Le Petit Chose

Chapitre 3MA MÈRE JACQUES

Jacques a fini Son Odyssée, maintenant C’estle tour de la mienne. Le feu qui meurt a beau nous fairesigne : « Allez vous coucher, mes enfants », lesbougies ont beau crier : « Au lit ! au lit !Nous sommes brûlées jusqu’aux bobèches. » – « On ne vousécoute pas », leur dit Jacques en riant, et notre veilléecontinue.

Vous comprenez ! ce que je raconte à monfrère l’intéresse beaucoup. C’est la vie du petit Chose au collègede Sarlande ; cette triste vie que le lecteur se rappelle sansdoute. Ce sont les enfants laids et féroces, les persécutions, leshaines, les humiliations, les clefs de M. Viot toujours encolère, la petite chambre sous les combles où l’on étouffait, lestrahisons, les nuits de larmes ; et puis aussi – car Jacquesest si bon qu’on peut tout lui dire – ce sont les débauches du caféBarbette, l’absinthe avec les caporaux, les dettes, l’abandon desoi-même, tout enfin, jusqu’au suicide et la terrible prédiction del’abbé Germane : « Tu seras un enfant toute tavie. » Les coudes sur la table, la tête dans ses mains,Jacques écoute jusqu’au bout ma confession sans l’interrompre. Detemps en temps, je le vois qui frissonne et je l’entendsdire : «Pauvre petit ! pauvre petit ! »

Quand j’ai fini, il se lève, me prend lesmains et me dit d’une voix douce qui tremble : « L’abbéGermane avait raison : vois-tu Daniel, tu es un enfant, unpetit enfant incapable d’aller seul dans la vie, et tu as bien faitde te réfugier près de moi.

« Dès aujourd’hui tu n’es plus seulementmon frère, tu es mon fils aussi, et puisque notre mère est loin,c’est moi qui la remplacerai. Le veux-tu ? dis, Daniel !Veux-tu que je sois ta mère Jacques ? Je ne t’ennuierai pasbeaucoup, tu verras. Tout ce que je te demande, c’est de me laissertoujours marcher à côté de toi et de te tenir la main. Avec cela,tu peux être tranquille et regarder la vie en face, comme unhomme : elle ne te mangera pas. » Pour toute réponse, jelui saute au cou : « O ma mère Jacques, que tu esbon ! » – Et me voilà pleurant à chaudes larmes sanspouvoir m’arrêter, tout à fait comme l’ancien Jacques, de Lyon. LeJacques d’aujourd’hui ne pleure plus, lui ; la citerne est àsec, comme il dit. Quoi qu’il arrive, il ne pleurera plusjamais.

À ce moment, sept heures sonnent. Les vitress’allument. Une lueur pâle entre dans la chambre enfrissonnant.

« Voilà le jour, Daniel, dit Jacques. Ilest temps de dormir. Couche-toi vite… tu dois en avoir besoin.

– Et toi, Jacques ?

– Oh ! moi, je n’ai pas deux jours dechemin de fer dans les reins… D’ailleurs, avant d’aller chez lemarquis, il faut que je rapporte quelques livres au cabinet delecture et je n’ai pas de temps à perdre… Tu sais que le marquisd’Hacqueville ne plaisante pas… Je rentrerai ce soir à huit heures…Toi, quand tu te seras bien reposé, tu sortiras un peu. Surtout jete recommande… » Ici ma mère Jacques commence à me faire unefoule de recommandations très importantes pour un nouveau débarquécomme moi ; par malheur, tandis qu’il me les fait, je me suisétendu sur le lit, et sans dormir précisément, je n’ai déjà plusles idées bien nettes. La fatigue, le pâté, les larmes… Je suis auxtrois quarts assoupi… J’entends d’une façon confuse quelqu’un quime parle d’un restaurant tout près d’ici, d’argent dans mon gilet,de ponts à traverser, de boulevards à suivre, de sergents de villeà consulter, et du clocher de Saint-Germain-des-Prés comme point deralliement. Dans mon demi-sommeil, c’est surtout ce clocher deSaint-Germain qui m’impressionne. Je vois deux, cinq, dix clochersde Saint-Germain rangés autour de mon lit comme des poteauxindicateurs. Parmi tous ces clochers, quelqu’un va et vient dans lachambre, tisonne le feu, ferme les rideaux des croisées, puiss’approche de moi, me pose un manteau sur les pieds, m’embrasse aufront et s’éloigne doucement avec un bruit de porte…

Je dormais depuis quelques heures, et je croisque j’aurais dormi jusqu’au retour de ma mère Jacques, quand le sond’une cloche me réveilla subitement.

C’était la cloche de Sarlande, l’horriblecloche de fer qui sonnait comme autrefois : « Dig !dong ! réveillez-vous ! dig ! dong !habillez-vous ! » D’un bond je fus au milieu de lachambre, la bouche ouverte pour crier comme au dortoir :« Allons, messieurs ! » Puis, quand je m’aperçus quej’étais chez Jacques, je partis d’un grand éclat de rire et je memis à gambader follement par la chambre. Ce que j’avais pris pourla cloche de Sarlande, c’était la cloche d’un atelier du voisinagequi sonnait sec et féroce comme celle de là-bas. Pourtant la clochedu collège avait encore quelque chose de plus méchant, de plusenfer, Heureusement elle était à deux cents lieues ; et, sifort qu’elle sonnât, je ne risquais plus de l’entendre.

J’allai à la fenêtre, et je l’ouvris. Jem’attendais presque à voir au-dessous de moi la cour des grandsavec ses arbres mélancoliques et l’homme aux clefs rasant les murs…Au moment où j’ouvrais, midi sonnait partout. La grosse tour deSaint-Germain tinta la première ses douze coups de l’angélus à lasuite, presque dans mon oreille. Par la fenêtre ouverte, lesgrosses notes lourdes tombaient chez Jacques trois par trais, secrevaient en tombant comme des bulles sonores et remplissaient debruit toute la chambre. À l’angélus de Saint-Germain, les autresangélus de Paris répondirent sur des timbres divers… En bas, Parisgrondait, invisible… Je restai là un moment à regarder luire dansla lumière les dômes, les flèches, les tours ; puis tout àcoup, le bruit de la ville montant jusqu’à moi, il me vint je nesais quelle folle envie de plonger, de me rouler dans le bruit,dans cette foule, dans cette vie, dans ces passions, et je me disavec ivresse :

« Allons voir Paris ! »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer