Le Petit Chose

Chapitre 16LA FIN DU RÊVE

LE petit Chose est malade ; le petitChose va mourir …

Devant le passage du Saumon, une large litièrede paille qu’on renouvelle tous les deux jours fait dire aux gensde la rue : « Il y a là-haut quelque vieux richard entrain de mourir… » Ce n’est pas un vieux richard qui vamourir, c’est le petit Chose… Tous les médecins l’ont condamné,Deux fièvres typhoïdes en deux ans, c’est beaucoup trop pour cecervelet d’oiseau-mouche ! Allons ! vite, attelez lavoiture noire ! Que la grande sauterelle prépare sa baguetted’ébène et son sourire désolé ! le petit Chose estmalade ; le petit Chose va mourir.

Il faut voir quelle consternation dansl’ancienne maison Lalouette ! Pierrotte ne dort plus ;les yeux noirs se désespèrent. La dame de grand mérite feuilletteson Raspail avec frénésie, en suppliant le bienheureux saintCamphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade… Lesalon jonquille est condamné, le piano mort, la flûte enclouée.Mais le plus navrant de tout, oh ! le plus navrant c’est unepetite robe noire assise dans un coin de la maison, et tricotant dumatin au soir, sans rien dire, avec de grosses larmes quicoulent.

Or, tandis que l’ancienne maison Lalouette selamente ainsi nuit et jour, le petit Chose est bien tranquillementcouché dans un grand lit de plumes, sans se douter des pleurs qu’ilfait répandre autour de lui. Il a les yeux ouverts, mais il ne voitrien ; les objets ne vont pas jusqu’à son âme. Il n’entendrien non plus, rien qu’un bourdonnement sourd, un roulement confus,comme s’il avait pour oreilles deux coquilles marines ; cesgrosses coquilles à lèvres roses où l’on entend ronfler la mer. Ilne parle pas, il ne pense pas : vous diriez une fleurmalade…

Pourvu qu’on lui tienne une compresse d’eaufraîche sur la tête et un morceau de glace dans la bouche, c’esttout ce qu’il demande. Quand la glace est fondue, quand lacompresse est desséchée au feu de son crâne, il pousse ungrognement c’est toute sa conversation.

Plusieurs jours se passent ainsi, – jours sansheures, jours de chaos, puis subitement, un beau matin, le petitChose éprouve une sensation singulière. Il semble qu’on vient de letirer du fond de la mer.

Ses yeux voient, ses oreilles entendent. Ilrespire ; il reprend pied… La machine à penser, qui dormaitdans un coin du cerveau avec ses rouages fins comme des cheveux defée, se réveille et se met en branle ; d’abord lentement, puisun peu plus vite, puis avec une rapidité folle – tic !tic ! tic ! – à croire que tout va casser. On sent quecette jolie machine n’est pas faite pour dormir et qu’elle veutréparer le temps perdu… Tic ! tic ! tic !… Les idéesse croisent, s’enchevêtrent comme des fils de soie : « Oùsuis-je, mon Dieu ?… Qu’est-ce que c’est que ce grandlit ?…

Et ces trois dames, là-bas, près de lafenêtre, qu’est-ce qu’elles font ?… Cette petite robe noirequi me tourne le dos, est-ce que je ne la connais pas ?… Ondirait que… » Et pour mieux regarder cette robe noire qu’ilcroit reconnaître, péniblement le petit Chose se soulève sur soncoude et se penche hors du lit, puis tout de suite se jette enarrière, épouvanté… Là, devant lui, au milieu de la chambre, ilvient d’apercevoir une armoire en noyer avec de vieilles ferruresqui grimpent sur le devant. Cette armoire, il la reconnaît ;il l’a vue déjà dans un rêve, dans un horrible rêve…

Tic ! tic ! tic ! La machine àpenser va comme le vent… Oh ! maintenant le petit Chose serappelle.

