Le Petit Chose

Chapitre 12L’ANNEAU DE FER

Des portes de Sarlande à la Prairie il y abien une bonne demi-lieue ; mais, du train dont j’allais, jedus ce jour-là faire le trajet en moins d’un quart d’heure.

Je tremblais pour Roger. J’avais peur que lepauvre garçon n’eût, malgré sa promesse, tout raconté au principalpendant l’étude ; je croyais voir encore luire la crosse deson pistolet. Cette pensée lugubre me donnait des ailes.

Pourtant, de distance en distance,j’apercevais sur la neige la trace de pas nombreux allant vers laPrairie, et de songer que le maître d’armes n’était pas seul, celame rassurait un peu.

Alors, ralentissant ma course, je pensais àParis ; à Jacques, à mon départ… Mais au bout d’un instant,mes terreurs recommençaient.

« Roger va se tuer évidemment. Queserait-il venu chercher, sans cela, dans cet endroit désert, loinde la ville ? S’il amène avec lui ses amis du café Barbette,c’est pour leur faire ses adieux, pour boire le coup de l’étrier,comme ils disent… Oh ! ces militaires !… » Et mevoilà courant de nouveau à perdre haleine.

Heureusement j’approchais de la Prairie dontj’apercevais déjà les grands arbres chargés de neige.

«Pauvre ami, me disais-je, pourvu que j’arriveà temps ! » La trace des pas me conduisit ainsi jusqu’àla guinguette d’Espéron. Cette guinguette était un endroit loucheet de mauvais renom, où les débauchés de Sarlande faisaient leursparties fines. J’y étais venu plus d’une fois en compagnie desnobles cœurs, mais jamais je ne lui avais trouvé une physionomieaussi sinistre que ce jour-là. Jaune et sale, au milieu de lablancheur immaculée de la plaine, elle se dérobait, avec sa portebasse, ses murs décrépis et ses fenêtres aux vitres mal lavées,derrière un taillis de petits ormes. La maisonnette avait l’airhonteuse du vilain métier qu’elle faisait.

Comme j’approchais, j’entendis un bruit joyeuxde voix, de rires et de verres choqués.

«Grand Dieu ! me dis-je en frémissant,c’est le coup de l’étrier. » Et je m’arrêtai pour reprendrehaleine.

Je me trouvais alors, sur le derrière de laguinguette ; je poussai une porte à claire-voie, et j’entraidans le jardin. Quel jardin ! Une grande haie dépouillée, desmassifs de lilas sans feuilles, des tas de balayures sur la neige,et des tonnelles toutes blanches qui ressemblaient à des huttesd’esquimaux.

Cela était d’un triste à faire pleurer.

Le tapage venait de la salle durez-de-chaussée, et la ripaillage devait chauffer à ce moment, car,malgré le froid, on avait ouvert toutes grandes les deuxfenêtres.

Je posais déjà le pied sur la première marchedu perron, lorsque j’entendis quelque chose qui m’arrêta net et meglaça : c’était mon nom prononcé au milieu de grands éclats derires. Roger parlait de moi, et, chose singulière, chaque fois quele nom de Daniel Eyssette revenait, les autres riaient à setordre.

Poussé par une curiosité douloureuse, sentantbien que j’allais apprendre quelque chose d’extraordinaire, je merejetai en arrière et, sans être entendu de personne, grâce à laneige qui assourdissait comme un tapis le bruit de mes pas, je meglissai dans une des tonnelles, qui se trouvait fort à propos justeau-dessous des fenêtres.

Je la reverrai toute ma, vie, cettetonnelle ; je reverrai toute ma vie la verdure morte qui latapissait, son sol boueux et sale, sa petite table peinte en vertet ses bancs de bois tout ruisselants d’eau… À travers la neigedont elle était chargée, le jour passait à peine ; la neigefondait lentement et tombait sur ma tête goutte à goutte.

C’est là, c’est dans cette tonnelle noire etfroide comme un tombeau, que j’ai appris combien les hommes peuventêtre méchants et lâches ; c’est là que j’ai appris à douter, àmépriser, à haïr… O vous qui me lisez, Dieu vous garde d’entrerjamais dans cette tonnelle !… Debout, retenant mon souffle,rouge de colère et de honte, j’écoutais ce qui se disait chezEspéron.

Mon bon ami le maître d’armes avait toujoursla parole… Il racontait l’aventure de Cécilia, la correspondanceamoureuse, la visite de M. le sous-préfet au collège, toutcela avec des enjolivements et des gestes qui devaient être biencomiques, à en juger par les transports de l’auditoire.

