Le Petit Chose

Chapitre 9L’AFFAIRE BOUCOYRAN

Avec la Saint-Théophile, voilà les vacancesenterrées.

Les jours qui suivirent furent tristes ;un vrai lendemain de Mardi gras. Personne ne se sentait en train,ni les maîtres, ni les élèves. On s’installait…

Après deux grands mois de repos, le collègeavait peine à reprendre son va-et-vient habituel. Les rouagesfonctionnaient mal, comme ceux d’une vieille horloge, qu’on auraitdepuis longtemps oublié de remonter. Peu à peu, cependant, grâceaux efforts de M. Viot, tout se régularisa. Chaque jour, auxmêmes heures, au son de la même cloche, on vit de petites portess’ouvrir dans les cours et des litanies d’enfants, roides comme dessoldats de bois, défiler deux par deux sous les arbres ; puisla cloche sonnait encore, ding ! dong ! – et les mêmesenfants repassaient sous les mêmes petites portes. Ding !dong ! Levez-vous. Ding ! dong ! Couchez-vous.Ding ! dong ! Instruisez-vous ! Ding !dong ! Amusez-vous. Et cela pour toute l’année.

O triomphe du règlement ! Comme l’élèveMénalque aurait été heureux de vivre, sous la férule deM. Viot, dans le collège modèle de Sarlande…

Moi seul, je faisais ombre à cet adorabletableau.

Mon étude ne marchait pas, Les terriblesmoyens m’étaient revenus de leurs montagnes, plus laids, plusâpres, plus féroces que jamais. De mon côté, j’étais aigri ;la maladie m’avait rendu nerveux et irritable ; je ne pouvaisplus rien supporter… Trop doux l’année précédente, je fus tropsévère cette année… J’espérais ainsi mater ces méchants drôles, et,pour la moindre incartade, je foudroyais toute l’étude de pensumset de retenues…

Ce système ne me réussit pas. Mes punitions, àforce d’être prodiguées, se déprécièrent et tombèrent aussi bas queles assignats de l’an IV’… Un jour, je me sentis débordé. Mon étudeétait en pleine révolte, et je n’avais plus de munitions pour fairetête à l’émeute, Je me vois encore dans ma chaire, me débattantcomme un beau diable, au milieu des cris, des pleurs, desgrognements, des sifflements : « À la porte !…Cocorico !… kss !… kss !… Plus de tyrans !…C’est une injustice !… » Et les encriers pleuvaient, etles papiers mâchés s’épataient sur mon pupitre, et tous ces petitsmonstres – sous prétexte de réclamations – se pendaient par grappesà ma chaire, avec des hurlements de macaques.

Quelquefois, en désespoir de cause, j’appelaisM. Viot à mon secours. Pensez, quelle humiliation !Depuis la Saint-Théophile, l’homme aux clefs me tenait rigueur etje le sentais heureux de ma détresse. Quand il entrait dans l’étudebrusquement, ses clefs à la main, c’était comme une pierre dans unétang de grenouilles : en un clin d’œil tout le monde seretrouvait à sa place, le nez sur les livres.

On aurait entendu voler une mouche.M. Viot se promenait un moment de long en large, agitant sontrousseau de ferraille, au milieu du grand silence ; puis ilme regardait ironiquement et se retirait sans rien dire.

J’étais très malheureux. Les maîtres, mescollègues, se moquaient de moi. Le principal, quand je lerencontrais, me faisait mauvais accueil ; il y avait sansdoute du M. Viot là-dessous… Pour m’achever, survintBoucoyran.

Oh ! Cette affaire Boucoyran ! Jesuis sûr qu’elle est restée dans les annales du collège et que lesSarlandais en parlent encore aujourd’hui… Moi aussi, je veux enparler de cette terrible affaire. Il est temps que le public sachela vérité…

Quinze ans, de gros pieds, de gros yeux, degrosses mains, pas de front, et l’allure d’un valet de ferme :tel était le marquis de Boucoyran, terreur de la cour des moyens etseul échantillon de la noblesse cévenole au collège de Sarlande. Leprincipal tenait beaucoup à cet élève, en considération du vernisaristocratique que sa présence donnait à l’établissement. Dans lecollège, on ne l’appelait que le « marquis ». Tout lemonde le craignait ; moi même je subissais l’influencegénérale et je ne lui parlais qu’avec des ménagements.