L’hôtel Pilois, la mort de Jacques,l’enterrement, l’arrivée chez Pierrotte dans la pluie, il revoittout, il se souvient de tout. Hélas ! en renaissant à la vie,le malheureux enfant vient de renaître à la douleur ; et sapremière parole est un gémissement…

À ce gémissement, les trois femmes quitravaillaient là-bas, près de la fenêtre, ont tressailli. Uned’elles, la plus jeune, se lève en criant : « De laglace ! de la glace ! » Et vite elle court à lacheminée prendre un morceau de glace qu’elle vient présenter aupetit Chose ; mais le petit Chose n’en veut pas… Doucement ilrepousse la main qui cherche ses lèvres ; c’est une main bienfine pour une main de garde malades ! En tout cas d’une voixqui tremble, il dit :

« Bonjour, Camille !… » CamillePierrotte est si surprise d’entendre parler le moribond qu’ellereste là tout interdite, le bras tendu, la main ouverte, avec sonmorceau de glace claire qui tremble au bout de ses doigts roses defroid.

« Bonjour, Camille ! reprend lepetit Chose. Oh ! je vous reconnais bien, allez !… J’aitoute ma tête maintenant… Et vous ? est-ce que vous mevoyez ?…

Est-ce que vous pouvez me voir ? »Camille Pierrotte ouvre de grands yeux :

« Si je vous vois, Daniel !… Jecrois bien que je vous vois !… » Alors, à l’idée quel’armoire a menti, que Camille Pierrotte n’est pas aveugle, que lerêve, l’horrible rêve, ne sera pas vrai jusqu’au bout, le petitChose reprend courage et se hasarde à faire d’autresquestions : « J’ai été bien malade, n’est-ce pas,Camille ?

– Oh ! oui, Daniel, bien malade…

– Est-ce que je suis couché depuislongtemps ?…

– Il y aura demain trois semaines…

– Miséricorde ! trois semaines !…Déjà trois semaines que ma pauvre mère Jacques… » Il n’achèvepas sa phrase et cache sa tête dans l’oreiller en sanglotant.

… À ce moment, Pierrotte entre dans lachambre ; il amène un nouveau médecin. (Pour peu que lamaladie continue, toute l’Académie de médecine y passera.) Celui-ciest l’illustre docteur Broum-Broum, un gaillard qui va vite enbesogne et ne s’amuse pas à boutonner ses gants au chevet desmalades. Il s’approche du petit Chose, lui tâte le pouls, luiregarde les yeux et la langue, puis se tournant versPierrotte :

« Qu’est-ce que vous me chantiezdonc ?… Mais il est guéri ce garçon-là…

– Guéri ! fait le bon Pierrotte, enjoignant les mains.

– Si bien guéri que vous allez me jeter toutde suite cette glace par la fenêtre et donner à votre malade uneaile de poulet aspergée de Saint-Emilion…

« Allons ! ne vous désolez plus, mapetite demoiselle ; dans huit jours, ce jeune trompe-la-mortsera sur pied, c’est moi qui vous en réponds… D’ici là, gardez-lebien tranquille dans son lit ; évitez-lui toute émotion, toutesecousse ; c’est le point essentiel !…

« Pour le reste, laissons faire lanature : elle s’entend à soigner mieux que vous et moi… »Ayant ainsi parlé, l’illustre docteur Broum-Broum donne unechiquenaude au jeune trompe-la-mort, un sourire à Mlle Camille, ets’éloigne lestement, escorté du bon Pierrotte qui pleure de joie etrépète tout le temps : « Ah ! monsieur le docteur,c’est bien le cas de le dire… c’est bien le cas de le dire… »Derrière eux, Camille veut faire dormir le malade ; mais ilrefuse avec énergie :

« Ne vous en allez pas, Camille, je vousen prie…

« Ne me laissez pas seul… Commentvoulez-vous que je dorme avec le gros chagrin que j’ai ?

– Si, Daniel, il le faut… Il faut que vousdormiez…

« Vous avez besoin de repos ; lemédecin l’a dit…

« Voyons ! soyez raisonnable, fermezles yeux et ne pensez à rien… tantôt je viendrai vous voirencore ; et, si vous avez dormi, je resterai bienlongtemps.

– Je dors… je dors… », dit le petit Choseen fermant les yeux. Puis se ravisant : « Encore un mot,Camille !… Quelle est donc cette petite robe noire que j’aiaperçue ici tout à l’heure ?

– Une robe noire !…

– Mais oui ! vous savez bien ! cettepetite robe noire qui travaillait là-bas avec vous, près de lafenêtre… Maintenant, elle n’y est plus… Mais tout à l’heure je l’aivue, j’en suis sûr… – Oh ! non ! Daniel, vous voustrompez… J’ai travaillé ici toute la matinée avec Mme Tribou,votre vieille amie Mme Tribou, vous savez ! celle quevous appeliez la dame de grand mérite. Mais Mme Tribou n’estpas en noir… elle a toujours sa même robe verte… Non !sûrement, il n’y a pas de robe noire dans la maison… Vous avez dûrêver cela… Allons ! Je m’en vais… Dormez bien… »Là-dessus, Camille Pierrotte s’encourt vite, toute confuse et lefeu aux joues, comme si elle venait de mentir.

Le petit Chose reste seul ; mais il n’endort pas mieux. La machine aux fins rouages fait le diable dans sacervelle. Les fils de soie se croisent, s’enchevêtrent… Il pense àson bien-aimé qui dort dans l’herbe de Montmartre ; il penseaux yeux noirs aussi à ces belles lumières sombres que laProvidence semblait avoir allumées exprès pour lui et quimaintenant…

Ici, la porte de la chambre s’entrouvredoucement, doucement, comme si quelqu’un voulait entrer ; maispresque aussitôt on entend Camille Pierrotte dire à voixbasse :

« N’y allez pas… L’émotion va le tuer,s’il se réveille… » Et voilà la porte qui se refermedoucement, doucement, comme elle s’était ouverte. Par malheur, unpan de robe noire se trouve pris dans la rainure ; et ce pande robe qui passe, de son lit le petit Chose l’aperçoit…

Du coup son cœur bondit ; ses yeuxs’allument, et, se dressant sur son coude, il se met à crier bienfort :

«Mère ! Mère ! pourquoi ne venezvous pas m’embrasser ?… » Aussitôt la porte s’ouvre. Lapetite robe noire qui n’y peut plus tenir, se précipite dans lachambre ; mais au lieu d’aller vers le lit, elle va droit àl’autre bout de la pièce, les bras ouverts, en appelant :

« Daniel ! Daniel ! – Par ici,mère…, crie le petit Chose, qui lui tend les bras en riant… Parici ; vous ne me voyez donc pas ?… » Et alorsMme Eyssette, à demi tournée vers le lit, tâtonnant dans l’airautour d’elle avec ses mains qui tremblent, répond d’une voixnavrante : « Hélas ! non ! mon cher trésor, jene te vois pas…, Jamais plus je ne te verrai… Je suisaveugle ! » En entendant cela, le petit Chose pousse ungrand cri et tombe à la renverse sur son oreiller…

Certes, qu’après vingt ans de misères et desouffrances, deux enfants morts, son foyer détruit, son mari loind’elle, la pauvre mère Eyssette ait ses yeux divins tout brûlés parles larmes comme les voilà, il n’y a rien là-dedans de bienextraordinaire… Mais pour le petit Chose, quelle coïncidence avecson rêve !

Quel dernier coup terrible la destinée luitenait en réserve ! Est-ce qu’il ne va pas en mourir decelui-là ?…

Eh bien, non !… le petit Chose ne mourrapas. Il ne faut pas qu’il meure. Derrière lui que deviendrait lapauvre mère aveugle ? Où trouverait-elle des larmes pourpleurer ce troisième fils ? Que deviendrait le père Eyssette,cette victime de l’honneur commercial, ce Juif errant de laviniculture, qui n’a pas même le temps de venir embrasser sonenfant malade, ni de porter une fleur à son enfant mort ? Quireconstruirait le foyer, ce beau foyer de famille où les deux vieuxviendront un jour chauffer leurs pauvres mains glacées ?…Non ! non ! le petit Chose ne veut pas mourir. Il secramponne à la vie, au contraire, et de toutes ses forces… On lui adit que, pour guérir plus vite, il ne fallait pas penser, il nepense pas ; qu’il ne fallait pas parler, il ne parlepas ; qu’il ne fallait pas pleurer, il ne pleure pas… C’estplaisir de le voir dans son lit, l’air paisible, les yeux ouverts,jouant pour se distraire avec les glands de l’édredon. Une vraieconvalescence de chanoine…