« Vous comprenez, mes petits amours,disait-il de sa voix goguenarde, qu’on n’a pas joué pour rien lacomédie pendant trois ans sur le théâtre des zouaves.

« Vrai comme je vous parle ! j’aicru un moment la partie perdue, et je me suis dit que je neviendrais plus boire avec vous le bon vin du père Espéron… Le petitEyssette n’avait rien dit, c’est vrai ; mais il était temps deparler encore ; et, entre nous, je crois qu’il voulaitseulement me laisser l’honneur de me dénoncer moi-même. Alors je mesuis dit : “Ayons l’œil”, Roger, et en avant la grandescène ! » Là-dessus, mon bon ami le maître d’armes se mità jouer ce qu’il appelait la grande scène, c’est-à-dire ce quis’était passé le matin dans, ma chambre entre lui et moi. Ah !le misérable, il n’oublia rien… Il criait : « Mamère ! ma pauvre mère ! » avec des intonations dethéâtre. Puis il imitait ma voix : «Non, Roger !non ! vous ne sortirez pas !…» La grande scène étaitréellement d’un haut comique, et tout l’auditoire se roulait. Moi,je sentais de grosses larmes ruisseler le long de mes joues,j’avais le frisson, les oreilles me tintaient, je devinais toutel’odieuse comédie du matin, je comprenais vaguement que Roger avaitfait exprès d’envoyer mes lettres pour se mettre à l’abri de toutemésaventure, que depuis vingt ans sa mère, sa pauvre mère, étaitmorte, et que j’avais pris l’étui de sa pipe pour une crosse depistolet.

« Et la belle Cécilia ? dit un noblecœur.

– Cécilia n’a pas parlé, elle a fait sesmalles, c’est une bonne fille.

– Et le petit Daniel que va-t-ildevenir ?

– Bah ! » répondit Roger.

Ici, un geste qui fit rire tout le monde.

Cet éclat de rire me mit hors de moi. J’eusenvie de sortir de la tonnelle et d’apparaître soudainement aumilieu d’eux comme un spectre. Mais je me contins : j’avaisdéjà été assez ridicule. Le rôti arrivait, les verres sechoquèrent :

« À Roger ! À Roger ! »criait-on.

Je n’y tins plus, je souffrais trop. Sansm’inquiéter si quelqu’un pouvait me voir, je m’élançai à travers lejardin. D’un bond je franchis la porte à claire-voie et je me mis àcourir devant moi comme un fou.

La nuit tombait, silencieuse ; et cetimmense champ de neige prenait dans la demi-obscurité du crépusculeje ne sais quel aspect de profonde mélancolie.

Je courus ainsi quelque temps comme un cabriblessé ; et si les cœurs qui se brisent et qui saignentétaient autre chose que des façons de parler, à l’usage des poètes,je vous jure qu’on aurait pu trouver derrière moi, sur la plaineblanche, une longue trace de sang.

Je me sentais perdu. Où trouver del’argent ? Comment m’en aller ? Comment rejoindre monfrère Jacques ? Dénoncer Roger ne m’aurait même servi de rien…Il pouvait nier, maintenant que Cécilia était partie.

Enfin, accablé, épuisé de fatigue et dedouleur, je me laissai tomber dans la neige au pied d’unchâtaignier. Je serais resté là jusqu’au lendemain peut-être,pleurant et n’ayant pas la force de penser, quand tout à coup, bienloin, du côté de Sarlande, j’entendis une cloche sonner. C’était lacloche du collège. J’avais tout oublié ; cette cloche merappela à la vie : il me fallait rentrer et surveiller larécréation des élèves dans la salle… En pensant à la salle, uneidée subite me vint. Sur le champ, mes larmes s’arrêtèrent ;je me sentis plus fort, plus calme. Je me levai, et, de ce pasdélibéré de l’homme qui vient de prendre une irrévocable décision,je repris le chemin de Sarlande.

Si vous voulez savoir quelle irrévocabledécision vient de prendre le petit Chose, suivez-le jusqu’àSarlande, à travers cette grande plaine blanche ; suivez-ledans les rues sombres et boueuses de la ville ; suivez-le sousle porche du collège ; suivez-le dans la salle pendant larécréation, et remarquez avec quelle singulière persistance ilregarde le gros anneau de fer qui se balance au milieu ; larécréation finie, suivez-le encore jusqu’à l’étude, montez avec luidans sa chaire, et lisez par-dessus son épaule cette lettredouloureuse qu’il est en train d’écrire au milieu du vacarme et desenfants ameutés :

« Monsieur Jacques Eyssette, rueBonaparte, à Paris.

