Le Petit Chose

Chapitre 14LE RÊVE

«REGARDE donc, Daniel, me dit ma mère Jacquesquand nous entrâmes dans la chambre de l’hôtel Pilois : c’estcomme la nuit de ton arrivée à Paris !» Comme cette nuit-là,en effet, un joli réveillon nous attendait sur une nappe bienblanche : le pâté sentait bon, le vin avait l’air vénérable,la flamme claire des bougies riait au fond des verres… Et pourtant,et pourtant, ce n’était plus la même chose ! Il y a desbonheurs qu’on ne recommence pas. Le réveillon était le même ;mais il y manquait la fleur de nos anciens convives, les bellesardeurs de l’arrivée, les projets de travail, les rêves de gloire,et cette sainte confiance qui fait rire et qui donne faim. Pas un,hélas ! pas un de ces réveillonneurs du temps passé n’avaitvoulu venir chez M. Pilois. Ils étaient tous restés dans leclocher de Saint-Germain ; même, au dernier moment,l’Expansion, qui nous avait promis d’être de la fête, fit direqu’elle ne viendrait pas.

Oh ! non, ce n’était plus la même chose.Je le compris si bien qu’au lieu de m’égayer, l’observation deJacques me fit monter aux yeux un grand flot de larmes. Je suis sûrqu’au fond du cœur il avait bonne envie de pleurer, luiaussi ; mais il eut le courage de se contenir, et me dit enprenant un petit air allègre : « Voyons ! Daniel,assez pleuré ! Tu ne fais que cela depuis une heure. (Dans lavoiture, pendant qu’il me parlait, je n’avais cessé de sanglotersur son épaule.) En voilà un drôle d’accueil ! Tu me rappellespositivement les plus mauvais jours de mon histoire, le temps despots de colle et de :

«Jacques tu es un âne !» Voyons !séchez vos larmes, jeune repenti, et regardez-vous dans la glace,cela vous fera rire. » Je me regardai dans la glace ;mais je ne ris pas.

Je me fis honte… J’avais ma perruque jaunecollée à plat sur mon front, du rouge et du blanc plein les joues,par là-dessus la sueur, les larmes… C’était hideux ! D’ungeste de dégoût, j’arrachai ma perruque ! mais, au moment dela jeter, je fis réflexion, et j’allai la pendre au beau milieu dela muraille.

Jacques me regardait très étonné :« Pourquoi la mets-tu là, Daniel ? C’est très vilain, cetrophée de guerrier apache… Nous avons l’air d’avoir scalpéPolichinelle. » Et moi, très gravement :« Non ! Jacques, ce n’est pas un trophée. C’est monremords, mon remords palpable et visible, que je veux avoirtoujours devant moi. » Il y eut l’ombre d’un sourire amer surles lèvres de Jacques, mais tout de suite, il reprit sa minejoyeuse : « Bah ! laissons cela tranquille ;maintenant que te voilà débarbouillé et que j’ai retrouvé ta chèrefrimousse, mettons-nous à table, mon joli frisé, je meurs defaim. » Ce n’était pas vrai ; il n’avait pas faim, ni moinon plus, grand Dieu ! J’avais beau vouloir faire bon visageau réveillon, tout ce que je mangeais s’arrêtait à ma gorge, et,malgré mes efforts pour être calme, j’arrosais mon. pâté de larmessilencieuses.

Jacques, qui m’épiait du coin de l’œil, me ditau bout d’un moment : «Pourquoi pleures-tu ? Est-ce quetu regrettes d’être ici ? Est-ce que tu m’en veux de t’avoirenlevé ?… » Je lui répondis tristement :« Voilà une mauvaise parole, Jacques ! mais je t’ai donnéle droit de tout me dire. » Nous continuâmes pendant quelquetemps encore à manger, ou plutôt à faire semblant. À la fin,impatienté de cette comédie que nous nous jouions l’un à l’autre,Jacques repoussa son assiette et se leva.

«Décidément le réveillon ne va pas ; nousferions mieux de nous coucher… » Il y a chez nous un proverbequi dit : « Le tourment et le sommeil ne sont pascamarades de lit. » Je m’en aperçus cette nuit-là. Montourment c’était de songer à tout le bien que m’avait fait ma mèreJacques et à tout le mal que je lui avais rendu, de comparer ma vieà la sienne, mon égoïsme à son dévouement, cette âme d’enfant lâcheà ce cœur de héros, qui avait pris pour devise : « Il n’ya qu’un bonheur au monde, le bonheur des autres. » C’étaitaussi de me dire : « Maintenant, ma vie est gâtée.