Autour de lui, toute la maison Lalouettes’empresse silencieuse. Mme Eyssette passe ses journées aupied du lit, avec son tricot ; la chère aveugle a tellementl’habitude des longues aiguilles qu’elle tricote aussi bien que dutemps de ses yeux. La dame de grand mérite est là, elleaussi ; puis, à tout moment on voit paraître à la porte labonne figure de Pierrotte. Il n’y a pas jusqu’au joueur de flûtequi ne monte prendre des nouvelles quatre ou cinq fois dans lejour. Seulement, il faut bien le dire, celui-là ne vient pas pourle malade ; c’est la dame de grand mérite qui l’attiresurtout… Depuis que Camille Pierrotte lui a formellement déclaréqu’elle ne voulait ni de lui ni de sa flûte, le fougueuxinstrumentiste s’est rabattu sur la veuve Tribou qui, pour êtremoins riche et moins jolie que la fille du Cévenol, n’est pascependant tout à fait dépourvue de charmes ni d’économies. Aveccette romanesque matrone, l’homme flûte n’a pas perdu son temps, àla troisième séance, il y avait déjà du mariage dans l’air, et l’onparlait vaguement de monter une herboristerie rue des Lombards,avec les économies de la dame. C’est pour ne pas laisser dormir cesbeaux projets, que le jeune virtuose vient si souvent prendre desnouvelles.

Et Mlle Pierrotte ? On n’en parlepas ! Est-ce qu’elle ne serait plus dans la maison ?… Si,toujours : seulement, depuis que le malade est hors de danger,elle n’entre presque jamais dans sa chambrée.

Quand elle y vient, c’est en passant, pourprendre l’aveugle et la mener à table ; mais le petit Chose,jamais un mot… Ah ! qu’il est loin le temps de la rose rouge,le temps où, pour dire : « Je vous aime », les yeuxnoirs s’ouvraient comme deux fleurs de velours ! Dans son lit,le malade soupire, en pensant à ces bonheurs envolés. Il voit bienqu’on ne l’aime plus, qu’on le fuit, qu’il fait horreur ; maisc’est lui qui l’a voulu. Il n’a pas le droit de se plaindre. Etpourtant, c’eût été si bon, au milieu de tant de deuils et detristesses, d’avoir un peu d’amour pour se chauffer le cœur !c’eût été si bon de pleurer sur une épaule amie !…« Enfin !… le mal est fait, se dit le pauvre enfant, n’ysongeons plus, et trêve aux tracasseries ! Pour moi, il nes’agit plus d’être heureux dans la vie ; il s’agit de faireson devoir… Demain, je parlerai à Pierrotte. » En effet, lelendemain, à l’heure où le Cévenol traverse la chambre à pas deloup pour descendre au magasin, le petit Chose, qui est là depuisl’aube à guetter derrière ses rideaux, appelle doucement.

« Monsieur Pierrotte ! monsieurPierrotte ! » Pierrotte s’approche du lit ; et alorsle malade très ému, sans lever les yeux :