Pendant quelque temps, nous vécûmes en assezbons termes, M. le marquis avait bien par-ci par-là certainesfaçons impertinentes de me regarder ou de me répondre quirappelaient par trop l’Ancien Régime, mais j’affectais de n’y pointprendre garde, sentant que j’avais affaire à forte partie.

Un jour cependant, ce faquin de marquis sepermit de répliquer, en pleine étude, avec une insolence telle queje perdis toute patience.

« Monsieur de Boucoyran, lui dis-je enessayant de garder mon sang-froid, prenez vos livres et sortezsur-le-champ. » C’était un acte d’autorité inouï pour cedrôle. Il en resta stupéfait et me regarda, sans bouger de saplace, avec des gros yeux.

Je compris que je m’engageais dans uneméchante affaire, mais j’étais trop avancé pour reculer.

« Sortez, monsieur deBoucoyran !… » commandai-je de nouveau.

Les élèves attendaient, anxieux. Pour lapremière fois, j’avais du silence.

À ma seconde injonction, le marquis, revenu desa surprise, me répondit, il fallait voir de quel air :

« Je ne sortirai pas !» Il y eutparmi toute l’étude, un murmure d’admiration. Je me levai dans machaire, indigné.

« Vous ne sortirez pas, monsieur ?…C’est ce que nous allons voir. » Et je descendis…

Dieu m’est témoin qu’à ce moment-là toute idéede violence était bien loin de moi ! Je voulais seulementintimider le marquis par la fermeté de mon attitude ; mais, enme voyant descendre de ma chaire, il se mit à ricaner d’une façonsi méprisante, que j’eus le geste de le prendre au collet pour lefaire sortir de son banc. Le misérable tenait cachée sous satunique une énorme règle en fer. À peine eus-je levé la main, qu’ilm’assena sur le bras un coup terrible. La douleur m’arracha uncri.

Toute l’étude battit des mains.

« Bravo, marquis ! ».

Pour le coup, je perdis la tête. D’un bond, jefus sur la table, d’un autre sur le marquis ; et alors, leprenant à la gorge, je fis si bien, des pieds, des poings, desdents, de tout, que je l’arrachai de sa place et qu’il s’en allarouler hors de l’étude jusqu’au milieu de la cour… Ce fut l’affaired’une seconde ; je ne me serais jamais cru tant devigueur.

Les élèves étaient consternés. On ne criaitplus :

«Bravo, marquis !» On avait peurBoucoyran, le fort des forts, mis à la raison par ce gringalet depion ! Quelle aventure !… Je venais de gagner en autoritéce que le marquis venait de perdre en prestige.

Quand je remontai dans ma chaire pâle encoreet tremblant d’émotion, tous les visages se penchèrent vivement surles pupitres. L’étude était matée. Mais le principal, M. Viot,qu’allaient-ils penser de cette affaire ? Comment !j’avais osé lever la main sur un élève ! Je voulais donc mefaire chasser ! Ces réflexions, qui me venaient un peu tard,me troublèrent dans mon triomphe. J’eus peur, à mon tour. Je medisais : «C’est sûr, le marquis est allé se plaindre. »Et, d’une minute à l’autre, je m’attendais à voir entrer leprincipal. Je tremblai jusqu’à la fin de l’étude ; pourtantpersonne ne vint.

À la récréation, je fus très étonné de voirBoucoyran rire et jouer avec les autres. Cela me rassura unpeu ; et, comme toute la journée se passa sans encombres, jem’imaginai que mon drôle se tiendrait coi et que j’en serai quittepour la peur.

Par malheur, le jeudi suivant était jour desortie, M. le marquis ne rentra pas au dortoir. J’eus comme unpressentiment et je ne dormis pas de toute la nuit.

Le lendemain, à la première étude, les élèveschuchotaient en regardant la place de Boucoyran qui restait vide.Sans en avoir l’air je mourais d’inquiétude ! Vers les septheures, la porte s’ouvrit d’un coup sec. Tous les enfants selevèrent.

J’étais perdu…

Le principal entra le premier, puisM. Viot derrière lui, puis enfin un grand vieux, boutonnéjusqu’au menton dans une longue redingote et cravaté d’un col decrin haut de quatre doigts. Celui-là, je ne le connaissais pas,mais je compris tout de suite que c’était M. de Boucoyranle père. Il tortillait sa longue moustache et bougonnait entre sesdents.