J’ai perdu la confiance de Jacques, l’amourdes yeux noirs, l’estime de moi-même… Qu’est-ce que je vaisdevenir ? ».

Cet affreux tourment-là me tint éveilléjusqu’au matin… Jacques non plus ne dormit pas. Je l’entendis sevirer de droite et de gauche sur son oreiller, et tousser d’unepetite toux sèche qui me picotait les yeux. Cette fois, je luidemandai bien doucement :

« Tu tousses ! Jacques. Est-ce quetu es malade ?… » Il me répondit : « Ce n’estrien… Dors… » Et je compris à son air qu’il était plus fâchécontre moi qu’il ne voulait le paraître. Cette idée redoubla monchagrin, et je me remis à pleurer seul sous ma couverture, tant ettant que je finis par m’endormir. Si le tourment empêche lesommeil, les larmes sont un narcotique.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour.Jacques n’était plus à côté de moi. Je le croyais sorti ;mais, en écartant les rideaux, je l’aperçus à l’autre bout de lachambre, couché sur un canapé, et si pâle, oh ! si pâle… Je nesais quelle idée terrible me traversa la cervelle.« Jacques !» criai-je en m’élançant vers lui… Il dormait,mon cri ne le réveilla pas.

Chose singulière, son visage avait dans lesommeil une expression de souffrance triste que je ne lui avaisjamais vue, et qui pourtant ne m’était pas nouvelle. Ses traitsamaigris, sa face allongée, la pâleur de ses joues, la transparencemaladive de ses mains, tout cela me faisait peine à voir, mais unepeine déjà ressentie.

Cependant, Jacques n’avait jamais étémalade.

Jamais il n’avait eu auparavant ce demi-cerclebleuâtre sous les yeux, ce visage décharné… Dans quel mondeantérieur avais-je donc eu la vision de ces choses ?… Tout àcoup, le souvenir de mon rêve me revint. Oui ! c’est cela,voilà bien le Jacques du rêve, pâle, horriblement pâle, étendu surun canapé, il vient de mourir, Daniel Eyssette, et c’est vous quil’avez tué… À ce moment un rayon de soleil gris entre timidementpar la fenêtre et vient courir comme un lézard sur ce pâle visageinanimé… O douceur ! voilà le mort qui se réveille, se frotteles yeux, et me voyant debout devant lui, me dit avec un gaisourire :

«Bonjour, Daniel ! As-tu biendormi ? Moi, je toussais trop. Je me suis mis sur ce canapépour ne pas te réveiller. » Et tandis qu’il me parle bientranquillement, je sens mes jambes qui tremblent encore del’horrible vision que je viens d’avoir, et je dis dans le secret demon cœur : « Éternel Dieu, conservez-moi ma mèreJacques !» Malgré ce triste réveil, le matin fut assez gai.Nous sûmes même retrouver un écho des anciens bons rires, lorsqueje m’aperçus en m’habillant que je possédais, pour tout vêtementune culotte courte en futaine et un gilet. rouge à grandes basques,défroques théâtrales que j’avais sur moi au moment del’enlèvement.

« Pardieu ! mon cher, me ditJacques, on ne pense pas à tout. Il n’y a que les don, Juan sansdélicatesse qui songent au trousseau quand ils enlevèrent unebelle. Du reste, n’aie pas peur. Nous allons te faire habiller deneuf… Ce sera encore comme à ton arrivée à Paris. » Il disaitcela pour me faire plaisir, car il sentait bien comme moi que cen’était plus la même chose.

