Le Petit Chose

Chapitre 13LES CLEFS DE M. VIOT

Comme je sortais du collège à grandesenjambées, encore tout ému de l’horrible spectacle que je venais devoir, la loge du portier s’ouvrit brusquement, et j’entendis qu’onappelait :

« Monsieur Eyssette ! monsieurEyssette ! » C’étaient le maître du café Barbette et sondigne ami M. Cassagne, l’air effaré, presque insolents.

Le cafetier parla le premier.

« Est-ce vrai que vous partez, monsieurEyssette ?

– Oui, monsieur Barbette, répondis-jetranquillement, je pars aujourd’hui même. »

M. Barbette fit un bond, M. Cassagneen fit un autre ; mais le bond de M. Barbette fut bienplus fort que celui de M. Cassagne, parce que je lui devaisbeaucoup d’argent.

« Comment ! aujourd’huimême !

– Aujourd’hui même, et je cours de ce pasretenir ma place à la diligence. » Je crus qu’ils allaient mesauter à la gorge.

« Et mon argent ? ditM. Barbette.

– Et le mien ? » hurlaM. Cassagne.

Sans répondre, j’entrai dans la loge, ettirant gravement, à pleines mains, les belles pièces d’or de l’abbéGermane, je me mis à leur compter sur le bout de la table ce que jeleur devais à tous les deux.

Ce fut un coup de théâtre ! Les deuxfigures renfrognées se déridèrent, comme par magie… Quand ilseurent empoché leur argent, un peu honteux des craintes qu’ilsm’avaient montrées, et tout joyeux d’être payés, ils s’épanchèrenten compliments de condoléances et en protestationsd’amitié :

«Vraiment, monsieur Eyssette, vous nousquittez ?… Oh ! quel dommage ! Quelle perte pour lamaison ! » Et puis des oh ! des ah ! deshélas ! des soupirs, des poignées de main, des larmesétouffées…

La veille encore, j’aurais pu me laisserprendre à ces dehors d’amitié ! mais maintenant j’étais ferréà glace sur les questions de sentiment.

Le quart d’heure passé sous la tonnellem’avait appris à connaître les hommes – du moins je le croyaisainsi – et plus ces affreux gargotiers se montraient affables, plusils m’inspiraient de dégoût.

Aussi, coupant court à leurs effusionsridicules, je sortis du collège et m’en allai bien vite retenir maplace à la bienheureuse diligence qui devait m’emporter loin detous ces monstres.

En revenant du bureau des messageries, jepassai devant le café Barbette, mais je n’entrai pas ;l’endroit me faisait horreur. Seulement, poussé par je ne saisquelle curiosité malsaine, je regardai à travers les vitres… Lecafé était plein de monde ; c’était jour de poule au billard.On voyait parmi la fumée des pipes flamboyer les pompons des shakoset les ceinturons qui reluisaient pendus aux patères. Les noblescœurs étaient au complet, il ne manquait que le maître d’armes.

Je regardai un moment ces grosses faces rougesque les glaces multipliaient, l’absinthe dansant dans les verres,les carafons d’eau-de-vie tout ébréchés sur le bord ; et depenser que j’avais vécu dans ce cloaque je me sentis rougir… Jerevis le petit Chose roulant autour du billard, marquant lespoints, payant le punch, humilié, méprisé, se dépravant de jour enjour, et mâchonnant sans cesse entre ses dents un tuyau de pipe ouun refrain de caserne… Cette vision m’épouvanta encore plus quecelle que j’avais eue dans la salle du gymnase en voyant flotter lapetite cravate violette. Je m’enfuis…

Or, comme je m’acheminais vers le collège,suivi d’un homme de la diligence pour emporter ma malle, je visvenir sur la place le maître d’armes, sémillant, une badine à lamain, le feutre sur l’oreille, mirant sa moustache fine dans sesbelles bottes vernies… De loin je le regardais avec admiration enme disant :

« Quel dommage qu’un si bel homme porteune si vilaine âme !… » Lui, de son côté, m’avait aperçuet venait vers moi avec un bon sourire bien loyal et deux grandsbras ouverts… « Oh ! la tonnelle ! Je vouscherchais, me dit-il… Qu’est-ce que j’apprends ?Vous… ».

Il s’arrêta net. Mon regard lui cloua sesphrases menteuses sur les lèvres. Et dans ce regard qui le fixaitd’aplomb, en face, le misérable dut lire bien des choses, car je levis tout à coup pâlir, balbutier, perdre contenance ; mais cene fut que l’affaire d’un instant : il reprit aussitôt son airflambant, planta dans mes yeux deux yeux froids et brillants commel’acier, et, fourrant ses mains au fond de ses poches d’un airrésolu, il s’éloigna en murmurant que ceux qui ne seraient pascontents n’auraient qu’à venir le lui dire…

Bandit, va ! Quand je rentrai au collège,les élèves étaient en classe. Nous montâmes dans ma mansarde.L’homme chargea la malle sur ses épaules et descendit. Moi, jerestai encore quelques instants dans cette chambre glaciale,regardant les murs nus et salis, le pupitre noir tout déchiqueté,et, par la fenêtre étroite, les platanes des cours qui montraientleurs têtes couvertes de neige… En moi-même, je disais adieu à toutce monde.

À ce moment, j’entendis une voix de tonnerrequi grondait dans les classes : c’était la voix de l’abbéGermane. Elle me réchauffé le cœur et fit venir au bord des cilsquelques bonnes larmes.

Après quoi, je descends lentement, regardantattentif autour de moi, comme pour emporter dans mes yeux l’image,toute l’image, de ces lieux que je ne devais plus jamais revoir.C’est ainsi que je traversai les longs corridors à hautes fenêtresgrillagées où les yeux noirs m’étaient apparus pour la premièrefois.

Dieu vous protège, mes chers yeuxnoirs !… Je passai aussi devant le cabinet du principal, avecsa double porte mystérieuse ; puis, à quelques pas plus loin,devant le cabinet de M. Viot… ! A, je m’arrêtaisubitement… O joie, à délices ! les clefs, les terribles clefspendaient à la serrure, et le vent les faisait doucement frétiller.Je les regardai un moment, ces clefs formidables, je les regardaiavec une sorte de terreur religieuse ; puis, tout à coup, uneidée de vengeance me vint. Traîtreusement, d’une main sacrilège, jeretirai le trousseau de la serrure, et, le cachant sous maredingote je descendis l’escalier quatre à quatre.

Il y avait au bout de la cour des moyens unpuits très profond. J’y courus d’une haleine. À cette heure la courétait déserte ; la fée aux lunettes n’avait pas encore relevéson rideau. Tout favorisait mon crime.

Alors, tirant les clefs de dessous mon habit,ces misérables clefs qui m’avaient tant fait souffrir, je les jetaidans le puits de toutes mes forces… frinc ! frinc !frinc ! Je les entendis dégringoler, rebondir contre lesparois et tomber lourdement dans l’eau qui se referma surelles ; ce forfait commis, je m’éloignai souriant.

Sous le porche, en sortant du collège, ladernière personne que je rencontrai fut M. Viot, mais unM. Viot sans ses clefs, hagard, effaré, courant de droite etde gauche. Quand il passa près de moi, il me regarda un moment avecangoisse. Le malheureux avait envie de me demander si je ne lesavais pas vues. Mais il n’osa pas… À ce moment, le portier luicriait du haut de l’escalier en se penchant : « MonsieurViot, je ne les trouve pas ! » J’entendis l’homme auxclefs faire tout bas : « Oh ! monDieu ! »

– Et il partit comme un fou à ladécouverte.

J’aurais été heureux de jouir plus longtempsde ce spectacle, mais le clairon de la diligence sonnait sur laplace d’Armes, et je ne voulais pas qu’on partît sans moi. Etmaintenant, adieu pour toujours, grand collège enfumé, fait devieux fer et de pierres noires ; adieu, vilains enfants !adieu, règlement féroce ! Le petit Chose s’envole et nereviendra plus. Et vous, marquis de Boucoyran, estimez-vousheureux : On s’en va, sans vous allonger ce fameux coupd’épée, si longtemps médité avec les nobles cœurs du café Barbette…Fouette, cocher ! Sonne, trompette ! Bonne vieillediligence, fais feu de tes quatre roues… Emporte le petit Chose augalop de tes trois chevaux… Emporte le bien vite dans sa villenatale, pour qu’il embrasse sa mère chez l’oncle Baptiste, etqu’ensuite il mette le cap sur Paris et rejoigne au plus viteEyssette (Jacques) dans sa chambre du Quartier latin !…

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