Le Petit Chose

Chapitre 4LA DISCUSSION DU BUDGET

Ce jour-là plus d’un Parisien a dû dire enrentrant chez lui, le soir, pour se mettre à table : «Quelsingulier petit bonhomme j’ai rencontré aujourd’hui !» Le faitest qu’avec ses cheveux trop longs, son pantalon trop court, sescaoutchoucs, ses bas bleus, son bouquet départemental et cettesolennité de démarche particulière à tous les êtres trop petits, lepetit Chose devait être tout à fait comique.

C’était justement une journée de la fin del’hiver, une de ces journées tièdes et lumineuses, qui à Paris,souvent sont plus le printemps que le printemps lui-même. Il yavait beaucoup de monde dehors. Un peu étourdi par le va-et-vientbruyant de la rue, j’allais devant moi, timide, et le long desmurs. On me bousculait, je disais « pardon ! » et jedevenais tout rouge. Aussi je me gardais bien de m’arrêter devantles magasins et, pour rien au monde, je n’aurais demandé ma route.Je prenais une rue, puis une autre, toujours tout droit. On meregardait.

Cela me gênait beaucoup. Il y avait des gensqui se retournaient sur mes talons et des yeux qui riaient enpassant près de moi ; une fois j’entendis une femme dire à uneautre : « Regarde donc celui-là. » Cela me fitbroncher… Ce qui m’embarrassait beaucoup aussi, c’était l’œilinquisiteur des sergents de ville. À tous les coins de rue, cediable d’œil silencieux se braquait sur moi curieusement ; etquand j’avais passé, je le sentais encore qui me suivait de loin etme brûlait le dos. Au fond, j’étais un peu inquiet.

Je marchai ainsi près d’une heure, jusqu’à ungrand boulevard planté d’arbres grêles. Il y avait là tant debruit, tant de gens, tant de voitures, que je m’arrêtai presqueeffrayé.

« Comment me tirer d’ici ? pensai-jeen moi-même.

« Comment rentrer à la maison ? Sije demande le clocher de Saint-Germain-des-Prés, on se moquera demoi. J’aurai l’air d’une cloche égarée qui revient de Rome, le jourde Pâques. » Alors, pour me donner le temps de prendre unparti, je m’arrêtai devant les affiches de théâtre, de l’airaffairé d’un homme qui fait son menu de spectacles pour le soir.Malheureusement les affiches, fort intéressantes d’ailleurs, nedonnaient pas le moindre renseignement sur le clocher deSaint-Germain, et je risquais fort de rester là jusqu’au grand coupde trompette du jugement dernier, quand soudain ma mère Jacquesparut à mes côtés. Il était aussi étonné que moi.

« Comment ! c’est toi, Daniel !Que fais-tu là, bon Dieu ? » Je répondis d’un petit airnégligent :

« Tu vois ! je me promène. » Cebon garçon de Jacques me regardait avec admiration :

« C’est qu’il est déjà Parisien,vraiment ! » Au fond, j’étais bien heureux de l’avoir, etje m’accrochai à son bras avec une joie d’enfant, comme à Lyon,quand M. Eyssette père était venu nous chercher sur lebateau.

« Quelle chance que nous nous soyonsrencontrés ! me dit Jacques. Mon marquis a une extinction devoix, et comme, heureusement, on ne peut pas dicter par gestes, ilm’a donné congé jusqu’à demain… Nous allons en profiter pour faireune grande promenade… » Là-dessus, il m’entraîne ; etnous voilà partis dans Paris, bien serrés l’un contre l’autre ettout fiers de marcher ensemble. Maintenant que mon frère est prèsde moi, la rue ne me fait plus peur. Je vais la tête haute, avec unaplomb de trompette aux zouaves, et gare au premier qui rira !Pourtant une chose m’inquiète. Jacques, chemin faisant, me regardeà plusieurs reprises d’un air piteux. Je n’ose lui demanderpourquoi. « Sais-tu qu’ils sont très gentils tescaoutchoucs ? me dit-il au bout d’un moment.

– N’est-ce pas, Jacques ? – Oui, mafoi ! très gentils… » Puis, en souriant, il ajoute :« C’est égal, quand je serai riche, je t’achèterai une pairede bons souliers pour mettre dedans. » Pauvre cherJacques ! il a dit cela sans malice ; mais il n’en fautpas plus pour me décontenancer.

