre, une voix de fantôme, sortit de derrièrele piano et me fit tressaillir sur ma chaise. C’était la premièrefois, depuis dix ans, qu’on entendait parler l’homme à la têted’oiseau, le vénéré Lalouette : « Je suis bien contentqu’on ait tué le papillon, dit le singulier vieillard en grignotantson sucre d’un air féroce ; je ne les aime pas, moi, lespapillons !… » Tout le monde se mit à rire, et ladiscussion s’engagea sur mon poème.

Le membre du Caveau trouvait l’œuvre un peutrop longue et m’engagea beaucoup à la réduire en une ou deuxchansonnettes, genre essentiellement français. L’élève d’Alfort,savant naturaliste, me fit observer que les bêtes. à bon Dieuavaient des ailes, ce qui enlevait toute vraisemblance à monaffabulation. Ferrouillat cadet prétendait avoir lu tout celaquelque part. « Ne les écoute pas, me dit Jacques à voixbasse, c’est un chef-d’œuvre. » Pierrotte, lui, ne disaitrien ; il paraissait très occupé. Peut-être le brave homme,assis à côté de sa fille tout le temps de la lecture, avait-ilsenti trembler dans ses mains une petite main trop impressionnableou surpris au passage un regard noir enflammé ; toujoursest-il que ce jour-là Pierrotte avait – c’est bien le cas de ledire – un air fort singulier, qu’il resta collé tout le soir aucanezoul de sa demoiselle, que je ne pus dire un seul mot aux yeuxnoirs, et que je me retirai de très bonne heure, sans vouloirentendre une chansonnette nouvelle du membre du Caveau, qui ne mele pardonna jamais.

Deux jours après cette lecture mémorable, jereçus de Mlle Pierrotte un billet aussi courtqu’éloquent :

« Venez vite, mon père sait tout. »Et plus bas, mes chers yeux noirs avaient signé : « Jevous aime. » Je fus un peu troublé, je l’avoue, par cettegrosse nouvelle. Depuis deux jours, je courais les éditeurs avecmon manuscrit, et je m’occupais beaucoup moins des yeux noirs quede mon poème. Puis l’idée d’une explication avec ce gros Cévenol dePierrotte ne me souriait guère… Aussi, malgré le pressant appel desyeux noirs, je restai quelque temps sans retourner là-bas, medisant à moi-même pour me rassurer sur mes intentions :« Quand j’aurai vendu mon poème. » Malheureusement je nele vendis pas.

En ce temps-là – je ne sais pas si c’estencore la même chose aujourd’hui -, MM. les éditeurs étaientdes gens très doux, très polis, très généreux, trèsaccueillants ; mais ils avaient un défaut capital : on neles trouvait jamais chez eux. Comme certaines étoiles trop menuesqui ne se révèlent qu’aux grosses lunettes de l’Observatoire, cesmessieurs n’étaient pas visibles pour la foule. N’importe l’heureoù vous arriviez, on vous disait toujours de revenir…

Dieu ! que j’en ai couru de cesboutiques ! que j’en ai tourné de ces boutons de portesvitrées ! que j’en ai fait de ces stations aux devantures deslibrairies, à me dire, le cœur battant :« Entrerai-je ? n’entrerai-je pas ?» À l’intérieur,il faisait chaud. Cela sentait le livre neuf. C’était plein depetits hommes chauves, très affairés, qui vous répondaient dederrière un comptoir, du haut d’une échelle double.

Quant à l’éditeur, invisible… Chaque soir, jerevenais à la maison, triste, las, énervé. « Courage ! medisait Jacques, tu seras plus heureux demain. » Et lelendemain, je me remettais en campagne, armé de monmanuscrit ! De jour en jour, je le sentais devenir pluspesant, plus incommode. D’abord je le portais sous mon bras,fièrement, comme un parapluie neuf ; mais à la fin j’en avaishonte, et je le mettais dans ma poitrine, avec ma redingotesoigneusement boutonnée par dessus.