« Pardonne-moi, mon bien-aimé Jacques, ladouleur que je viens te causer. Toi qui ne pleurais plus, je vaiste faire pleurer encore une fois ; ce sera la dernière parexemple… Quand tu recevras cette lettre, ton pauvre Daniel seramort… »

Ici, le vacarme de l’étude redouble ; lepetit Chose s’interrompt et distribue quelques punitions de droiteet de gauche, mais gravement, sans colère, Puis ilcontinue :

« Vois-tu ! Jacques, j’étais tropmalheureux. Je ne pouvais pas faire autrement que de me tuer. Monavenir est perdu : on m’a chassé du collège : – c’estpour une histoire de femme, des choses trop longues à teraconter ; puis, j’ai fait des dettes, je ne sais plustravailler, j’ai honte, je m’ennuie, j’ai le dégoût, la vie me faitpeur… J’aime mieux m’en aller… »

Le petit Chose est obligé de s’interrompreencore :

«Cinq cents vers à l’élève Soubeyrol !Fouque et Loupi en retenue dimanche !» Ceci fait, il achève salettre :

« Adieu, Jacques ! J’en auraisencore long à te dire, mais je sens que je vais pleurer, et lesélèves me regardent. Dis à maman que j’ai glissé du haut d’unrocher, en promenade, ou bien que je me suis noyé, en patinant.Enfin, invente une histoire, mais que la pauvre femme ignoretoujours la vérité !… Embrasse-la bien pour moi, cette chèremère ; embrasse aussi notre père, et tâche de leurreconstruire vite un beau foyer… Adieu ! je t’aime.Souviens-toi de Daniel. »

Cette lettre terminée, le petit Chose encommence tout de suite une autre ainsi conçue :

« Monsieur l’abbé, je vous prie de faireparvenir à mon frère Jacques la lettre que je laisse pour lui. Enmême temps, vous couperez de mes cheveux, et vous en ferez un petitpaquet pour ma mère.

« Je vous demande pardon du mal que jevous donne. Je me suis tué parce que j’étais trop malheureux ici.Vous seul, monsieur l’abbé, vous êtes toujours montré très bon pourmoi. Je vous en remercie.

« DANIEL EYSSETTE. »

Après quoi, le petit Chose met cette lettre etcelle de Jacques sous une même grande enveloppe, avec cettesuscription : « La personne qui trouvera la première moncadavre, est priée de remettre ce pli entre les mains de l’abbéGermane. » Puis, toutes ses affaires terminées, il attendtranquillement la fin de l’étude.

L’étude est finie. On soupe, on fait laprière, on monte au dortoir.

Les élèves se couchent ; le petit Chosese promène de long en large, attendant qu’ils soient endormis.

Voici maintenant M. Viot qui fait saronde ; on entend le cliquetis mystérieux de ses clefs et lebruit sourd de ses chaussons sur le parquet. « Bonsoir,monsieur Viot ! murmure le petit Chose. – Bonsoir,monsieur ! » répond à voix basse le surveillant ;puis il s’éloigne, ses pas se perdent dans le corridor.

Le petit Chose est seul. Il ouvre la portedoucement et s’arrête un instant sur le palier pour voir si lesélèves ne se réveillent pas ; mais tout est tranquille dans ledortoir.

Alors il descend, il se glisse à petits pasdans l’ombre des murs. La tramontane souffle tristement par-dessousles portes. Au bas de l’escalier, en passant devant le péristyle,il aperçoit la cour blanche de neige, entre ses quatre grands corpsde logis tout sombres.

Là-haut, près des toits, veille unelumière : c’est l’abbé Germane qui travaille à son grandouvrage. Du fond de son cœur le petit Chose envoie un dernieradieu, bien sincère à ce bon abbé ; puis il entre dans lasalle…

Le vieux gymnase de l’école de marine estplein d’une ombre froide et sinistre. Par les grillages d’unefenêtre un peu de lune descend et vient donner en plein sur le grosanneau de fer – oh ! cet anneau, le petit Chose ne fait qu’ypenser depuis des heures -, sur le gros anneau de fer qui reluitcomme de l’argent… Dans un coin de la salle, un vieil escabeaudormait. Le petit Chose va le prendre, le porte sous l’anneau, etmonte dessus ; il ne s’est pas trompé, c’est juste à lahauteur qu’il faut. Alors il détache sa cravate, une longue cravateen soie violette qu’il porte chiffonnée autour de son cou, comme unruban.