Voilà toutes mes hontes revenues. Sur ce grandboulevard ruisselant de clair soleil, je me sens ridicule avec mescaoutchoucs, et quoi que Jacques puisse me dire d’aimable en faveurde ma chaussure, je veux rentrer sur-le-champ. Nous rentrons. Ons’installe au coin du feu, et le reste de la journée se passegaiement à bavarder ensemble comme deux moineaux de gouttière… Versle soir, on frappe à notre porte. C’est un domestique du marquisavec ma malle.

«Très bien ! dit ma mère Jacques. Nousallons inspecter un peu ta garde-robe. » Pécaire ! magarde robe !…

L’inspection commence. Il faut voir notre minepiteusement comique en faisant ce maigre inventaire.

Jacques, à genoux devant la malle, tire lesobjets l’un après l’autre et les annonce à mesure.

« Un dictionnaire… une cravate… un autredictionnaire… Tiens ! une pipe… tu fumes donc !… Encoreune pipe… Bonté divine ! que de pipes ! Si tu avaisseulement autant de chaussettes… Et ce gros livre, qu’est-ce quec’est ?… Oh ! oh !… Cahier de punitions.. Boucoyran,500 lignes… Soubeyrol, 400 lignes… Boucoyran, 500 lignes…Boucoyran… Boucoyran…

« Sapristi ! tu ne le ménageais pas,le nommé Boucoyran… C’est égal, deux ou trois douzaines de chemisesferaient bien mieux notre affaire. »

À cet endroit de l’inventaire, ma mère Jacquespousse un cri de surprise…

« Miséricorde ! Daniel… Qu’est-ceque je vois ? Des vers ! ce sont des vers… Tu en faisdonc toujours ?…

« Cachottier, va ! pourquoi ne m’enas-tu jamais parlé dans tes lettres ? Tu sais bien pourtantque je ne suis pas un profane… J’ai fait des poèmes, moi aussi,dans le temps… Souviens-toi de Religion ! Religion !

« Poème en douze chants !… Ça,monsieur le lyrique voyons un peu tes poésies !…

– Oh ! non, Jacques, je t’en prie. Celan’en vaut pas la peine.

– Tous les mêmes, ces poètes, dit Jacques enriant.

« Allons ! mets-toi là, et lis-moites vers ; sinon je vais les lire moi-même, et tu sais commeje lis mal ! » Cette menace me décide ; je commencema lecture.

Ce sont des vers que j’ai faits au collège deSarlande, sous les châtaigniers de la Prairie, en surveillant lesélèves… Bons, ou méchants ? Je ne m’en souviens guère ;mais quelle émotion en les lisant !…

Pensez donc ! des poésies qu’on n’ajamais montrées à personne… Et puis l’auteur de Religion !Religion ! n’est pas un juge ordinaire. S’il allait se moquerde moi ? Pourtant, à mesure que je lis, la musique des rimesme grise et ma voix se raffermit. Assis devant la croisée, Jacquesm’écoute, impassible. Derrière lui, dans l’horizon, se couche ungros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du toit, unchat maigre bâille et s’étire en nous regardant ; il a l’airrenfrogné d’un sociétaire de la Comédie-Française écoutant unetragédie… Je vois tout cela du coin de l’œil sans interrompre malecture.

Triomphe inespéré ! À peine j’ai fini,Jacques enthousiasmé quitte sa place et me saute au cou :

« Oh ! Daniel ! que c’estbeau ! que c’est beau ! » Je le regarde avec un peude défiance.

« Vraiment, Jacques, tutrouves ?…

– Magnifique, mon cher, magnifique !…Pense que tu avais toutes ces richesses dans ta malle et que tun’en disais rien ! C’est incroyable !…» Et voilà ma mèreJacques qui marche à grands pas dans la chambre, parlant tout seulet gesticulant.

Tout à coup, il s’arrête en prenant un airsolennel :

« Il n’y a plus à hésiter : Daniel,tu es poète, il faut rester poète et chercher ta vie de cecôté-là.

– Oh ! Jacques, c’est bien difficile… Lesdébuts surtout. On gagne si peu.

– Bah ! je gagnerai pour deux, n’aie paspeur.

– Et le foyer, Jacques, le foyer que nousvoulons reconstruire ?