Je n’eus pas même le courage de descendre dema chaire pour faire honneur à ces messieurs ; eux non plus,en entrant, ne me saluèrent pas. Ils prirent position tous lestrois au milieu de l’étude et jusqu’à leur sortie, ne regardèrentpas une seule fois de mon côté.

Ce fut le principal qui ouvrit le feu.

« Messieurs, dit-il en s’adressant auxélèves, nous venons ici remplir une mission pénible, trèspénible.

Un de vos maîtres s’est rendu coupable d’unefaute si grave, qu’il est de notre devoir de lui infliger un blâmepublic. » Là-dessus le voilà parti à m’infliger un blâme quidura au moins un grand quart d’heure. Tous les faitsdénaturés : le marquis était le meilleur élève ducollège ; je l’avais brutalisé sans raison, sans excuse.

Enfin j’avais manqué à tous mes devoirs.

Que répondre à ces accusations ?

De temps en temps, j’essayais de medéfendre.

« Pardon, monsieur leprincipal !… » Mais le principal ne m’écoutait pas, et ilm’infligea son blâme jusqu’au bout. Après lui,M. de Boucoyran, le père, prit la parole et de quellefaçon !… Un véritable réquisitoire. Malheureux père ! Onlui avait presque assassiné son enfant. Sur ce pauvre petit êtresans défense, on s’était rué comme… comme… commentdirait-il ?… comme un buffle, comme un buffle sauvage.L’enfant gardait le lit depuis deux jours. Depuis deux jours, samère en larmes, le veillait…

Ah ! s’il avait eu affaire à un homme,c’est lui, M. de Boucoyran le père, qui se serait chargéde venger son enfant ! Mais On n’était qu’un galopin dont ilavait pitié. Seulement qu’on se le tînt pour dit : si jamaisOn touchait encore à un cheveu de son fils, On se ferait couper lesdeux oreilles tout net…

Pendant ce beau discours, les élèves riaientsous cape, et les clefs de M. Viot frétillaient deplaisir.

Debout, dans sa chaire, pâle de rage, lepauvre On écoutait toutes ces injures, dévorait toutes ceshumiliations et se gardait bien de répondre. Si On avait répondu,On aurait été chassé du collège ; et alors où aller ?

Enfin, au bout d’une heure, quand ils furent àsec d’éloquence, ces trois messieurs se retirèrent. Derrière eux,il se fit dans l’étude un grand brouhaha.

J’essayai, mais vainement, d’obtenir un peu desilence ; les enfants me riaient au nez. L’affaire Boucoyranavait achevé de tuer mon autorité.

Oh ! ce fut une terrible affaire !Toute la ville s’en émut… Au Petit-Cercle, au Grand-Cercle, dansles cafés, à la musique, on ne parlait pas d’autre chose. Les gensbien informés donnaient des détails à faire dresser les cheveux. Ilparaît que ce maître d’étude était un monstre, un ogre. Il avaittorturé l’enfant avec des raffinements inouïs de cruauté… Enparlant de lui, on ne disait plus que « lebourreau ».

Quand le jeune Boucoyran s’ennuya de rester aulit, ses parents l’installèrent sur une chaise longue, au plus belendroit de leur salon, et pendant huit jours, ce fut à travers cesalon une procession interminable. L’intéressante victime étaitl’objet de toutes les attentions.

Vingt fois de suite, on lui faisait raconterson histoire, et à chaque fois, le misérable inventait quelquenouveau détail. Les mères frémissaient ; les vieillesdemoiselles l’appelaient « pauvre ange !» et luiglissaient des bonbons. Le journal de l’opposition profita del’aventure et fulmina contre le collège un article au profit d’unétablissement religieux des environs…

Le principal était furieux ; et, s’il neme renvoya pas, je ne le dus qu’à la protection du recteur…Hélas ! il eût mieux valu pour moi être renvoyé tout de suite.Ma vie dans le collège était devenue impossible. Les enfants nem’écoutaient plus ; au moindre mot, ils me menaçaient de fairecomme Boucoyran, d’aller se plaindre à leur père. Je finis par neplus m’occuper d’eux.

