Le Petit Chose

Chapitre 6LES PETITS

CEUX-LA n’étaient pas méchants ;c’étaient les autres.

Ceux-là ne me firent jamais de mal, et moi jeles aimais bien, parce qu’ils ne sentaient pas encore le collège etqu’on lisait toute leur âme dans leurs yeux.

Je ne les punissais jamais : À quoibon ? Est-ce qu’on punit les oiseaux ?… Quand ilspépiaient trop haut, je n’avais qu’à crier :« Silence ! » Aussitôt ma volière se taisait – aumoins pour cinq minutes.

Le plus âgé de l’étude avait onze ans. Onzeans, je vous demande ! Et le gros Serrières qui se vantait deles mener à la baguette !…

Moi, je ne les menai pas à la baguette.J’essayai d’être toujours bon, voilà tout.

Quelquefois, quand ils avaient été bien sages,je leur racontais une histoire… Une histoire !… Quelbonheur ! Vite, vite, on pliait les cahiers, on fermait leslivres ; encriers, règles, porte-plume, on jetait toutpêle-mêle au fond des pupitres ; puis, les bras croisés sur latable, on ouvrait de grands yeux et on écoutait. J’avais composé àleur intention cinq ou six petits contes fantastiques : lesDébuts d’une cigale, les Infortunes de JeanLapin, etc. Alors, comme aujourd’hui, le bonhomme La Fontaineétait mon saint de prédilection dans le calendrier littéraire, etmes romans ne faisaient que commenter ses fables ; seulementj’y mêlais de ma propre histoire. Il y avait toujours un pauvregrillon obligé de gagner sa vie comme le petit Chose, des bêtes àbon Dieu qui cartonnaient en sanglotant, comme Eyssette(Jacques).

Cela amusait beaucoup mes petits, et moi aussicela m’amusait beaucoup. Malheureusement, M. Viot n’entendaitpas qu’on s’amusât de la sorte.

Trois ou quatre fois par semaine, le terriblehomme aux clefs faisait une tournée d’inspection dans le collège,pour voir si tout s’y passait selon le règlement… Or, un de cesjours-là, il arriva dans notre étude juste au moment le pluspathétique de l’histoire de Jean Lapin. En voyant entrerM. Viot toute l’étude tressauta. Les petits, effarés, seregardèrent. Le narrateur s’arrêta court, Jean Lapin, interdit,resta une patte en l’air, en dressant de frayeur ses grandesoreilles.

Debout devant ma chaire, le souriantM. Viot promenait un long regard d’étonnement sur les pupitresdégarnis. Il ne parlait pas, mais ses clefs s’agitaient d’un airféroce : « Frinc ! frinc ! frinc ! tas dedrôles, on ne travaille donc plus ici !» J’essayai touttremblant d’apaiser les terribles clefs.

« Ces messieurs ont beaucoup travaillé,ces jours-ci, balbutiai-je… J’ai voulu les récompenser en leurracontant une petite histoire. »

M. Viot ne me répondit pas. Il s’inclinaen souriant, fit gronder ses clefs une dernière fois etsortit !. Le soir, à la récréation de quatre heures, il vintvers moi, et me remit, toujours souriant, toujours muet, le cahierdu règlement ouvert à la page 12 : Devoirs du maître enversles élèves.

Je compris qu’il ne fallait plus raconterd’histoires et je n’en racontai plus jamais.

Pendant quelques jours, mes petits furentinconsolables. Jean Lapin leur manquait, et cela me crevait le cœurde ne pouvoir le leur rendre. Je les aimais tant, si vous saviez,ces gamins-là ! Jamais nous ne nous quittions… Le collègeétait divisé en trois quartiers très distincts : les grands,les moyens, les petits ; chaque quartier avait sa cour, sondortoir, son étude. Mes petits étaient donc à moi, bien à moi.

Il me semblait que j’avais trente-cinqenfants.

À part ceux-là, pas un ami. M. Viot avaitbeau me sourire, me prendre par le bras aux récréations, me donnerdes conseils au sujet du règlement, je ne l’aimais pas, je nepouvais pas l’aimer ; ses clefs me faisaient trop peur. Leprincipal, je ne le voyais jamais. Les professeurs méprisaient lepetit Chose et le regardaient du haut de leur toque. Quant à mescollègues, la sympathie que l’homme aux clefs paraissait metémoigner me les avait aliénés ; d’ailleurs, depuis maprésentation aux sous-officiers, je n’étais plus retourné au caféBarbette, et ces braves gens ne me le pardonnaient pas.

