Le Petit Chose

Chapitre 7LE PION

Je pris donc possession de l’étude desmoyens.

Je trouvai là une cinquantaine de méchantsdrôles, montagnards joufflus de douze à quatorze ans, fils demétayers enrichis, que leurs parents envoyaient au collège pour enfaire de petits bourgeois, à raison de cent vingt francs partrimestre.

Grossiers, insolents, orgueilleux, parlantentre eux un rude patois cévenol auquel je n’entendais rien, ilsavaient presque tous cette laideur spéciale à l’enfance qui mue, degrosses mains rouges avec des engelures, des voix de jeunes coqsenrhumés, le regard abruti, et par là-dessus l’odeur du collège…Ils me haïrent tout de suite, sans me connaître. J’étais pour euxl’ennemi, le Pion ; et du jour où je m’assis dans ma chaire,ce fut la guerre entre nous, une guerre acharnée, sans trêve, detous les instants.

Ah ! les cruels enfants, comme ils mefirent souffrir !… Je voudrais en parler sans rancune, cestristesses sont si loin de nous !… Eh bien, non, je ne puispas ; et tenez ! à l’heure même où j’écris ces lignes, jesens ma main qui tremble de fièvre et d’émotion. Il me semble quej’y suis encore.

Eux ne pensent plus à moi, j’imagine. Ils nese souviennent plus du petit Chose, ni de ce beau lorgnon qu’ilavait acheté pour se donner l’air plus grave…

Mes anciens élèves sont des hommes maintenant,des hommes sérieux. Soubeyrol doit être notaire quelque part,là-haut, dans les Cévennes ; Veillon (cadet), greffier autribunal ; Loupi, pharmacien, et Bouzanquet, vétérinaire. Ilsont des positions, du ventre, tout ce qu’il faut.

Quelquefois, pourtant, quand ils serencontrent au cercle ou sur la place de l’église, ils serappellent le bon temps du collège, et alors peut-être il leurarrive de parler de moi.

« Dis donc, greffier, te souviens-tu dupetit Eyssette, notre pion de Sarlande, avec ses longs cheveux etsa figure de papier mâché ? Quelles bonnes farces nous luiavons faites !» C’est vrai, messieurs. Vous lui avez fait debonnes farces, et votre ancien pion ne les a pas encoreoubliées…

Ah ! le malheureux pion ! vousa-t-il assez fait rire ! L’avez-vous fait assezpleurer !… Oui, pleurer !..

Vous l’avez fait pleurer, et c’est ce quirendait vos farces bien meilleures…

Que de fois, à la fin d’une journée demartyre, le pauvre diable, blotti dans sa couchette, a mordu sacouverture pour que vous n’entendiez pas ses sanglots !…

C’est si terrible de vivre entouré demalveillance, d’avoir toujours peur, d’être toujours sur lequi-vive, toujours méchant, toujours armé, c’est si terrible depunir – on fait des injustices malgré soi -, si terrible de douter,de voir partout des pièges, de ne pas manger tranquille, de ne pasdormir en repos, de se dire toujours, même aux minutes detrêve :

« Ah ! mon Dieu !… Qu’est-cequ’ils vont me faire, maintenant ? » Non, vivrait-il centans, le pion Daniel Eyssette n’oubliera jamais tout ce qu’ilsouffrit au collège de Sarlande, depuis le triste jour où il entradans l’étude des moyens.

Et pourtant – je ne veux pas mentir – j’avaisgagné quelque chose à changer d’étude maintenant je voyais les yeuxnoirs.

Deux fois par jour, aux heures de récréation,je les apercevais de loin travaillant derrière une fenêtre dupremier étage qui donnait sur la cour des moyens…

Ils étaient là, plus noirs, plus grands quejamais, penchés du matin jusqu’au soir sur une coutureinterminable ; car les yeux noirs cousaient, ils ne selassaient pas de coudre. C’était pour coudre, rien que pour coudre,que la vieille fée aux lunettes les avait pris aux Enfants trouvés– car les yeux noirs ne connaissaient ni leur père ni leur mère –et, d’un bout à l’autre de l’année, ils cousaient, cousaient sansrelâche, sous le regard implacable de l’horrible fée aux lunettes,filant sa quenouille à côté d’eux.

Moi, je les regardais. Les récréations mesemblaient trop courtes. J’aurais passé ma vie sous cette fenêtrebénie derrière laquelle travaillaient les yeux noirs.

Eux aussi savaient que j’étais là. De temps entemps ils se levaient de dessus leur couture, et le regard aidant,nous nous parlions, – sans nous parler.

« Vous êtes bien malheureux, monsieurEyssette ?