Il attache la cravate à l’anneau et fait unnœud coulant… Une heure sonne. Allons ! il faut mourir… Avecdes mains qui tremblent, le petit Chose ouvre le nœud coulant. Unesorte de fièvre le transporte.

« Adieu, Jacques ! AdieuMme Eyssette !… »

Tout à coup un poignet de fer s’abat sur lui.Il se sent saisi par le milieu du corps et planté debout sur sespieds, au bas de l’escabeau. En même temps une voix rude etnarquoise, qu’il connaît bien, lui dit :

« En voilà une idée, de faire du trapèzeà cette heure ! » Le petit Chose se retourne,stupéfait.

C’est l’abbé Germane, l’abbé Germane sans sasoutane, en culotte courte, avec son rabat flottant sur son gilet.Sa belle figure laide sourit tristement, à demi éclairée par lalune… Une seule main lui a suffi pour mettre le suicidé parterre ; de l’autre main il tient encore sa carafe qu’il vientde remplir à la fontaine de la cour. De voir la tête effarée et lesyeux pleins de larmes du petit Chose, l’abbé Germane a cessé desourire, et il répète, mais cette fois d’une voix douce et presqueattendrie :

« Quelle drôle d’idée, mon cher Daniel,de faire du trapèze à cette heure ! » Le petit Chose esttout rouge, tout interdit.

« Je ne fais pas du trapèze, monsieurl’abbé, je veux mourir.

– Comment !… mourir ? :.. Tu asdonc bien du chagrin ?

– Oh !… répond le petit Chose avec degrosses larmes brûlantes qui roulent sur ses joues.

– Daniel, tu vas venir avec moi », ditl’abbé.

Le petit Daniel fait signe que non et montrel’anneau de fer avec la cravate… L’abbé Germane le prend par lamain : « Voyons ! monte dans ma chambre ; si tuveux te tuer, eh bien, tu te tueras là-haut : il y a du feu,il fait bon. » Mais le petit Chose résiste :« Laissez-moi mourir, monsieur l’abbé. Vous n’avez pas ledroit de m’empêcher de mourir. » Un éclair de colère passedans les yeux du prêtre :

« Ah ! c’est commecela ! » dit-il. Et prenant brusquement le petit Chosepar la ceinture, il l’emporta sous son bras comme un paquet, malgrésa résistance et ses supplications…

… Nous voici maintenant chez l’abbéGermane : un grand feu brille dans la cheminée, près du feu,il y a une table avec une lampe allumée, des pipes et des tas depapiers chargés de pattes de mouche.

Le petit Chose est assis au coin de lacheminée. Il est très agité, il parle beaucoup, il raconte sa vie,ses malheurs et pourquoi il a voulu en finir. L’abbé l’écoute ensouriant ; puis, quand l’enfant a bien parlé, bien pleuré,bien dégonflé son pauvre cœur malade, le brave homme lui prend lesmains et lui dit très tranquillement :

« Tout cela n’est rien, mon garçon, et tuaurais été joliment bête de te mettre à mort pour si peu… Tonhistoire est fort simple : on t’a chassé du collège ce qui,par parenthèse, est un grand bonheur pour toi… – eh bien, il fautpartir, partir tout de suite, sans attendre tes huit jours… Tu n’espas une cuisinière, ventrebleu !… Ton voyage, tes dettes, net’en inquiète pas ! je m’en charge… L’argent que tu voulaisemprunter à ce coquin, c’est moi qui te le prêterai.

Nous réglerons tout cela demain… À présent,plus un mot ! j’ai besoin de travailler, et tu as besoin dedormir… Seulement je ne veux pas que tu retournes dans ton affreuxdortoir : tu aurais froid, tu aurais peur ; tu vas tecoucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin !…Moi, j’écrirai toute la nuit, et si le sommeil me prend, jem’étendrai sur le canapé… Bonsoir ! ne me parle plus. »Le petit Chose se couche, il ne résiste pas… Tout ce qui lui arrivelui fait l’effet d’un rêve. Que d’événements dans unejournée ! Avoir été si près de la mort, et se retrouver aufond d’un bon lit, dans cette chambre tranquille et tiède !…Comme le petit Chose est bien !… De temps en temps, en ouvrantles yeux, il voit sous la clarté douce de l’abat-jour le bon abbéGermane qui, tout en fumant, fait courir sa plume, à petit bruit,du haut en bas des feuilles blanches…

… Je fus réveillé le lendemain matin parl’abbé qui me frappait sur l’épaule. J’avais tout oublié endormant… Cela fit beaucoup rire mon sauveur.