Il n’y avait pas jusqu’au portier Cassagne etau maître d’armes Roger qui ne fussent pas contre moi.

Le maître d’armes surtout semblait m’envouloir terriblement. Quand je passais à côté de lui, il frisait samoustache d’un air féroce et roulait de gros yeux, comme s’il eûtvoulu sabrer un cent d’Arabes. Une fois il dit très haut àCassagne, en me regardant, qu’il n’aimait pas les espions. Cassagnene répondit pas ; mais je vis bien à son air qu’il ne lesaimait pas non plus… De quels espions s’agissait-il ?… Cela mefit beaucoup penser.

Devant cette antipathie universelle, j’avaispris bravement mon parti. Le maître des moyens partageait avec moiune petite chambre, au troisième étage, sous les combles ;c’est là que je me réfugiais pendant les heures de classe. Comme,mon collègue passait tout son temps au café Barbette, la chambrem’appartenait ; c’était ma chambre, mon chez moi.

À peine rentré, je m’enfermais à double tour,je traînais ma malle – il n’y avait pas de chaise dans ma chambre –devant un vieux bureau criblé de taches d’encre et d’inscriptionsau canif, j’étalais dessus tous mes livres, et à l’ouvrage.

Alors on était au printemps…, Quand je levaisla tête, je voyais le ciel tout bleu et les grands arbres de lacour déjà couverts de feuilles. Au-dehors pas de bruit. De temps entemps la voix monotone d’un élève récitant sa leçon, uneexclamation de professeur en colère, une querelle sous le feuillageentre moineaux… ;. puis, tout rentrait dans le silence, lecollège avait l’air de dormir.

Le petit Chose, lui, ne dormait pas. Il nerêvait pas même, ce qui est une adorable façon de dormir. Iltravaillait, travaillait sans relâche, se bourrant de grec et delatin à se faire sauter la cervelle.

Quelquefois, au plein cœur de son aridebesogne, un doigt mystérieux frappait à la porte.

« Qui est là ?

– C’est moi, la Muse, ton ancienne amie, lafemme du cahier rouge, ouvre-moi vite, petit Chose. » Mais lepetit Chose se gardait d’ouvrir. Il s’agissait bien de la Muse, mafoi ! Au diable le cahier rouge ! L’important pour lequart d’heure était de faire beaucoup de thèmes grecs, de passerlicencié, d’être nommé professeur, et de reconstruire au plus viteun beau foyer tout neuf pour la famille Eyssette.

Cette pensée que je travaillais pour lafamille me donnait un grand coulage et me rendait la vie plusdouce. Ma chambre elle-même en était embellie…

Oh ! mansarde, chère mansarde, quellesbelles heures j’ai passées entre tes quatre murs ! Comme j’ytravaillais bien ! Comme je m’y sentais brave !…

Si j’avais quelques bonnes heures, j’en avaisde mauvaises aussi. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi,il fallait mener les enfants en promenade.

Cette promenade était un supplice pourmoi.

D’habitude nous allions à la Prairie, unegrande pelouse qui s’étend comme un tapis au pied de la montagne, àune demi-lieue de la ville. Quelques gros châtaigniers, trois ouquatre guinguettes peintes en jaune, une source vive courant dansle vert, faisaient l’endroit charmant et gai pour l’œil… Les troisétudes s’y rendaient séparément ; une fois là, on lesréunissait sous la surveillance d’un seul maître qui était toujoursmoi. Mes deux collègues allaient se faire régaler par des grandsdans les guinguettes voisines, et, comme on ne m’invitait jamais,je restais pour garder les élèves… Un dur métier dans ce belendroit ! Il aurait fait si bon s’étendre sur cette herbeverte, dans l’ombre des châtaigniers, et se griser de serpolet, enécoutant chanter la petite source !… Au lieu de cela, ilfallait surveiller, crier, punir… J’avais tout le collège sur lesbras. C’était terrible…

Mais le plus terrible encore, ce n’était pasde surveiller les élèves à la Prairie, c’était de traverser laville avec ma division, la division des petits. Les autresdivisions emboîtaient le pas à merveille et sonnaient des talonscomme de vieux grognards ! cela sentait la discipline et letambour. Mes petits, eux, n’entendaient rien à toutes ces belleschoses.