« Allons, Daniel, continua mon braveJacques, en voyant ma mine redevenir songeuse, ne pensons plus aupassé. Voici une vie nouvelle qui s’ouvre devant nous, entrons-ysans remords, sans méfiance, et tâchons seulement qu’elle ne nousjoue pas les mêmes tours que l’ancienne… Ce que tu comptes fairedésormais, mon frère, je ne te le demande pas, mais il me sembleque si tu veux entreprendre un nouveau poème l’endroit sera bon,ici, pour travailler. La chambre est tranquille. Il y a des oiseauxqui chantent dans le jardin. Tu mets l’établi aux rimes devant lafenêtre… » Je l’interrompis vivement : « Non !Jacques, plus de poèmes, plus de rimes. Ce sont des fantaisies quite coûtent trop cher. Ce que je veux, maintenant, c’est faire commetoi, travailler, gagner ma vie, et t’aider de toutes mes forces àreconstruire le foyer. » Et lui souriant et calme :« Voilà de beaux projets, monsieur le papillon bleu ;mais ce n’est point cela qu’on vous demande. Il ne s’agit pas degagner votre vie, et si seulement vous promettiez… Mais,baste ! nous recauserons de cela plus tard… Allons acheter teshabits. »

Je fus obligé, pour sortir, d’endosser une deses redingotes, qui me tombait jusqu’aux talons et me donnait l’aird’un musicien piémontais ; il ne me manquait qu’une harpe.Quelques mois auparavant, si j’avais dû courir les rues dans unpareil accoutrement, je serais mort de honte ; mais, pourl’heure, j’avais bien d’autres hontes à fouetter, et les yeux desfemmes pouvaient rire sur mon passage, ce n’était plus la mêmechose que du temps de mes caoutchoucs… Oh ! non ! cen’était plus la même chose. « À présent que te voilà chrétien, medit la mère Jacques en sortant de chez le fripier, je vais teramener à l’hôtel Pilois : puis, j’irai voir si le marchand defer dont je tenais les livres avant mon départ veut encore medonner de l’ouvrage.. » L’argent de Pierrotte ne sera paséternel ; il faut que je songe à notre pot-au-feu. »J’avais envie de lui dire : « Eh bien, Jacques, va-t’enchez ton marchand de fer. Je saurai bien rentrer seul à lamaison. » Mais ce qu’il en faisait, je le compris, c’étaitpour être sûr que je n’allais pas retourner à Montparnasse.Ah ! s’il avait pu lire dans mon âme.

Pour le tranquilliser, je le laissai mereconduire jusqu’à l’hôtel ; mais à peine eut-il les talonstournés que je pris mon vol dans la rue. J’avais des courses àfaire, moi aussi…

Quand je rentrai il était tard. Dans la brumedu jardin, une grande ombre noire se promenait avec agitation.C’était ma mère Jacques. « Tu as bien fait d’arriver me dit-ilen grelottant. J’allais partir pour Montparnasse…» J’eus unmouvement de colère : « Tu doutes trop de moi, Jacques,ce n’est pas généreux… Est-ce que nous serons toujours ainsi ?Est-ce que tu ne me rendras jamais ta confiance ? Je te jure,sur ce que j’ai de plus cher au monde, que je ne viens pas d’où tucrois, que cette femme est morte pour moi, que je ne la reverraijamais, que tu m’as reconquis tout entier, et que ce passé terribleauquel ta tendresse m’arrache ne m’a laissé que des remords et pasun regret… Que faut-il te dire encore pour te convaincre ?Ah ! tiens, méchant ! Je voudrais t’ouvrir ma poitrine,tu verrais que je ne mens pas. » Ce qu’il me répondit ne m’estpas resté, mais je me souviens que dans l’ombre, il secouaittristement la tête de l’air de dire : « Hélas ! jevoudrais bien te croire… » Et cependant j’étais sincère en luiparlant ainsi. Sans doute qu’à moi seul je n’aurais jamais eu lecourage de m’arracher à cette femme, mais maintenant que la chaîneest brisée, j’éprouvais un soulagement inexprimable. Comme ces gensqui essaient de se faire mourir par le charbon et qui s’enrepentent au dernier moment, lorsqu’il est trop tard et que déjàl’asphyxie les étrangle et les paralyse. Tout à coup les voisinsarrivent, la porte vole en éclats, l’air sauveur circule dans lachambre, et les pauvres suicidés le boivent avec délices, heureuxde vivre encore et promettant de ne plus recommencer. Moipareillement, après cinq mois d’asphyxie morale, je humais àpleines narines l’air pur et fort de la vie honnête, j’enremplissais mes poumons, et je vous jure Dieu que je n’avais pasenvie de recommencer…

C’est ce que Jacques ne voulait pas croire, ettous les serments du monde ne l’auraient pas convaincu de masincérité… Pauvre garçon ! Je lui en avais tant fait !Nous passâmes cette première soirée chez nous, assis au coin du feucomme en hiver, car la chambre était humide et la brume du jardinnous pénétrait jusqu’à la moelle des os. Puis, vous savez, quand onest triste, cela semble bon de voir un peu de flamme… Jacquestravaillait, faisait des chiffres.