Huit jours se passèrent ainsi. Le dimanchearriva.

Jacques, selon sa coutume, alla dîner chezPierrotte ; mais il y alla seul. J’étais si las de ma chasseaux étoiles invisibles, que je restai couché tout le jour…

Le soir, en rentrant, il vint s’asseoir aubord de mon lit et me gronda doucement :

« Écoute, Daniel ! tu as bien tortde ne pas aller là-bas. Les yeux noirs pleurent, se désolent ;ils meurent de ne pas te voir… Nous avons parlé de toi toute lasoirée… Ah ! brigand, comme elle t’aime !» La pauvre mèreJacques avait les larmes aux yeux en disant cela.

« Et Pierrotte ? demandai-jetimidement. Pierrotte, qu’est-ce qu’il dit ?…

– Rien… Il a seulement paru très étonné de nepas te voir… Il faut y aller, mon Daniel ; tu iras, n’est-cepas ?

– Dès demain, Jacques ; je te lepromets. » Pendant que nous causions, Coucou-Blanc, qui venaitde rentrer chez elle, entama son interminable chanson…Tolocototignan ! Tolocototignan !… Jacques se mit àrire : « Tu ne sais pas, me dit-il à voix basse, les yeuxnoirs sont jaloux de notre voisine.

« Ils croient qu’elle est leur rivale…J’ai eu beau dire ce qu’il en était, on n’a pas voulu m’entendre…Les yeux noirs jaloux de Coucou-Blanc ! c’est drôle, n’est-cepas ?» Je fis semblant de rire comme lui ; mais, dansmoi-même, j’étais plein de honte en songeant que c’était bien mafaute si les yeux noirs étaient jaloux de Coucou-Blanc. Lelendemain, dans l’après-midi, je m’en allai passage du Saumon.J’aurais voulu monter tout droit au quatrième et parler aux yeuxnoirs avant de voir Pierrotte ; mais le Cévenol me guettait àla porte du passage, et je ne pus l’éviter. Il fallut entrer dansla boutique et m’asseoir à côté de lui, derrière le comptoir. Detemps en temps, un petit air de flûte nous arrivait discrètement del’arrière-magasin.

« Monsieur Daniel, me dit le Cévenol avecune assurance de langage et une facilité d’élocution que je ne luiavais jamais connues, ce que je veux savoir de vous est trèssimple, et je n’irai pas par quatre chemins. C’est bien le cas dele dire… la petite vous aime d’amour… Est-ce que vous l’aimezvraiment, vous aussi ?

– De toute mon âme, monsieur Pierrotte.

– Alors, tout va bien. Voici ce que j’ai àvous proposer… Vous êtes trop jeune et la petite aussi pour songerà vous marier d’ici trois ans. C’est donc trois années que vousavez devant vous pour vous faire une position… Je ne sais pas sivous comptez rester toujours dans le commerce des papillonsbleus ; mais je sais bien ce que je ferais à votre place…

C’est bien le cas de le dire, je planterais làmes historiettes, j’entrerais dans l’ancienne maison Lalouette, jeme mettrais au courant du petit train-train de la porcelaine, et jem’arrangerais pour que, dans trois ans, Pierrotte qui devientvieux, pût trouver en moi un associé en même temps qu’un gendre…Hein ?

Qu’est-ce que vous dites de ça,compère ? » là-dessus, Pierrotte m’envoya un grand coupde coude et se mit à rire, mais à rire… Bien sûr, qu’il croyait mecombler de joie, le pauvre homme, en m’offrant de vendre de laporcelaine à ses côtés.