Ils n’allaient pas en rang, se tenaient par lamain et jacassaient le long de la route. J’avais beau leurcrier : « Gardez vos distances !» ils ne mecomprenaient pas et marchaient tout de travers.

J’étais assez content de ma tête de colonne.J’y mettais les plus grands, les plus sérieux, ceux qui portaientla tunique ; mais à la queue, quel gâchis ! queldésordre ! Une marmaille folle, des cheveux ébouriffés, desmains sales, des culottes. en lambeaux ! Je n’osais pas lesregarder.

Desinit in piscem, me disait à ce sujet lesouriant M. Viot, homme d’esprit à ses heures. Le fait est quema queue de colonne avait une triste mine.

Comprenez-vous mon désespoir de me montrerdans les rues de Sarlande en pareil équipage, et le dimanche,surtout ! Les cloches carillonnaient, les rues étaient pleinesde monde. On rencontrait des pensionnats de demoiselles quiallaient à vêpres, des modistes en bonnet rose, des élégants enpantalon gris perle. Il fallait traverser tout cela avec un habitrâpé et une division ridicule. Quelle honte !…

Parmi tous ces diablotins ébouriffés que jepromenais deux fois par semaine dans la ville, il y en avait unsurtout, un demi-pensionnaire, qui me, désespérait par sa laideuret sa mauvaise tenue.

Imaginez un horrible petit avorton, si petitque c’en était ridicule ; avec cela disgracieux, sale, malpeigné, mal vêtu, sentant le ruisseau, et, pour que rien ne luimanquât, affreusement bancal.

Jamais pareil élève, s’il est permis toutefoisde donner à ça le nom d’élève, ne figura sur les feuillesd’inscription de l’Université. C’était à déshonorer un collège.

Pour ma part, je l’avais pris enaversion ; et quand je le voyais, les jours de promenade, sedandiner à la queue de la colonne avec la grâce d’un jeune canard,il me venait des envies furieuses de le chasser à grands coups debotte pour l’honneur de ma division.

Bamban – nous l’avions surnommé Bamban à causede sa démarche plus qu’irrégulière – Bamban était loin d’appartenirà une famille aristocratique.

Cela se voyait sans peine à ses manières, àses façons de dire et surtout aux belles relations qu’il avait dansle pays.

Tous les gamins de Sarlande étaient sesamis.

Grâce à lui, quand nous sortions, nous avionstoujours à nos trousses une nuée de polissons qui faisaient la rouesur nos derrières, appelaient Bamban par son nom, le montraient dudoigt, lui jetaient des peaux de châtaignes, et mille autres bonnessingeries. Mes petits s’en amusaient beaucoup, mais moi, je neriais pas, et j’adressais chaque semaine au principal un rapportcirconstancié sur l’élève Bamban et les nombreux désordres que saprésence entraînait.

Malheureusement mes rapports restaient sansréponse et j’étais toujours obligé de me montrer dans les rues encompagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal quejamais.

Un dimanche entre autres, un beau dimanche defête et de grand soleil, il m’arriva pour la promenade dans un étatde toilette tel que nous en fûmes tous épouvantés. Vous n’avezjamais rien rêvé de semblable. Des mains noires, des souliers sanscordon, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus deculotte… un monstre. Le plus risible, c’est qu’évidemment onl’avait fait très beau, ce jour là, avant de me l’envoyer. Sa tête,mieux peignée qu’à l’ordinaire, était encore roide de pommade, etle nœud de cravate avait je ne sais quoi qui sentait les doigtsmaternels. Mais il y a tant de ruisseaux avant d’arriver aucollège !…

Bamban s’était roulé dans tous.

Quand je le vis prendre son rang parmi lesautres, paisible et souriant comme si de rien n’était, j’eus unmouvement d’horreur et d’indignation.

Je lui criai :« Va-t’en ! » Bamban pensa que je plaisantais etcontinua de sourire. Il se croyait très beau, ce jour-là ! Jelui criai de nouveau : «Va-t’en ! va-t’en ! »Il me regarda d’un air triste et soumis, son œil suppliait ;mais je fus inexorable et la division s’ébranla, le laissant seul,immobile au milieu de la rue.

Je me croyais délivré de lui pour toute lajournée, lorsqu’au sortir de la ville des rires et deschuchotements à mon arrière-garde me firent retourner la tête.