En son absence, le marchand de fer avait voulutenir ses livres lui-même et il en était résulté un si beaugriffonnage, un tel gâchis du doit et avoir qu’il fallaitmaintenant un mois de grand travail pour remettre les choses enétat. Comme vous pensez, je n’aurais pas mieux demandé que d’aiderma mère Jacques dans cette opération. Mais les papillons bleusn’entendent rien à l’arithmétique ; et, après une heure passéesur ces gros cahiers de commerce rayés de rouge et chargésd’hiéroglyphes bizarres, je fus obligé de jeter ma plume auxchiens.

Jacques, lui, se tirait à merveille de cettearide besogne. Il donnait, tête baissée, au plus épais deschiffres, et les grosses colonnes ne lui faisaient pas peur. Detemps en temps, au milieu de son travail, il se tournait vers moiet me disait, un peu inquiet de ma rêverie silencieuse :

«Nous sommes bien, n’est-ce pas ? Tu net’ennuies pas, au moins ?» Je ne m’ennuyais pas, mais j’étaistriste de lui voir prendre tant de peine, et je pensais, pleind’amertume : « Pourquoi suis-je sur la terre ?… Jene sais rien faire de mes bras… Je ne paie pas ma place au soleilde la vie. Je ne suis bon qu’à tourmenter le monde et faire pleurerles yeux qui m’aiment… » En me disant cela, je songeais auxyeux noirs, et je regardais douloureusement la petite boîte àfilets d’or que Jacques avait posée – peut-être à dessein – sur ledôme carré de la pendule. Que de chose ‘elle me rappelait, cetteboîte ! Quels discours éloquents elle me tenait du haut de sonsocle de bronze ! « Les yeux noirs t’avaient donné leurcœur, qu’en as-tu fait ? me disait-elle… tu l’as livré enpâture aux bêtes… C’est Coucou-Blanc qui l’a mangé. » Et moi,gardant encore un germe d’espoir au fond de l’âme, j’essayais derappeler à la vie, de réchauffer de mon haleine tous ces anciensbonheurs tués de ma propre main. Je songeais : « C’estCoucou-Blanc qui l’a mangé !… C’est Coucou-Blanc qui l’amangé !… »

…Cette longue soirée mélancolique, passéedevant le feu, en travail et en rêvasseries, vous représente assezbien la nouvelle vie que nous allions mener dorénavant. Tous lesjours qui suivirent ressemblèrent à cette soirée… Ce n’est pasJacques qui rêvassait, bien entendu. Il vous restait des dix heuressur ses gros livres, enfoui jusqu’au cou dans la chiffraille. Moi,pendant ce temps, je tisonnais et, tout en tisonnant, je disais àla petite boîte à filets d’or :

« Parlons un peu des yeux noirs !veux-tu ?… » Car pour en parler avec Jacques, il n’yfallait pas penser.

Pour une raison ou pour une autre, il évitaitavec soin toute conversation à ce sujet. Pas même un mot surPierrotte. Rien… Aussi je prenais ma revanche avec la petite boîte,et nos causeries n’en finissaient pas.

Vers le milieu du jour, quand je voyais mamère bien en train sur ses livres, je gagnais la porte à pas dechat et m’esquivais doucement, en disant : «A tout à l’heure,Jacques !» Jamais il ne me demandait où j’allais ; maisje comprenais à son air malheureux, au ton plein d’inquiétude dontil me faisait : « Tu t’en vas ? » qu’il n’avaitpas grande confiance en moi. L’idée de cette femme le poursuivaittoujours. Il pensait : « S’il la revoit, nous sommesperdus !… » Et qui sait ? Peut-être avait-il raison.Peut-être que si je l’avais revue, l’ensorceleuse, j’aurais encoresubi le charme qu’elle exerçait sur mon pauvre moi, avec sacrinière d’or pâle et son signe blanc au coin de la lèvre… Mais,Dieu merci ! je ne la revis pas.