«Voici que je m’en vais sur ma guérison, monbon monsieur Pierrotte, et j’ai besoin de causer sérieusement avecvous, Je ne veux pas vous remercier de ce que vous faites pour mamère et pour moi… » Vive interruption du Cévenol : Pas unmot là-dessus, monsieur Daniel ! tout ce que je fais, jedevais le faire. C’était convenu avec M. Jacques – Oui !je sais, Pierrotte, je sais qu’à tout ce qu’on veut vous dire surce chapitre vous faites toujours la même réponse… Aussi n’est-cepas de cela que je vais vous parler. Au contraire, si je vousappelle, c’est pour vous demander un service. Votre commis va vousquitter bientôt ; voulez-vous me prendre à sa place ?Oh ! je vous en prie, Pierrotte, écoutez-moi jusqu’aubout ; ne me dites pas non, sans m’avoir écouté jusqu’au bout…Je le sais, après ma lâche conduite, je n’ai plus le droit de vivreau milieu de vous. Il y a dans la maison quelqu’un que ma présencefait souffrir, quelqu’un à qui ma vue est odieuse, et ce n’est quejustice !… Mais si je m’arrange pour qu’on ne me voie jamais,si je m’engage à ne jamais monter ici, si je reste toujours aumagasin, si je suis de votre maison sans en être, comme les groschiens de basse-cour qui n’entrent jamais dans les appartements,est-ce qu’à ces conditions-là vous ne pourriez pasm’accepter ? » Pierrotte a bonne envie de prendre dansses grosses mains la tête frisée du petit Chose et de l’embrasserbien fort ; mais il se contient et répond,tranquillement :

« Dame ! écoutez, monsieur Daniel,avant de rien dire, j’ai besoin de consulter la petite… Moi, votreproposition me convient assez ; mais je ne sais pas si lapetite… Du reste, nous allons voir. Elle doit être levée…Camille ! Camille ! » Camille Pierrotte, matinalecomme une abeille, est en train d’arroser son rosier rouge sur lacheminée du salon. Elle arrive en peignoir du matin, les cheveuxrelevés à la chinoise, fraîche, gaie, sentant les fleurs.

« Tiens, petite, lui dit le Cévenol,voilà M. Daniel qui demande à entrer chez nous pour remplacerle commis… Seulement, comme il pense que sa présence ici te seraittrop pénible…

– Trop pénible ! » interrompitCamille Pierrotte en changeant de couleur.

Elle n’en dit pas plus long ; mais lesyeux noirs achevèrent sa phrase. Oui ! les yeux noirseux-mêmes se montrent devant le petit Chose, profonds comme lanuit, lumineux comme les étoiles, en criant « Amour !amour !» avec tant de passion et de flamme que le pauvremalade en a le cœur incendié.

Alors Pierrotte dit en riant souscape :

« Dame ! expliquez-vous tous lesdeux… il y a quelque malentendu là-dessous. » Et il s’en vatambouriner une bourrée cévenole sur les vitres ; puis quandil croit que les enfants se sont suffisamment expliqués – oh !mon Dieu ! c’est à peine s’ils ont eu le temps de se diretrois paroles -, il s’approche d’eux et les regarde :

« Eh bien ?

– Ah ! Pierrotte, dit le petit Chose enlui tendant les mains, elle est aussi bonne que vous… elle m’apardonné !» À partir de ce moment-là, la convalescence dumalade marche avec des bottes de sept lieues… Je crois bien !les yeux noirs ne bougent plus de la chambre. On passe les journéesà faire des projets d’avenir. On parle de mariage, de foyer àreconstruire. On parle aussi de la chère mère Jacques, et son nomfait encore verser de belles larmes. Mais c’est égal ! il y ade l’amour dans l’ancienne maison Lalouette. Cela se sent. Et siquelqu’un s’étonne que l’amour puisse fleurir ainsi dans le deuilet dans les larmes, je lui dirai d’aller voir aux cimetières toutesces jolies fleurettes qui poussent entre les fentes destombeaux.

D’ailleurs, n’allez pas croire que la passionfasse oublier son devoir au petit Chose. Pour si bien qu’il soitdans son grand lit, entre Mme Eyssette et les yeux noirs, il ahâte d’être guéri, de se lever, de descendre au magasin. Non,certes, que la porcelaine le tente beaucoup ; mais il languitde commencer cette vie de dévouement et de travail dont la mèreJacques lui a donné l’exemple. Après tout, il vaut encore mieuxvendre des assiettes dans un passage, comme disait la tragédienneIrma, que balayer l’institution Ouly ou se faire siffler àMontparnasse.