Je n’eus pas le courage de me fâcher, pas mêmecelui de répondre ; j’étais atterré…

Les assiettes, les verres peints, les globesd’albâtre, tout dansait autour de moi. Sur une étagère, en face ducomptoir, des bergers et des bergères, en biscuit de couleurstendres, me regardaient d’un air narquois et semblaient me dire enbrandissant leurs houlettes : « Tu vendras de laporcelaine !» Un peu plus loin, les magots chinois en robesviolettes remuaient leurs caboches vénérables, comme pour approuverce qu’avaient dit les bergers : « Oui… oui… tu vendras dela porcelaine !…» Et là-bas, dans le fond, la flûte ironiqueet sournoise sifflotait doucement :

« Tu vendrai de la porcelaine… tu vendrasde la porcelaine… » C’était à devenir fou.

Pierrotte crut que l’émotion et la joiem’avaient coupé la parole.

«Nous causerons de cela ce soir, me dit-ilpour me donner le loisir de me remettre… Maintenant, montez vers lapetite… C’est bien le cas de le dire… le temps doit lui semblerlong. » Je montai vers la petite, que je trouvai installéedans le salon jonquille, à broder ses éternelles pantoufles encompagnie de la dame de grand mérite…

Que ma chère Camille me pardonne ! jamaisMlle Pierrotte ne me parut si Pierrotte que ce jour-là ;jamais sa façon tranquille de tirer l’aiguille et de compter sespoints à haute voix ne me causa tant d’irritation. Avec ses petitsdoigts rouges, sa joue en fleur, son air paisible, elle ressemblaità une de ces bergères en biscuit colorié qui venaient de me crierd’une façon si impertinente : « Tu vendras de laporcelaine !» Par bonheur, les yeux noirs étaient là, euxaussi, un peu voilés, un peu mélancoliques, mais si naïvementjoyeux de me revoir que je me sentis tout ému. Cela ne dura paslongtemps. Presque sur mes talons, Pierrotte fit son entrée. Sansdoute il n’avait plus autant de confiance dans la dame de grandmérite.

À partir de ce moment, les yeux noirsdisparurent et sur toute la ligne la porcelaine triompha. Pierrotteétait très gai, très bavard, insupportable : les «c’est bienle cas de le dire» pleuvaient plus drus que giboulée. Dînerbruyant, beaucoup trop long… En sortant de table, Pierrotte me prità part pour me rappeler sa proposition. J’avais eu le temps de meremettre, et je lui dis avec assez de sang-froid que la chosedemandait réflexion et que je lui répondrais dans un mois.

Le Cévenol fut certainement très étonné de monpeu d’empressement à accepter ses offres, mais il eut le bon goûtde n’en rien laisser paraître.

« C’est entendu, me dit-il, dans unmois. » Et il ne fut plus question de rien… N’importe !le coup était porté. Pendant toute la soirée, le sinistre etfatal» Tu vendras de la porcelaine » retentit à monoreille.

Je l’entendais dans le grignotement de la têted’oiseau qui venait d’entrer avec Mme Lalouette et s’étaitinstallé au coin du piano, je l’entendais dans les roulades dujoueur de flûte, dans la Rêverie de Rosellen que Mlle Pierrotte nemanqua pas de jouer ; je le lisais dans les gestes de toutesces marionnettes bourgeoises, dans la coupe de leurs vêtements,dans le dessin de la tapisserie, dans l’allégorie de la pendule –Vénus cueillant une rose d’où s’envole un Amour dédoré – dans laforme des meubles, dans les moindres détails de cet affreux salonjonquille où les mêmes gens disaient tous les soirs les mêmeschoses, où le même piano jouait tous les soirs la même rêverie, etque l’uniformité de ses soirées faisait ressembler à un tableau àmusique. Le salon jonquille, un tableau à musique !… Où vouscachiez-vous donc, beaux yeux noirs ?… Lorsque au retour decette ennuyeuse soirée, je racontai à ma mère Jacques lespropositions de Pierrotte, il en fut encore plus indigné quemoi :

« Daniel Eyssette, marchand deporcelaine !… Par exemple, je voudrais bien voir cela !disait le brave garçon, tout rouge de colère… C’est comme si onproposait à Lamartine de vendre des paquets d’allumettes, ou àSainte-Beuve de débiter des petits balais de crin… Vieille bête dePierrotte, va !… Après tout, il ne faut pas lui envouloir ; il ne sait pas, ce pauvre homme. Quand il verra lesuccès de ton livre et les journaux tout, remplis de toi, ilchangera joliment de gamme.