– Et vous aussi, pauvres yeux noirs ?

– Nous, nous n’avons ni père ni mère.

– Moi, mon père et ma mère sont loin.

– La fée aux lunettes est terrible, si voussaviez – Les enfants me font bien souffrir, allez.

– Courage, monsieur Eyssette.

– Courage, beaux yeux noirs. » On ne s’endisait jamais plus long. Je craignais toujours de voir apparaîtreM. Viot avec ses clefs frinc ! frinc ! frinc !-, et là-haut, derrière la fenêtre, les yeux noirs avaient leurM. Viot aussi. Après un dialogue d’une minute, ils sebaissaient bien vite et reprenaient leur couture sous le regardféroce des grandes lunettes à monture d’acier.

Chers yeux noirs ! nous ne nous parlionsjamais qu’à de longues distances et par des regards furtifs, etcependant je les aimais de toute mon âme.

Il y avait encore l’abbé Germane que j’aimaisbien…

Cet abbé Germane était le professeur dephilosophie. Il passait pour un original, et dans le collège toutle monde le craignait, même le principal, même M. Viot. Ilparlait peu, d’une voix brève et cassante, nous tutoyait tous,marchait à grands pas, la tête en arrière, la soutane relevée,faisant sonner – comme un dragon – les talons de ses souliers àboucles. Il était grand et fort. Longtemps je l’avais cru trèsbeau ; mais un jour, en le regardant de plus près, jem’aperçus que cette noble face de lion avait été horriblementdéfigurée par la petite vérole. Pas un coin du visage qui ne fûthaché, sabré, couturé, un Mirabeau en soutane.

L’abbé vivait sombre et seul, dans une petitechambre qu’il occupait à l’extrémité de la maison, ce qu’onappelait le vieux collège. Personne n’entrait jamais chez lui,excepté ses deux frères, deux méchants vauriens qui étaient dansmon étude et dont il payait l’éducation… Le soir, quand ontraversait les cours pour monter au dortoir, on apercevait,là-haut, dans les bâtiments noirs et ruinés du vieux collège, unepetite lueur pâle qui veillait : c’était la lampe de l’abbéGermane. Bien des fois aussi, le matin, en descendant pour l’étudede six heures, je voyais, à travers la brume, la lampe brûlerencore, l’abbé Germane ne s’était pas couché… On disait qu’iltravaillait à un grand ouvrage de philosophie.

Pour ma part, même avant de le connaître, jeme sentais une grande sympathie pour cet étrange abbé.

Son horrible et beau visage, toutresplendissant d’intelligence, m’attirait. Seulement on m’avaittant effrayé par le récit de ses bizarreries et de ses brutalités,que je n’osais pas aller vers lui. J’y allai cependant, et pour monbonheur.

Voici dans quelles circonstances…

Il faut vous dire qu’en ce temps-là j’étaisplongé jusqu’au cou dans l’histoire de la philosophie… Un rudetravail pour le petit Chose ! Or, certain jour, l’envie mevint de lire Condillac.

Entre nous, le bonhomme ne vaut même pas lapeine qu’on le lise ! c’est un philosophe pour rire, et toutson bagage philosophique tiendrait dans le chaton d’une bague àvingt-cinq sous ; mais, vous savez ! quand on est jeune,on a sur les choses et sur les hommes des idées tout detravers.

Je voulais donc lire Condillac. Il me fallaitun Condillac coûte que coûte. Malheureusement, la bibliothèque ducollège en était absolument dépourvue, et les libraires de Sarlandene tenaient pas cet article-là !. Je résolus de m’adresser àl’abbé Germane. Ses frères m’avaient dit que sa chambre contenaitplus de deux mille volumes, et je ne doutais pas de trouver chezlui le livre de mes rêves. Mais ce diable d’homme m’épouvantait, etpour me décider à monter à son réduit ce n’était pas trop de toutmon amour pour M. de Condillac. En arrivant devant laporte, mes jambes tremblaient de peur… Je frappai deux fois trèsdoucement. « Entrez !» répondit une voix de Titan.

Le terrible abbé Germane était assis àcalifourchon sur une chaise basse, les jambes étendues, la soutaneretroussée et laissant voir de gros muscles qui saillaientvigoureusement dans des bas de soie noire.

Accoudé sur le dossier de sa chaise, il lisaitun in-folio à tranches rouges, et fumait à grand bruit une petitepipe courte et brune, de celles qu’on appelle« brûle-gueule ».

