Le Petit Chose

Chapitre 10LES MAUVAIS JOURS

L’hiver était venu, un hiver sec, terrible etnoir, comme il en fait dans ces pays de montagnes. Avec leursgrands arbres sans feuilles et leur sol gelé plus dur que lapierre, les cours du collège étaient tristes à voir. On se levaitavant le jour, aux lumières ; il faisait froid ; de laglace dans les lavabos…

Les élèves n’en finissaient plus ; lacloche était obligée de les appeler plusieurs fois. « Plusvite, messieurs ! » criaient les maîtres en marchant delong en large pour se réchauffer… On formait les rangs en silence,tant bien que mal, et on descendait à travers le grand escalier àpeine éclairé et les longs corridors où soufflaient les bisesmortelles de l’hiver.

Un mauvais hiver pour le petit Chose ! Jene travaillais plus. À l’étude, la chaleur malsaine du poêle mefaisait dormir. Pendant les classes, trouvant ma mansarde tropfroide, je courais m’enfermer au café Barbette et n’en sortaisqu’au dernier moment. C’était là maintenant que Roger me donnaitses leçons ; la rigueur du temps nous avait chassés de lasalle d’armes et nous nous escrimions au milieu du café avec lesqueues de billard, en buvant un punch. Les sous-officiersjugeaient. les coups ; tous ces nobles cœurs m’avaientdécidément admis dans leur intimité et m’enseignaient chaque jourune nouvelle botte infaillible pour tuer ce pauvre marquis deBoucoyran. Ils m’apprenaient aussi comment on édulcore uneabsinthe, et quand ces messieurs jouaient au billard, c’était moiqui marquais les points…

Un mauvais hiver pour le petitChose !

Un matin de ce triste hiver, comme j’entraisau café Barbette – j’entends encore le fracas du billard et leronflement du gros poêle en faïence -, Roger vint à moiprécipitamment : « Deux mots, monsieur Daniel !» etm’emmena dans la salle du fond, d’un air tout à fait mystérieux. Ils’agissait d’une confidence amoureuse… Vous pensez si j’étais fierde recevoir les confidences d’un homme de cette taille. Cela megrandissait toujours un peu. Voici l’histoire. Ce sacripant demaître d’armes avait rencontré par la ville, en un certain endroitqu’il ne pouvait pas nommer, certaine personne dont il s’étaitfollement épris, Cette personne occupait à Sarlande une situationtellement élevée.

– Hum ! hum ! vous m’entendezbien ! – tellement extraordinaire, que le maître d’armes enétait encore à se demander comment il avait osé lever les yeux sihaut.

Et pourtant, malgré la situation de lapersonne situation tellement élevée, tellement, etc. – il nedésespérait pas de s’en faire aimer, et même il croyait le momentvenu de lancer quelques déclarations épistolaires. Malheureusementles maîtres d’armes ne sont pas très adroits aux exercices de laplume.

Passe encore s’il ne s’agissait que d’unegrisette ; mais avec une personne dans une situationtellement, etc., ce n’était pas du style de cantine qu’il fallait,et même un bon poète ne serait pas de trop.

« Je vois ce que c’est, dit le petitChose d’un air entendu ; vous avez besoin qu’on vous troussequelques poulets galants pour envoyer à la personne, et vous avezsongé à moi.

– Précisément, répondit le maître d’armes.

– Eh bien, je suis votre homme, et nouscommencerons quand vous voudrez ; seulement, pour que noslettres n’aient pas l’air d’être empruntées au Parfait secrétaire,il faudra me donner quelques renseignements sur la personne… »Le maître d’armes regarda autour de lui d’un air méfiant, puis toutbas il me dit, en me fourrant ses moustaches dansl’oreille :

« C’est une blonde de Paris. Elle sentbon comme une fleur et s’appelle Cécilia. » Il ne put pas m’enconfier davantage, à cause de la situation de la personne,situation tellement, etc.

– Mais ces renseignements me suffisaient, etle soir même – pendant l’étude – j’écrivis ma première lettre à lablonde Cécilia.

Cette singulière correspondance entre le petitChose et cette mystérieuse personne dura près d’un mois. Pendant unmois, j’écrivis en moyenne deux lettres de passion par jour. De ceslettres, les unes étaient tendres et vaporeuses comme le Lamartined’Elvire, les autres enflammées et rugissantes comme le Mirabeau deSophie. Il y en avait qui commençaient par ces mots : « OCécilia, quelquefois, sur un rocher sauvage… » et quifinissaient par ceux-ci :

« On dit qu’on en meurt..,essayons ! » Puis, de temps en temps, la Muse s’enmêlait :

« Oh ! la lèvre, ta lèvreardente ! Donne-la-moi ! donne-la-moi ! »

Aujourd’hui, j’en parle en riant ; mais àl’époque, le petit Chose ne riait pas, je vous le jure, et toutcela se faisait très sérieusement. Quand j’avais terminé unelettre, je la donnais à Roger pour qu’il la recopiât de sa belleécriture de sous-officier ; lui, de son côté, quand ilrecevait des réponses (car elle répondait, la malheureuse !),il me les apportait bien vite, et je basais mes opérationslà-dessus.

Le jeu me plaisait en somme ; peut-êtremême me plaisait-il un peu trop. Cette blonde invisible, parfuméecomme un lilas blanc, ne me sortait plus de l’esprit. Par moments,je me figurais que j’écrivais pour mon propre compte ; jeremplissais mes lettres de confidences toutes personnelles, demalédictions contre la destinée, contre ces êtres vils et méchantsau milieu desquels j’étais obligé de vivre :

« O Cécilia, si tu savais comme j’aibesoin de ton amour !» Parfois aussi, quand le grand Rogervenait me dire en frisant sa moustache : « Ça mord !ça mord !… continuez !» j’avais de secrets mouvements dedépit, et je pensais en moi-même : «Comment peut-elle croireque c’est ce gros réjoui, ce Fanfan la Tulipe, qui lui écrit ceschefs d’œuvre de passion et de mélancolie ? » Elle lecroyait pourtant ; elle le croyait si bien qu’un jour, lemaître d’armes, triomphant, m’apporta cette réponse qu’il venait derecevoir : « À neuf heures, ce soir, derrière la souspréfecture !» Est-ce à l’éloquence de mes lettres ou à lalongueur de ses moustaches que Roger dut son succès ? Je vouslaisse, mesdames, le soin de décider. Toujours est-il que cettenuit-là, dans son dortoir mélancolique, le petit Chose eut unsommeil très agité. Il rêva qu’il était grand, qu’il avait desmoustaches, et que des dames de Paris – occupant des situationstout à fait extraordinaires – lui donnaient des rendez-vousderrière les sous-préfectures…

Le plus comique, c’est que le lendemain, il mefallut écrire une lettre d’actions de grâces et remercier Céciliade tout le bonheur qu’elle m’avait donné :

«Ange qui as consenti à passer une nuit, surla terre… » Cette lettre, je l’avoue, le petit Chose l’écrivitavec la rage dans le cœur. Heureusement la correspondance s’arrêtalà, et pendant quelque temps, je n’entendis plus parler de Céciliani de sa haute situation.

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