– Sans doute, Jacques ; mais pour que lesjournaux parlent de moi, il faut que mon livre. paraisse, et jevois bien qu’il ne paraîtra pas… Pourquoi ?…

Mais, mon cher, parce que je ne peux pasmettre la main sur un éditeur et que ces gens-là ne sont jamaischez eux pour les poètes. Le grand Baghavat lui-même est obligéd’imprimer ses vers à ses frais.

– Eh bien, nous ferons comme lui, dit Jacquesen frappant du poing sur la table ; nous imprimerons à nosfrais. » Je le regarde avec stupéfaction :

« À nos frais…

– Oui, mon petit, à nos frais… Tout juste, lemarquis fait imprimer en ce moment le premier volume de sesmémoires… Je vois son imprimeur tous les jours… C’est un Alsacienqui a le nez rouge et l’air bon enfant. Je suis sûr qu’il nous feracrédit… Pardieu ! nous le paierons, à mesure que ton volume sevendra… Allons ! voilà qui est dit ; dès demain je vaisvoir mon homme. » Effectivement Jacques, le lendemain, vatrouver l’imprimeur et revient enchanté : « C’est fait,me dit-il d’un air de triomphe ; on met ton livre àl’impression demain. Cela nous coûtera neuf cents francs, unebagatelle. Je ferai des billets de trois cents francs, payables detrois en trois mois. Maintenant, suis bien mon raisonnement. Nousvendons le volume trois francs, nous tirons à milleexemplaires ; c’est donc trois mille francs que ton livre doitnous rapporter… tu m’entends bien, trois mille francs. Là-dessus,nous payons l’imprimeur, plus la remise d’un franc par exemplaireaux libraires qui vendront l’ouvrage, plus l’envoi auxjournalistes… Il nous restera, clair comme de l’eau de roche, unbénéfice de onze cents francs. Hein ? C’est joli pour undébut… »

Si c’était joli, je crois bien !… Plus dechasse aux étoiles invisibles, plus de stations humiliantes auxportes des librairies, et par-dessus le marché onze cents francs àmettre de côté pour la reconstruction du foyer… Aussi quelle joie,ce jour-là, dans le clac cher de Saint-Germain ! Que deprojets, que de rêves ! Et puis les jours suivants, que depetits bonheurs savourés goutte à goutte, aller à l’imprimerie,corriger les épreuves, discuter la couleur de la couverture, voirle papier sortir tout humide de la presse avec vos penséesimprimées dessus, courir deux fois, trois fois chez le brocheur, etrevenir enfin avec le premier exemplaire qu’on ouvre en tremblantdu bout des doigts… Dites ! est-il rien de plus délicieux aumonde ?.

Pensez que le premier exemplaire de La Comédiepastorale revenait de droit aux yeux noirs. Je le leur portai lesoir même, accompagné de la mère Jacques qui voulait jouir de montriomphe. Nous fîmes notre entrée dans le salon jonquille, fiers etradieux. Tout le monde était là.

« Monsieur Pierrotte, dis-je au Cévenol,permettez-moi d’offrir ma première œuvre à Camille. » Et jemis mon volume dans une chère petite main qui frémissait deplaisir. Oh ! si vous aviez vu le joli merci que les yeuxnoirs m’envoyèrent, et comme ils resplendissaient en lisant mon nomsur la couverture.