« C’est toi ! me dit-il en levant àpeine les yeux de dessus son in-folio… Bonjour ! Commentvas-tu ?…

Qu’est-ce que tu veux ? » Letranchant de sa voix, l’aspect sévère de cette chambre tapissée delivres, la façon cavalière dont il était assis, cette petite pipe,qu’il tenait aux dents, tout cela m’intimidait beaucoup.

Je parvins cependant à expliquer tant bien quemal l’objet de ma visite et à demander le fameux Condillac.

« Condillac ! tu Veux lireCondillac ! me répondit l’abbé Germane en souriant. Quelledrôle d’idée !…

Est-ce que tu n’aimerais pas mieux fumer unepipe avec moi ! décroche-moi ce joli calumet qui est pendulà-bas, contre la muraille, et allume-le… ; tu verras, c’estbien meilleur que tous les Condillac de la terre. » Jem’excusai du geste, en rougissant.

« Tu ne veux pas ?… À ton aise, mongarçon… Ton Condillac est là-haut, sur le troisième rayon àgauche.

Tu peux l’emporter ; je te le prête.Surtout ne le gâte pas, ou je te coupe les oreilles. »J’atteignis le Condillac sur le troisième rayon à gauche, et je medisposais à me retirer ; mais l’abbé me retint.

« Tu t’occupes donc de philosophie ?me dit-il en me regardant dans les yeux… Est-ce que tu y croiraispar hasard ?… Des histoires, mon cher, de pureshistoires ! Et dire qu’ils ont voulu faire de moi unprofesseur de philosophie ! Je vous demande un peu !…

Enseigner quoi ? zéro, néant… Ilsauraient pu tout aussi bien, pendant qu’ils y étaient, me nommerinspecteur général des étoiles ou contrôleur des fumées de pipes…Ah ! misère de moi ! Il faut faire parfois de singuliersmétiers pour gagner sa vie… Tu en connais quelque chose, toi aussi,n’est-ce pas ?… Oh ! tu n’as pas besoin de rougir. Jesais que tu n’es pas heureux, mon pauvre petit pion, et que lesenfants te font une rude existence. » Ici l’abbé Germanes’interrompit un moment, Il paraissait très en colère et secouaitsa pipe sur son ongle avec fureur. Moi, d’entendre ce digne hommes’apitoyer ainsi sur mon sort, je me sentais tout ému et j’avaismis le Condillac devant mes yeux, pour dissimuler les grosseslarmes dont ils étaient remplis.

Presque aussitôt l’abbé reprit :

« À propos ! j’oubliais de te demander…Aimes-tu le Bon Dieu ?… Il faut l’aimer, vois-tu ! moncher, et avoir confiance en lui, et le prier ferme ; sans quoitu ne t’en tireras jamais… Aux grandes souffrances de la vie, je neconnais que trois remèdes : le travail, la prière et la pipe,la pipe de terre, très courte, souviens-toi de cela… Quant auxphilosophes, n’y compte pas ; ils ne te consoleront jamais derien. J’ai passé par là, tu peux m’en croire.

– Je vous crois, monsieur l’abbé.

– Maintenant, va-t’en, tu me fatigues… Quandtu voudras des livres, tu n’auras qu’à venir en prendre.

La clef de ma chambre est toujours sur laporte, et les philosophes toujours sur le troisième rayon à gauche…Ne me parle plus… Adieu !» Là-dessus, il se remit à sa lectureet me laissa sortir, sans même me regarder.

À partir de ce jour, j’eus tous lesphilosophes de l’univers à ma disposition, j’entrais chez l’abbéGermane sans frapper, comme chez moi. Le plus souvent, aux heuresoù je venais, l’abbé faisait sa classe, et la chambre était vide.La petite pipe dormait sur le bord de la table, au milieu desin-folio à tranches rouges et d’innombrables papiers couverts depattes de mouches… Quelquefois aussi l’abbé Germane était là. Je letrouvais lisant, écrivant, marchant de long en large, à grandesenjambées. En entrant, je disais d’une voix timide : «Bonjour,monsieur l’abbé ! » La plupart du temps, il ne merépondait pas… Je prenais mon philosophe sur le troisième rayon àgauche, et je m’en allais, sans qu’on eût seulement l’air desoupçonner ma présence… Jusqu’à la fin de l’année, nousn’échangeâmes pas vingt paroles ; mais n’importe !quelque chose en moi-même m’avertissait que nous étions de grandsamis…

Cependant les vacances approchaient. Onentendait tout le jour les élèves de la musique répétant, dans laclasse de dessin, des polkas et des airs de marche pour ladistribution des prix. Ces polkas réjouissaient tout le monde. Lesoir, à la dernière étude, on voyait sortir des pupitres une foulede petits calendriers, et chaque enfant rayait sur le sien le jourqui venait de finir : « Encore un de moins ! »Les cours étaient pleines de planches pour l’estrade ; onbattait des fauteuils, on secouait les tapis… plus de travail, plusde discipline. Seulement, toujours, jusqu’au bout, la haine du pionet les farces, les terribles farces.