«Allons ! mon garçon, me dit-il, lacloche sonne, dépêche-toi ; personne ne se sera aperçu derien, va prendre tes élèves comme à l’ordinaire ; pendant larécréation du déjeuner je t’attendrai ici pour causer. » Lamémoire me revint tout d’un coup. Je voulais le remercier ;mais positivement le bon abbé me mit à la porte.

Si l’étude me parut longue, je n’ai pas besoinde vous le dire… Les élèves n’étaient pas encore dans la cour, quedéjà je frappais chez l’abbé Germane. Je le retrouvai devant sonbureau, les tiroirs grands ouverts, occupé à compter les piècesd’or, qu’il alignait soigneusement par petits tas.

Au bruit que je fis en entrant, il retourna latête, puis se remit à son travail, sans rien me dire ; quandil eut fini, il referma ses tiroirs ; et me faisant signe dela main avec un bon sourire :

«Tout ceci est pour toi, me dit-il. J’ai faitton compte. Voici pour le voyage, voici pour le portier, voici pourle café Barbette, voici pour l’élève qui t’a prêté dix francs…J’avais mis cet argent de côté pour faire un remplaçant àCadet ; mais Cadet ne tire au sort que dans six ans, et d’icilà nous nous serons revus. » Je voulus parler, mais ce diabled’homme ne m’en laissa pas le temps : « À présent, mon garçon,fais-moi tes adieux… voilà ma classe qui sonne, et quand j’ensortirai je ne veux plus te retrouver ici. L’air de cette Bastillene te vaut rien… File vite à Paris, travaille bien, prie le BonDieu, fume des pipes, et tâche d’être un homme. – Tu m’entends,tâche d’être un homme. Car vois-tu ! mon petit Daniel, tu n’esencore qu’un enfant, et même j’ai bien peur que tu sois un enfanttoute ta vie. » Là-dessus, il m’ouvrit les bras avec unsourire divin ; mais, moi, je me jetai à ses genoux ensanglotant. Il me releva et m’embrassa sur les deux joues.

La cloche sonnait le dernier coup.

« Bon ! voilà que je suis enretard », dit-il en rassemblant à la hâte ses livres et sescahiers. Comme il allait sortir, il se retourna encore versmoi.

« J’ai bien un frère à Paris, moi aussi,un brave homme de prêtre, que tu pourrais aller voir… Mais,bah ! à moitié fou comme tu l’es, tu n’aurais qu’à oublier sonadresse… » Et sans en dire davantage, il se mit à descendrel’escalier à grands pas. Sa soutane flottait derrière lui ; dela main droite il tenait sa calotte, et, sous le bras gauche, ilportait un gros paquet de papiers et de bouquins… Bon abbéGermane ! Avant de m’en aller, je jetai un dernier regardautour de sa chambre ; je contemplai une dernière fois lagrande bibliothèque, la petite table, le feu à demi-éteint, lefauteuil où j’avais tant pleuré, le lit où j’avais dormi sibien ; et, songeant à cette existence mystérieuse danslaquelle je devinais tant de courage, de bonté cachée, dedévouement et de résignation, je ne pus m’empêcher de rougir de meslâchetés, et je me fis le serment de me rappeler toujours l’abbéGermane.

En attendant, le temps passait… J’avais mamalle à faire, mes dettes à payer, ma place à retenir à ladiligence…

Au moment de sortir, j’aperçus sur un coin dela cheminée plusieurs vieilles pipes toutes noires. Je pris la plusvieille, la plus noire, la plus courte, et je la mis dans ma pochecomme une relique ; puis je descendis.

En bas, la porte du vieux gymnase était encoreentrouverte. Je ne pus m’empêcher d’y jeter un regard en passant,et ce que je vis me fit frissonner.

Je vis la grande salle sombre et froide,l’anneau de fer qui reluisait, et ma cravate violette avec son nœudcoulant, qui se balançait dans le courant d’air au-dessus del’escabeau renversé.

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