Pierrotte était moins enthousiasmé, lui. Jel’entendis demander à Jacques combien un volume comme cela pouvaitme rapporter :

« Onze cents francs », réponditJacques avec assurance.

Là-dessus, ils se mirent à causer longuement,à voix basse, mais je ne les écoutai pas. J’étais tout à la joie devoir les yeux noirs abaisser leurs grands cils de soie sur lespages de mon livre et les relever vers moi avec admiration… Monlivre ! les yeux noirs ! deux bonheurs que je devais à mamère Jacques…

Ce soir-là, avant de rentrer, nous allâmesrôder dans les galeries de l’Odéon pour juger de l’effet que LaComédie pastorale faisait à l’étalage des librairies.

« Attends-moi, me dit Jacques ; jevais voir combien on en a vendu. » Je l’attendis en mepromenant de long en large, regardant du coin de l’œil certainecouverture verte à filets noirs qui s’épanouissait au milieu de ladevanture. Jacques vint me rejoindre au bout, d’un moment ; ilétait pâle d’émotion.

« Mon cher, me dit-il, on en a déjà venduun. C’est de bon augure… » Je lui serrai la mainsilencieusement. J’étais trop ému pour parler ; mais, à partmoi, je me disais :

« Il y a quelqu’un à Paris qui vient detirer trois francs de sa bourse pour acheter cette production deton cerveau, quelqu’un qui te lit, qui te juge… Quel est cequelqu’un ? Je voudrais bien le connaître… » Hélas !pour mon malheur, j’allais bientôt le connaître, ce terriblequelqu’un.

Le lendemain de l’apparition de mon volume,j’étais en train de déjeuner à table d’hôte à côté du farouchepenseur, quand Jacques, très essoufflé, se précipita dans lasalle :

«Grande nouvelle ! me dit-il enm’entraînant dehors ; je pars ce soir, à sept heures, avec lemarquis… Nous allons à Nice voir sa sœur, qui est mourante…Peut-être resterons-nous longtemps… Ne t’inquiète pas de ta vie… Lemarquis double mes appointements. Je pourrai t’envoyer cent francspar mois…

Eh bien, qu’as-tu ? Te voilà tout pâle.Voyons ! Daniel, pas d’enfantillage. Rentre là-dedans, achèvede déjeuner et bois une demi-bordeaux, afin de te donner ducourage. Moi, je cours dire adieu à Pierrotte, prévenirl’imprimeur, faire porter les exemplaires aux journalistes… Je n’aipas une minute… Rendez-vous à la maison à cinq heures. ».

Je le regardai descendre la rue Saint-Benoît àgrandes enjambées, puis je rentrai dans le restaurant ; maisje ne pus rien manger ni boire, et c’est le penseur qui vida lademi-bordeaux. L’idée que dans quelques heures ma mère Jacquesserait loin m’étreignait le cœur. J’avais beau songer à mon livre,aux yeux noirs, rien ne pouvait me distraire de cette pensée queJacques allait partir et que je resterais seul, tout seul dansParis maître de moi-même et responsable de toutes mes actions.

Il me rejoignit à l’heure dite. Quoique trèsému lui-même, il affecta jusqu’au dernier moment la plus grandegaieté. Jusqu’au dernier moment aussi il me montra la générosité deson âme et l’ardeur admirable qu’il mettait à m’aimer. Il nesongeait qu’à moi, à mon bien-être, à ma vie. Sous prétexte defaire sa malle, il inspectait mon linge, mes vêtements « Teschemises sont dans ce coin, vois-tu, Daniel ; tes mouchoirs àcôté, derrière les cravates. » Comme je lui disais :« Ce n’est pas ta malle que tu fais, Jacques ; c’est monarmoire… » Armoire et malle, quand tout fut prêt, on envoyachercher une voiture, et nous partîmes pour la gare.

En route, Jacques me faisait sesrecommandations.