Un monsieur de Huit-à-Dix quelconque lui fitsans doute oublier son Dani-Dan, et jamais plus, jamais plus, jen’entendis parler d’elle, ni de sa Négresse Coucou-Blanc.

Un soir, au retour d’une de mes coursesmystérieuses, j’entrai dans la chambre avec un cri de joie :« Jacques ! Jacques ! Une bonne nouvelle. J’aitrouvé une place… Voilà dix jours que, sans t’en rien dire, jebattais le pavé à cette intention… Enfin, c’est fait. J’ai uneplace… Dès demain, j’entre comme surveillant général àl’institution Ouly, à Montmartre, tout près de chez nous… J’irai desept heures du matin à sept heures du soir… Ce sera beaucoup detemps passé loin de toi, mais au moins je gagnerai ma vie, et jepourrai te soulager un peu. » Jacques releva sa tête de dessusses chiffres, et me répondit assez froidement : « Mafoi ! mon cher, tu fais bien de venir à mon secours… La maisonserait trop lourde pour moi seul… Je ne sais pas ce que j’ai, maisdepuis quelque temps je me sens tout patraque. » Un violentaccès de toux l’empêcha de continuer. Il laissa tomber sa plumed’un air de tristesse et vint se jeter sur le canapé… De le voirallongé là-dessus, pâle, horriblement pâle, la terrible vision demon rêve passa encore une fois devant mes yeux, mais ce ne futqu’un éclair… Presque aussitôt ma mère Jacques se releva et se mità rire en voyant ma mine égarée :

« Ce n’est rien, nigaud ! C’est unpeu de fatigue.

J’ai trop travaillé ces derniers temps…Maintenant que tu as une place, j’en prendrai plus à mon aise, etdans huit jours je serai guéri. » Il disait cela sinaturellement, d’une figure si riante, que mes tristespressentiments s’envolèrent, et, d’un grand mois, je n’entendisplus dans mon cerveau le battement de leurs ailes noires…

Le lendemain, j’entrai à l’institut Ouly.

Malgré son étiquette pompeuse, l’institutionOuly était une petite école pour rire, tenue par une vieille dame àrepentirs, que les enfants appelaient « bonne amie ». Ily avait là-dedans une vingtaine de petits bonshommes, mais, voussavez ! des tout petits, de ceux qui viennent à la classe avecleur goûter dans un panier, et toujours un bout de chemise quipasse.

C’étaient nos élèves. Mme Ouly leurapprenait des cantiques ; moi, je les initiais aux mystères del’alphabet. J’étais en outre chargé de surveiller les récréations,dans une cour où il y avait des poules et un coq d’Inde dont cesmessieurs avaient grand-peur.

Quelquefois aussi, quand « bonneamie » avait sa goutte, c’était moi qui balayais la classe,besogne bien peu digne d’un surveillant général, et que pourtant jefaisais sans dégoût, tant je me sentais heureux de pouvoir gagnerma vie… Le soir, en rentrant à l’hôtel Pilois, je trouvais le dînerservi et la mère Jacques qui m’attendait… Après dîner, quelquestours de jardin faits à grands pas, puis la veillée au coin du feu…Voilà toute notre vie… De temps en temps, on recevait une lettre deM. ou Mme Eyssette ; c’étaient nos grandsévénements. Mme Eyssette continuait à vivre chez l’oncleBaptiste ; M. Eyssette voyageait toujours pour laCompagnie vinicole.

Les affaires n’allaient pas trop mal. Lesdettes de Lyon étaient aux trois quarts payées. Dans un an ou deux,tout serait réglé, et on pourrait songer à se remettre tousensemble…

Moi, j’étais d’avis, en attendant, de fairevenir Mme Eyssette à l’hôtel Pilois avec nous, mais Jacques nevoulait pas. « Non ! pas encore, disait-il d’un airsingulier, pas encore… Attendons !» Et cette réponse, toujoursla même, me brisait le cœur. Je me disais : « Il se méfiede moi… Il a peur que je fasse encore quelque folie quandMme Eyssette sera ici. C’est pour cela qu’il veut attendreencore… » Je me trompais… Ce n’était pas pour cela que Jacquesdisait : « Attendons ! »

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