À quatre ou cinq pas derrière nous, Bambansuivait la promenade gravement. « Doublez le pas »,dis-je aux deux premiers.

Les élèves comprirent qu’il s’agissait defaire une niche au bancal, et la division se mit à filer d’un traind’enfer.

De temps en temps on se retournait pour voirsi Bamban pouvait suivre, et on riait de l’apercevoir là-bas, bienloin, gros comme le poing, trottant dans la poussière de la route,au milieu des marchands de gâteaux et de limonade.

Cet enragé-là arriva à la Prairie presque enmême temps que nous. Seulement il était pâle de fatigue et tiraitla jambe à faire pitié.

J’en eus le cœur touché, et, un peu honteux dema cruauté, je l’appelai près de moi doucement.

Il avait une petite blouse fanée, à carreauxrouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.

Je la reconnus tout de suite, cette blouse, etdans moi-même je me disais : «Misérable, tu n’as pashonte ? Mais c’est toi le petit Chose que tu t’amuses àmartyriser ainsi !. » Et, plein de larmes intérieures, jeme mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité. Bamban s’étaitassis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Jem’assis près de lui. Je lui parlai… Je lui achetai une orange…J’aurais voulu lui laver les pieds. À partir de ce jour, Bambandevint mon ami.

J’appris sur son compte des chosesattendrissantes…

C’était le fils d’un maréchal ferrant qui,entendant vanter partout les bienfaits de l’éducation, se saignaitles quatre membres, le pauvre homme ! pour envoyer son enfantdemi-pensionnaire au collège. Mais, hélas !

Bamban n’était pas fait pour le collège, et iln’y profitait guère.

Le jour de son arrivée, on lui avait donné unmodèle de bâtons en lui disant : « Fais desbâtons ! » Et depuis un an, Bamban, faisait des bâtons.Et quels bâtons, grand Dieu !… tortus, sales, boiteux,clopinants, des bâtons de Bamban !..

Personne ne s’occupait de lui. Il ne faisaitspécialement partie d’aucune classe ; en général, il entraitdans celle qu’il voyait ouverte. Un jour, on le trouva en train defaire ses bâtons dans la classe de philosophie… Un drôle d’élève ceBamban ! Je le regardais quelquefois à l’étude, courbé en deuxsur son cahier, suant, soufflant, tirant la langue, tenant sa plumeà pleines mains et appuyant de toutes ses forces, comme s’il eûtvoulu traverser la table… À chaque bâton il reprenait de l’encre,et à la fin de chaque ligne, il rentrait sa langue et se reposaiten se frottant les mains.. Bamban travaillait de meilleur cœurmaintenant que nous étions amis…

Quand il avait terminé une page, ils’empressait de gravir ma chaire à quatre pattes et posait son chefd’œuvre devant moi, sans parler.

Je lui donnais une petite tape affectueuse enlui disant : «C’est très bien !» C’était hideux, mais jene voulais pas le décourager.

De fait, peu à peu, les bâtons commençaient àmarcher plus droit, la plume crachait moins, et il y avait moinsd’encre sur les cahiers… Je crois que je serais venu à bout de luiapprendre quelque chose ; malheureusement, la destinée noussépara. Le maître des moyens quittait le collège. Comme la fin del’année était proche, le principal ne voulut pas prendre un nouveaumaître. On installa un rhétoricien ! à barbe, dans la chairedes petits, et c’est moi qui fus chargé de l’étude des moyens.

Je considérai cela comme une catastrophe.

D’abord les moyens m’épouvantaient. Je lesavais vus à l’œuvre les jours de Prairie, et la pensée que j’allaisvivre sans cesse avec eux me serrait le cœur.

Puis il fallait quitter mes petits, mes cherspetits que j’aimais tant… Comment serait pour eux le rhétoricien àbarbe ?… Qu’allait devenir Bamban ? J’étais réellementmalheureux, Et mes petits aussi se désolaient de me voirpartir.

Le jour où je leur fis ma dernière étude, il yeut un moment d’émotion quand la cloche sonna… Ils voulurent tousm’embrasser. Quelques-uns même, je vous assure, trouvèrent deschoses charmantes à me dire.

Et Bamban ?…

Bamban ne parla pas. Seulement, au moment oùje sortais, il s’approcha de moi, tout rouge, et me mit dans lamain, avec solennité, un superbe cahier de bâtons qu’il avaitdessinés à mon intention.

Pauvre Bamban !.

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