– Le foyer ! je m’en charge. Je me sensde force à le reconstruire à moi tout seul. Toi, tu l’illustreras,et tu penses comme nos parents seront fiers de s’asseoir à un foyercélèbre !… » J’essaie encore quelques objections ;mais Jacques a réponse à tout. Du reste, il faut le dire, je ne medéfends que faiblement. L’enthousiasme fraternel commence à megagner. La foi poétique me pousse à vue d’œil, et je me sens déjàpar tout mon être un prurigo lamartinien… Il y a un point, parexemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons pas dutout. Jacques veut qu’à trente-cinq ans j’entre à l’Académiefrançaise. Moi, je m’y refuse énergiquement. Foin del’Académie ! C’est vieux, démodé, pyramide d’Égypte endiable.

« Raison de plus pour y entrer, me ditJacques. Tu leur mettras un peu de jeune sang dans les veines, àtous ces vieux Palais-Mazarin… Et puis Mme Eyssette sera siheureuse, songe donc !» Que répondre à cela ? Le nom deMme Eyssette est un argument sans réplique. Il faut serésigner à endosser l’habit vert. Va donc pour l’Académie ! Simes collègues m’ennuient trop, je ferai comme Mérimée, je n’iraijamais aux séances.

Pendant cette discussion, la nuit est venue,les cloches de Saint-Germain carillonnent joyeusement, comme pourcélébrer l’entrée de Daniel Eyssette à l’Académie française.« Allons dîner ! » dit ma mère Jacques ; et,tout fier de se montrer avec un académicien, il m’emmène dans unecrémerie de la rue Saint-Benoît. C’est un petit restaurant depauvres, avec une table d’hôte au fond pour les habitués. Nousmangeons dans la première salle, au milieu de gens très râpés, trèsaffamés, qui raclent leurs assiettes silencieusement. « Cesont presque tous des hommes de lettres », me dit Jacques àvoix basse. Dans moi-même, je ne puis m’empêcher de faire à cesujet quelques réflexions mélancoliques ; mais je me gardebien de les communiquer à Jacques de peur de refroidir sonenthousiasme.

Le dîner est très gai. M. Daniel Eyssette(de l’Académie française) montre beaucoup d’entrain, et encore plusd’appétit. Le repas fini, on se hâte de remonter dans leclocher ; et tandis que M, l’académicien fume sa pipe àcalifourchon sur la fenêtre, Jacques, assis à sa table, s’absorbedans un grand travail de chiffres qui paraît l’inquiéterbeaucoup.

Il se ronge les ongles, s’agite fébrilementsur sa chaise, compte sur ses doigts, puis, tout à coup, se lèveavec un cri de triomphe : « Bravo !… j’y suisarrivé.

– À quoi, Jacques ? – À établir notrebudget, mon cher. Et je te réponds que ce n’était pas une petiteaffaire. Pense ! soixante francs par mois pour vivre àdeux !…

–Comment ! soixante ?… Je croyaisque tu gagnais cent francs chez le marquis.

– Oui ! mais il y a là-dessus quarantefrancs par mois, à envoyer à Mme Eyssette pour lareconstruction du foyer… Restent donc soixante francs. Nous avonsquinze francs de chambre ; comme tu vois, ce n’est pascher ; seulement, il faut que je fasse le lit moi-même.

– Je le ferai aussi, moi, Jacques.

– Non, non. Pour un académicien, ce ne seraitpas convenable. Mais revenons au budget… Donc 15 francs de chambre,5 francs de charbon – seulement 5 francs, parce que je vais lechercher moi-même aux usines tous les mois – restent 40 francs.Pour ta nourriture, mettons 30 francs. Tu dîneras à la crémerie oùnous sommes allés ce soir, c’est 15 sous sans le dessert, et tu asvu qu’on n’est pas trop mal.

« Il te reste 5 sous pour ton déjeuner.Est-ce assez ?

– Je crois bien.

– Nous avons encore 10 francs. Je compte 7francs de blanchissage… Quel dommage que je n’aie pas letemps ! j’irais moi-même au bateau… Restent 3 francs quej’emploie comme ceci : 30 sous pour mes déjeuners… dame, tucomprends ! moi, je fais tous les jours un bon repas chez monmarquis, et je n’ai pas besoin d’un déjeuner aussi substantiel quele tien.