Enfin, le grand jour arriva. Il étaittemps ; je n’y pouvais plus tenir. On distribua les prix dansma cour, la cour des moyens…, je la vois encore avec sa tentebariolée, ses murs couverts de draperies blanches, ses grandsarbres verts pleins de drapeaux, et là-dessous tout un fouillis detoques, de képis, de shakos, de casques, de bonnets à fleurs, declaques brodés, de plumes, de rubans, de pompons, de panaches… Aufond, une longue estrade où étaient installées les autorités ducollège dans des fauteuils en velours grenat… Oh ! cetteestrade, comme on se sentait petit devant elle ! Quel grandair de dédain et de supériorité elle donnait à ceux qui étaientdessus ! Aucun de ces messieurs n’avait plus la physionomiehabituelle.

L’abbé Germane était sur l’estrade, lui aussi,mais il ne paraissait pas s’en douter. Allongé dans son fauteuil,la tête renversée, il écoutait ses voisins d’une oreille distraiteet semblait suivre de l’œil, à travers le feuillage, la fumée d’unepipe imaginaire.

Aux pieds de l’estrade, la musique, tromboneset ophicléides, reluisant au soleil ; les trois divisionsentassées sur des bancs, avec les maîtres en serre-file ;puis, derrière, la cohue des parents, le professeur de secondeoffrant le bras aux dames en criant : « Place !place !» et enfin, perdues au milieu de la foule, les clefs deM. Viot qui couraient d’un bout de la cour à l’autre et qu’onentendait – frinc ! frinc ! frinc ! – à droite, àgauche, ici, partout en même temps.

La cérémonie commença, il faisait chaud. Pasd’air sous la tente… il y avait de grosses dames cramoisies quisommeillaient à l’ombre de leurs marabouts, et des messieurschauves qui s’épongeaient la tête avec des foulards ponceau. Toutétait rouge : les visages, les tapis, les drapeaux, lesfauteuils… Nous eûmes trois discours, qu’on applauditbeaucoup ; mais moi, je ne les entendis pas. Là-haut, derrièrela fenêtre du premier étage, les yeux noirs cousaient à leur placehabituelle, et mon âme allait vers eux… Pauvres yeux noirs !même ce jour-là, la fée aux lunettes ne les laissait paschômer.

Quand le dernier nom du dernier accessit de ladernière classe eut été proclamé, la musique entama une marchetriomphale et tout se débanda. Tohu-bohu général, Les professeursdescendaient de l’estrade ; les élèves sautaient par-dessusles bancs pour rejoindre leurs familles. On s_’embrassait, ons’appelait : « Par ici ! par ici ! » Lessœurs des lauréats s’en allaient fièrement avec les couronnes deleurs frères.

Les robes de soie faisaient froufrou à traversles chaises… Immobile derrière un arbre, le petit Chose regardaitpasser les belles dames, tout malingre et tout honteux dans sonhabit râpé. Peu à peu la cour se désemplit. À la grande porte, leprincipal et M. Viot se tenaient debout, caressant les enfantsau passage, saluant les parents jusqu’à terre.

« À l’année prochaine, à l’annéeprochaine ! » disait le principal avec un sourire câlin…les clefs de M. Viot tintaient, pleines de caresses :«Frinc ! frinc ! frinc ! Revenez-nous l’annéeprochaine.» Les enfants se laissaient embrasser négligemment etfranchissaient l’escalier d’un bond.

Ceux-là montaient dans de belles voituresarmoriées, où les mères et les sœurs rangeaient leurs grandes jupespour faire place : clic ! clac !… en route vers lechâteau !… Nous allons revoir nos parcs, nos pelouses,l’escarpolette sous les acacias, les volières pleines d’oiseauxrares, la pièce d’eau avec ses deux cygnes, et la grande terrasse àbalustres où l’on prend des sorbets le soir.

D’autres grimpaient dans les chars à banc defamille, à côté de jolies filles riant à belles dents sous leurscoiffes blanches. La fermière conduisait avec sa chaîne d’or autourdu cou… Fouette, Mathurine ! On retourne à la métairie ;on va manger des beurrées, boire du vin muscat, chasser à lapipée ! tout le jour et se rouler dans le foin qui sentbon ! Heureux enfants ! Ils s’en allaient, ils partaienttous… Ah ! si j’avais pu partir moi aussi…

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