Quant à la Muse, on n’en parle plus. DanielEyssette aime toujours les vers, mais pas les siens ; et lejour où l’imprimeur, fatigué de garder chez lui les neuf centquatre vingt-dix-neuf volumes de La Comédie pastorale, les renvoieau passage du Saumon, le malheureux ancien poète a le courage dedire :

« Il faut brûler tout ça. » À quoiPierrotte, plus avisé, répond :

«Brûler tout ça !… ma foi non !…J’aimé bien mieux le garder au magasin. J’en trouverail’emploi…

« C’est bien le cas de le dire… J’ai toutjuste prochainement un envoi de coquetiers à faire àMadagascar.

« Il paraît que dans ce pays-là, depuisqu’on a vu la femme a un missionnaire anglais manger des œufs à lacoque, on ne veut plus manger les œufs autrement… Avec votrepermission, monsieur Daniel, vos livres serviront à envelopper mescoquetiers. »

Et en effet, quinze jours après, La Comédiepastorale se met en route pour le pays de l’illustre Rana-Volo.Puisse-t-elle y avoir plus de succès qu’à Paris !

… Et maintenant, lecteur, avant de clore cettehistoire, je veux encore une fois t’introduire dans le salonjonquille. C’est par un après-midi de dimanche, un beau dimanched’hiver – froid sec et grand soleil.

Toute la maison Lalouette rayonne. Le petitChose est complètement guéri et vient de se lever pour la premièrefois. Le matin, en l’honneur de cet heureux événement, on asacrifié à Esculape quelques douzaines d’huîtres, arrosées d’unjoli vin blanc de Touraine. Maintenant on est au salon, tousréunis.

Il fait bon ; la cheminée flambe. Sur lesvitres chargées de givre, le soleil fait des paysages d’argent.

Devant la cheminée, le petit Chose, assis surun tabouret aux pieds de la pauvre aveugle assoupie, cause à voixbasse avec Mlle Pierrotte plus rouge que la petite rose rougequ’elle a dans les cheveux. Cela se comprend, elle est si près dufeu !… De temps en temps, un grignotement de souris, – c’estla tête d’oiseau qui becquette dans un coin ; ou bien un cride détresse, – c’est la dame de grand mérite qui est en train deperdre au bésigue l’argent de l’herboristerie. Je vous prie deremarquer l’air triomphant de Mme Lalouette qui gagne, et lesourire inquiet du joueur de flûte, qui perd.

Et M. Pierrotte ?… Oh !M. Pierrotte n’est pas loin…

Il est là-bas dans l’embrasure de la fenêtre,à demi caché par le grand rideau jonquille, et se livrant à unebesogne silencieuse qui l’absorbe et le fait suer.

Il a devant lui, sur un guéridon, des compas,des crayons, des règles, des équerres, de l’encre de Chine, despinceaux, et enfin une longue pancarte de papier à dessin qu’ilcouvre de signes singuliers… L’ouvrage a l’air de lui plaire.Toutes les cinq minutes, il relève la tête, la penche un peu decôté et sourit à son barbouillage d’un air de complaisance.

Quel est donc ce travailmystérieux ?…

Attendez ; nous allons le savoir…Pierrotte a, fini.

Il sort de sa cachette, arrive doucementderrière Camille et le petit Chose ; puis, tout à coup, illeur étale sa grande pancarte sous les yeux en disant :

« Tenez ! les amoureux, quepensez-vous de ceci ? » Deux exclamations luirépondent ; « Oh papa !…

– Oh ! monsieur Pierrotte ! –Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce que c’est ?… »demande la pauvre aveugle, réveillée en sursaut.

Et Pierrotte joyeusement :

« Ce que c’est, madame Eyssette ?…C’est… c’est bien le cas de le dire… C’est un projet de la nouvelleenseigne que nous mettrons sur la boutique dans quelques mois…Allons ! monsieur Daniel, lisez-nous ça tout haut, pour qu’onjuge un peu de l’effet. » Dans le fond de son cœur, le petitChose donne une dernière larme à ses papillons bleus ; etprenant la pancarte à deux mains : – Voyons ! – soishomme, petit Chose ! – il lit tout haut, d’une voix ferme,cette enseigne de boutique, où son avenir est écrit en lettresgrosses d’un pied :

PORCELAINE ET CRISTAUX

Ancienne maison Lalouette

EYSSETTE ET PIERROTTE

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