« Les derniers trente sous sont les menusfrais, tabac, timbres-poste et autres dépenses imprévues. Cela nousfait juste nos soixante francs… Hein ! Crois-tu que c’estcalculé ? »

Et Jacques enthousiasmé se met à gambader dansla chambre ; puis, subitement, il s’arrête et prend un airconsterné :

« Allons, bon ! le budget est àrefaire… J’ai oublié quelque chose. – Quoi donc ?.

– Et la bougie !… Comment feras-tu, lesoir, pour travailler, si tu n’as pas de bougie ? C’est unedépense indispensable, et une dépense d’au moins cinq francs parmois… Où pourrait-on bien les décrocher, ces cinq francs-là ?L’argent du foyer est sacré, et sous aucun prétexte… Eh !parbleu, j’ai notre affaire. Voici le mois de mars qui vient, etavec lui le printemps, la chaleur, le soleil.

– Eh bien, Jacques ?

– Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, lecharbon est inutile : soit 5 francs de charbon, que noustransformons en 5 francs de bougie ; et voilà le problèmerésolu… Décidément, je suis né pour être ministre des Finances…Qu’en dis-tu ? Cette fois, le budget tient sur ses jambes, etje crois que nous n’avons rien oublié… Il y a bien encore laquestion des souliers et des vêtements, mais je sais ce que je vaisfaire… J’ai tous les jours ma soirée libre à partir de huit heures,je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petitmarchand. Bien sûr que l’ami Pierrotte me trouvera celafacilement.

– Ah ! çà, Jacques, vous êtes donc trèsliés, toi et l’ami Pierrotte ?… Est-ce que tu y vassouvent ?

– Oui, très souvent. Le soir, on fait de lamusique.

– Tiens ! Pierrotte est musicien.

– Non ! pas lui sa fille.

– Sa fille !… Il a donc une fille ?…Hé ! hé ! Jacques… Est-elle jolie, MllePierrotte ?

– Oh ! tu m’en demandes trop pour unefois, mon petit Daniel… Un autre jour, je te répondrai.

« Maintenant, il est tard ; allonsnous coucher. »

Et pour cacher l’embarras que lui causent mesquestions, Jacques se met à border le lit activement avec un soinde vieille fille.

C’est un lit de fer à une place, en toutpareil à celui dans lequel nous couchions tous les deux, à Lyon,rue Lanterne.

« T’en souviens-tu, Jacques, de notrepetit lit de la rue Lanterne, quand nous lisions des romans encachette, et que M. Eyssette nous criait du fond de son lit,avec sa plus grosse voix : « Éteignez vite, ou je melève !» Jacques se souvient de cela, et aussi de bien d’autreschoses… De souvenir en souvenir, minuit sonne à Saint-Germain qu’onne songe pas encore à dormir.

« Allons !… bonne nuit !» medit Jacques résolument.

Mais au bout de cinq minutes, je l’entends quipouffe de rire sous sa couverture.

« De quoi ris-tu, Jacques ?…

– Je ris de l’abbé Micou, tu sais, l’abbéMicou de la manécanterie… Te le rappelles-tu ?…

– Parbleu !… » Et nous voilà partisà rire, à rire, à bavarder, à bavarder… Cette fois, c’est moi quisuis raisonnable et qui dis :

« Il faut dormir. » Mais un momentaprès, je recommence de plus belle :

« Et Rouget, Jacques. Est-ce que tu t’ensouviens ?… » Là-dessus, nouveaux éclats de rire etcauseries à n’en plus finir…

Soudain un grand coup de poing ébranle lacloison de mon côté, du côté dé la ruelle. Consternationgénérale.

« C’est Coucou-Blanc…, me dit Jacquestout bas dans l’oreille.

– Coucou-Blanc !… Qu’est-ce quecela ?

– Chut !… pas si haut… Coucou-Blanc estnotre voisine. Elle se plaint sans doute que nous l’empêchons dedormir.

– Dis donc, Jacques ! quel drôle de nomelle a notre voisine !… Coucou-Blanc ! Est-ce qu’elle estjeune ?…

– Tu pourras en juger toi-même, mon cher. Unjour ou l’autre, vous vous rencontrerez dans l’escalier. Mais enattendant, dormons vite… sans quoi Coucou-Blanc pourrait bien sefâcher encore. » Là-dessus, Jacques souffle la bougie, etM. Daniel Eyssette (de l’Académie française) s’endort surl’épaule de son frère comme quand il avait dix ans.

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