Au milieu de tout cela, j’avais une idéefixe : me venger des Boucoyran. Je revoyais toujours la figureimpertinente du vieux marquis, et mes oreilles étaient restéesrouges de la menace qui leur avait été faite, D’ailleurs eussé-jevoulu oublier ces affronts, je n’aurais pas pu y parvenir ;deux fois par semaine, les jours de promenade, quand les divisionspassaient devant le café de l’Évêché, j’étais sûr de trouverM. de Boucoyran, le père, planté devant la porte, aumilieu d’un groupe d’officiers de la garnison, tous nu-tête etleurs queues de billard à la main. Ils nous regardaient venir deloin avec des rires goguenards ; puis, quand la division étaità portée de la voix, le marquis criait très fort, en me toisantd’un air de provocation : « Bonjour,Boucoyran ! » « Bonjour, mon père !» glapissaitl’affreux enfant du milieu des rangs. Et les officiers, les élèves,les garçons du café, tout le monde riait…

Le « Bonjour, Boucoyran !» étaitdevenu un supplice pour moi, et pas moyen de m’y soustraire. Pouraller à la Prairie, il fallait absolument passer devant le café del’Evêché, et pas une fois mon persécuteur ne manquait aurendez-vous. J’avais par moments des envies folles d’aller à lui etde le provoquer ; mais deux raisons me retenaient :d’abord toujours la peur d’être chassé, puis la rapière du marquis,une grande diablesse de colichemarde qui avait fait tant devictimes lorsqu’il était dans les gardes du corps.

Pourtant, un jour, poussé à bout, j’allaitrouver Roger, le maître d’armes et, de but en blanc, je luidéclarai ma résolution de me mesurer avec le marquis. Roger, à quije n’avais pas parlé depuis longtemps, m’écouta d’abord avec unecertaine réserve ; mais, quand j’eus fini, il eut un mouvementd’effusion et me serra chaleureusement les deux mains.

« Bravo ! monsieur Daniel ! Jele savais bien, moi, qu’avec cet air-là vous ne pouviez pas être unmouchard. Aussi, pourquoi diable étiez-vous toujours fourré avecvotre M. Viot ? Enfin, on vous retrouve ; tout estoublié. Votre main ! Vous êtes un noble cœur !Maintenant, à votre affaire ! Vous avez été insulté ?Bon ! Vous voulez en tirer réparation ? Très bien !Vous ne savez pas le premier mot des armes ?

« Bon ! bon ! très bien !très bien ! Vous voulez que je vous empêche d’être embrochépar ce vieux dindon ?

« Parfait ! Venez à la salle, et,dans six mois, c’est vous qui l’embrocherez. » D’entendre cetexcellent Roger épouser ma querelle avec tant d’ardeur, j’étaisrouge de plaisir. Nous convînmes des leçons : trois heures parsemaine ; nous convînmes aussi du prix qui serait un prixexceptionnel (exceptionnel en effet ! j’appris plus tard qu’onme faisait payer deux fois plus cher que les autres). Quand toutesces conventions furent réglées, Roger passa familièrement son brassous le mien.

« Monsieur Daniel, me dit-il, il est troptard pour prendre aujourd’hui notre première leçon ; mais nouspouvons toujours aller conclure notre marché au café Barbette.Allons ! voyons, pas d’enfantillage ! Est-ce qu’il vousfait peur, par hasard, le café Barbette ?… Venez donc,sacrebleu ! tirez-vous un peu de ce saladier de cuistres. Voustrouverez là-bas des amis, de bons garçons, triple nom ! denobles cœurs, et vous quitterez vite avec eux ces manières defemmelette qui vous font tort. » Hélas ! je me laissaitenter. Nous allâmes au café Barbette. Il était toujours le même,plein de cris, de fumée, de pantalons garance ; les mêmesshakos, les mêmes ceinturons pendaient aux mêmes patères.

Les amis de Roger me reçurent à bras ouverts.Il avait bien raison, c’étaient tous de nobles cœurs ! Quandils connurent mon histoire avec le marquis et la résolution quej’avais prise, ils vinrent, l’un après l’autre, me serrer la main«Bravo, jeune homme, très bien. » Moi aussi j’étais un noblecœur. Je fis venir un punch, on but à mon triomphe, et il futdécidé entre nobles cœurs que je tuerais le marquis de Boucoyran àla fin de l’année scolaire.

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