Il y en avait de tout genre :

« Écris-moi souvent… Tous les articlesqui paraîtront sur ton volume, envoie-les-moi, surtout celui deGustave Planche. Je ferai un cahier cartonné et je les colleraitous dedans. Ce sera le livre d’or de la famille Eyssette… Àpropos, tu sais que la blanchisseuse vient le mardi… Surtout ne telaisse pas éblouir par le succès… Il est clair que tu vas en avoirun très grand, et c’est fort dangereux, les succès parisiens.Heureusement que Camille sera là pour te garder des tentations… Surtoute chose, mon Daniel, ce que je te demande, c’est d’allersouvent là-bas et de ne pas faire pleurer les yeux noirs. » Àce moment nous passions devant le jardin des plantes. Jacques semit à rire.

« Te rappelles-tu, me dit-il, que nousavons passé ici une nuit, il y a quatre ou cinq mois ?…Hein ?…

Quelle différence entre le Daniel d’alors etcelui d’aujourd’hui… Ah ! tu as joliment fait du chemin enquatre mois !… » C’est qu’il le croyait vraiment, monbrave Jacques, que j’avais fait beaucoup de chemin ; et moiaussi, pauvre niais, j’en étais convaincu.

Nous arrivâmes à la gare. Le marquis s’ytrouvait déjà. Je vis de loin ce drôle de petit homme, avec sa têtede hérisson blanc, sautillant de long en large dans une salled’attente.

« Vite, vite, adieu ! » me ditJacques. En prenant ma tête dans ses larges mains, il m’embrassatrois ou quatre fois de toutes ses forces, puis courut rejoindreson bourreau.

En le voyant disparaître, j’éprouvai unesingulière sensation.

Je me trouvai tout à coup plus petit, pluschétif, plus timide, plus enfant, comme si mon frère, en s’enallant, m’avait emporté la moelle de mes os, ma force, mon audaceet la moitié de ma taille. La foule qui m’entourait me faisaitpeur. J’étais redevenu le petit Chose…

La nuit tombait. Lentement, par le plus longchemin, par les quais les plus déserts, le petit Chose regagna sonclocher. L’idée de se retrouver dans cette chambre videl’attristait horriblement. Il aurait voulu rester dehors jusqu’aumatin. Pourtant il allait rentrer.

En passant devant la loge, le portier luicria :

« Monsieur Eyssette, unelettre !… » C’était un petit billet, élégant, parfumé,satiné ; écriture de femme plus fine, plus féline que celledes yeux noirs… De qui cela pouvait bien être ?… Vivement ilrompit le cachet, et lut dans l’escalier à la lueur dugaz :

« Monsieur mon voisin,

« La Comédie pastorale est depuis hiersur ma table ; mais il y manque une dédicace. Vous seriez bienaimable de venir la mettre ce soir, en prenant une tasse de thé…Vous savez ! c’est entre artistes.

« IRMA BOREL. »

Et plus bas :

« La dame du premier. »

La dame du premier !… Quand le petitChose lut cette signature, un grand frisson lui courut par tout lecorps. Il la revit telle qu’elle lui était apparue un matin,descendant l’escalier dans un tourbillon de velours, belle, froide,imposante, avec sa petite cicatrice blanche au coin de la lèvre. Etde songer qu’une femme pareille avait acheté son volume, son cœurbondissait d’orgueil.

Il resta là un moment, dans l’escalier, lalettre à la main, se demandant s’il monterait chez lui ou s’ils’arrêterait au premier étage ; puis, tout à coup, larecommandation de Jacques lui revint à la mémoire :

« Surtout, Daniel, ne fais pas pleurerles yeux noirs. » Un secret pressentiment l’avertit que s’ilallait chez la dame du premier, les yeux noirs pleureraient, etJacques aurait de la peine. Alors, il mit résolument la lettre danssa poche, le petit Chose, et il se dit :

« Je n’irai pas. ».

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer