Le Petit Chose

Chapitre 5COUCOU-BLANC ET LA DAME DU PREMIER

Il y a, sur la place deSaint-Germain-des-Prés, dans le coin de l’église, à gauche et toutau bord des toits, une petite fenêtre qui me serre le cœur chaquefois que je la regarde. C’est la fenêtre de notre anciennechambre ; et, encore aujourd’hui, quand je passe par là, je mefigure que le Daniel d’autrefois est toujours là-haut, assis à satable contre la vitre, et qu’il sourit de pitié en voyant dans larue le Daniel d’aujourd’hui triste et déjà courbé.

Ah ! vieille horloge de Saint-Germain,que de belles heures tu m’as sonnées quand j’habitais là-haut, avecma mère Jacques !… Est-ce que tu ne pourrais pas m’en sonnerencore quelques-unes de ces heures de vaillance et dejeunesse ? J’étais si heureux dans ce temps-là… Je travaillaisde si bon cœur !…

Le matin, on se levait avec le jour. Jacques,tout de suite, s’occupait du ménage. Il allait chercher de l’eau,balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n’avais le droit detoucher à rien. Si je lui disais :

« Jacques, veux-tu que jet’aide ? » Jacques se mettait à rire : « Tu n’ysonges pas, Daniel. Et la dame du premier ? » Avec cesdeux mots gros d’allusions, il me fermait la bouche.

Voici pourquoi.

Pendant les premiers jours de notre vie àdeux, c’était moi qui étais chargé de descendre chercher de l’eaudans la cour. À une autre heure de la journée, je n’auraispeut-être pas osé ! mais, le matin, toute la maison dormaitencore, et ma vanité ne risquait pas d’être rencontrée dansl’escalier une cruche à la main. Je descendais, en m’éveillant, àpeine vêtu. À cette heure-là, la cour était déserte. Quelquefois,un palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais près de lapompe. C’était le cocher de la dame du premier, une jeune créoletrès élégante dont on s’occupait beaucoup dans la maison. Laprésence de cet homme suffisait pour me gêner ; quand il étaitlà, j’avais honte, je pompais vite et je remontais avec ma cruche àmoitié remplie. Une fois en haut, je me trouvais très ridicule, cequi ne m’empêchait pas d’être aussi gêné le lendemain, sij’apercevais la casaque rouge dans la cour… Or, un matin quej’avais eu la chance d’éviter cette formidable casaque, jeremontais allégrement et ma cruche toute pleine, lorsque, à lahauteur du premier étage, je me trouvai face à face avec une damequi descendait.

C’était la dame du premier.

Droite et fière, les yeux baissés sur unlivre, elle allait lentement dans un flot d’étoffes soyeuses.

À première vue, elle me parut belle, quoiqueun peu pâle ; ce qui me resta d’elle, surtout, c’est unepetite cicatrice blanche qu’elle avait dans un coin, au-dessous dela lèvre. En passant devant moi, la dame leva les yeux. J’étaisdebout contre le mur, ma cruche à la main, tout rouge et touthonteux. Pensez ! être surpris ainsi comme un porteur d’eau,mal peigné, ruisselant, le cou nu, la chemise entrouverte… quellehumiliation ! J’aurais voulu entrer dans la muraille… La dameme regarda un moment bien en face d’un air de reine indulgente,avec un petit sourire, puis elle passa… Quand je remontai, j’étaisfurieux. Je racontai mon aventure à Jacques, qui se moqua beaucoupde ma vanité ; mais le lendemain, il prit la cruche sans riendire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous lesmatins ; et moi, malgré mes remords, je le laissaisfaire : j’avais trop peur de rencontrer encore la dame dupremier.

Le ménage fini, Jacques s’en allait chez sonmarquis, et je ne le revoyais plus que dans la soirée. Je passaismes journées tout seul, en tête-à-tête avec la Muse ou ce quej’appelais la Muse. Du matin au soir, la fenêtre restait ouverteavec ma table devant, et sur cet établi, du matin au soirj’enfilais des rimes.

De temps en temps un pierrot venait boire à magouttière ; il me regardait un moment d’un air effronté, puisil allait dire aux autres ce que je faisais, et j’entendais lebruit sec de leurs petites pattes sur les ardoises… J’avais aussiles cloches de Saint-Germain qui me rendaient visite plusieurs foisdans le jour.

J’aimais bien quand elles venaient me voir.Elles entraient bruyamment par la fenêtre et remplissaient lachambre de musique. Tantôt des carillons joyeux et fousprécipitaient leurs doubles croches, tantôt des glas noirs,lugubres, dont les notes tombaient une à une comme des larmes. Puisj’avais les angélus : l’angélus de midi, un archange auxhabits de soleil qui entrait chez moi tout resplendissant delumière ; l’angélus du soir, un séraphin mélancolique quidescendait dans un rayon de lune et faisait toute la chambre humideen y secouant ses grandes ailes…

La Muse, les pierrots, les cloches, je nerecevais jamais d’autres visites. Qui serait venu mevoir ?

Personne ne me connaissait. À la crémerie dela rue Saint-Benoît, j’avais toujours soin de me mettre à unepetite table à part de tout le monde ; je mangeais vite, lesyeux dans mon assiette ; puis, le repas fini, je prenais monchapeau furtivement et je rentrais à toutes jambes. Jamais unedistraction, jamais une promenade ; pas même la musique auLuxembourg.

Cette timidité maladive que je tenais deMme Eyssette était encore augmentée par le détachement de moncostume et ces malheureux caoutchoucs qu’on n’avait pas puremplacer. La rue me faisait peur, me rendait honteux. Je n’auraisjamais voulu descendre de mon clocher. Quelquefois pourtant, parces jolis soirs mouillés des printemps parisiens, je rencontrais,en revenant de la crémerie, des volées d’étudiants en belle humeur,et de les voir s’en aller ainsi bras dessus bras dessous, avecleurs grands chapeaux, leurs pipes, leurs maîtresses, cela medonnait des idées… Alors je remontais bien vite mes cinq étages,j’allumais ma bougie, et je me mettais au travail rageusementjusqu’à l’arrivée de Jacques.

Quand Jacques arrivait, la chambre changeaitd’aspect. Elle était toute gaieté, bruit, mouvement. On chantait,on riait, on se demandait des nouvelles de la journée. « As-tubien travaillé ? me disait Jacques, ton poèmeavance-t-il ? » Puis il me racontait quelque nouvelleinvention de son original marquis, tirait de sa poche desfriandises du dessert mises de côté pour moi, et s’amusait à me lesvoir croquer à belles dents.

Après quoi, je retournais à l’établi auxrimes. Jacques faisait deux ou trois tours dans la chambre, et,quand il me croyait bien en train, s’esquivait en medisant :

«Puisque tu travailles, je vais là-bas passerun moment. » Là-bas, cela voulait dire chez Pierrotte ;et si vous n’avez pas déjà deviné pourquoi Jacques allait sisouvent là-bas, c’est que vous n’êtes pas bien habile. Moi, jecompris tout, dès le premier jour, rien qu’à le voir lisser sescheveux devant la glace avant de partir, et recommencer trois ouquatre fois son nœud de cravate ; mais pour ne pas le gêner,je faisais semblant de ne me douter de rien et je me contentais derire au-dedans de moi, en pensant des choses…

Jacques parti, en avant les rimes ! Àcette heure-là je n’avais plus le moindre bruit ; lespierrots, les angélus, tous mes amis étaient couchés. Complettête-à-tête avec la Muse… Vers neuf heures, j’entendais monter dansl’escalier – un petit escalier de bois qui faisait suite au grand.C’était Mlle Coucou Blanc, notre voisine, qui rentrait. À partir dece moment, je ne travaillais plus. Ma cervelle émigraiteffrontément chez la voisine et n’en bougeait pas…

Que pouvait-elle bien être, cette mystérieuseCoucou-Blanc ?… Impossible d’avoir le moindre renseignement àson endroit… Si j’en parlais à Jacques, il prenait un petit air endessous pour me dire :

« Comment !… tu ne l’as pas encorerencontrée, notre superbe voisine ?» Mais, jamais il nes’expliquait davantage. Moi je pensais : « Il ne veut pasque je la connaisse… C’est sans doute une grisette du Quartierlatin.» Et cette idée m’embrasait la tête. Je me figurais quelquechose de frais, de jeune, de joyeux une grisette, quoi ! Iln’y avait pas jusqu’à ce nom de Coucou-Blanc qui ne me parût pleinde saveur, un de ces jolis sobriquets d’amour comme Musette ou MimiPinson. C’était, dans tous les cas, une Musette bien sage et bienrangée que ma voisine, une Musette de Nanterre, qui rentrait tousles soirs à la même heure, et toujours seule. Je savais cela pouravoir plusieurs jours de suite, à l’heure où elle arrivait,appliqué mon oreille à sa cloison… Invariablement, voici ce quej’entendais : d’abord comme un bruit de bouteille qu’ondébouche et rebouche plusieurs fois ; puis au bout d’unmoment, pouf ! la chute d’un corps très lourd sur leparquet ; et presque aussitôt une petite voix grêle, trèsaiguë, une voix de grillon malade, entonnant je ne sais quel air àtrois notes, triste à faire pleurer. Sur cet air-là, il y avait desparoles, mais je ne les distinguais pas, excepté cependant lesincompréhensibles syllabes que voici :

Tolocototignan !.. Tolocototignan !…– qui revenaient de temps en temps dans la chanson comme un refrainplus accentué que le reste. Cette singulière musique durait environune heure ; puis, sur un dernier Tolocototignan, la voixs’arrêtait tout à coup ; et je n’entendais plus qu’unerespiration lente et lourde… Tout cela m’intriguait beaucoup.

Un matin, ma mère Jacques, qui venait dechercher de l’eau, entra vivement chez nous avec un grand air demystère et s’approchant de moi me dit tout bas :

« Si tu veux voir notre voisine…chut !… elle est là. » D’un bond je fus sur le palier…Jacques ne m’avait pas menti… Coucou-Blanc était dans sa chambre,avec sa porte grande ouverte ; et je pus enfin la contempler…Oh ! Dieu ! Ce ne fut qu’une vision, mais quellevision !… Imaginez une petite mansarde complètement nue, àterre une paillasse, sur la cheminée une bouteille d’eau-de-vie,au-dessus de la paillasse un énorme et mystérieux fer à chevalpendu au mur comme un bénitier. Maintenant, au milieu de ce chenil,figurez-vous une horrible Négresse avec de gros yeux de nacre, descheveux courts, laineux et frisés comme une toison de brebis noire,et une vieille crinoline rouge, sans rien dessus… C’est ainsi quem’apparut pour la première fois ma voisine Coucou-Blanc, laCoucou-Blanc de mes rêves, la sœur de Mimi Pinson et de Bernerette… O province romanesque, que ceci te serve de leçon !…

« Eh bien, me dit Jacques en me voyantrentrer, eh bien, comment tu la trouves… » Il n’acheva pas saphrase et, devant ma mine déconfite, partit d’un immense éclat derire. J’eus le bon esprit de faire comme lui, et nous voilà riantde toutes nos forces l’un en face de l’autre sans pouvoir parler. Àce moment par la porte entrebâillée, une grosse tête noire seglissa dans la chambre et disparut presque aussitôt en nouscriant : «Blancs moquer Nègre, pas joli. » Vous pensez sinous rîmes de plus belle…

Quand notre gaieté fut un peu calmée, Jacquesm’apprit que la Négresse Coucou-Blanc était au service de la damedu premier ; dans la maison, on l’accusait d’être un peusorcière : à preuve, le fer à cheval, symbole du culteVaudoux, qui pendait au-dessus de sa paillasse. On disait aussi quetous les soirs, quand sa maîtresse était sortie, Coucou-Blancs’enfermait dans sa mansarde, buvait de l’eau-de-vie jusqu’à tomberivre morte, et chantait des chansons nègres une partie de la nuit.Ceci m’expliquait tous les bruits mystérieux qui venaient de chezma voisine : la bouteille débouchée, la chute sur le parquet,et l’air monotone à trois notes. Quant à Tolocototignan, il paraîtque c’est une sorte d’onomatopée, très répandue chez les Nègres duCap, quelque chose comme notre lon, lan, la ; les PierreDupont en ébène mettent de ça dans toutes leurs chansons.

À partir de ce jour, ai-je besoin de ledire ? le voisinage de Coucou-Blanc ne me donna plus autant dedistractions. Le soir, quand elle montait, mon cœur ne trottaitplus si vite ; jamais je ne me dérangeais plus pour allercoller mon oreille à la cloison… Quelquefois pourtant, dans lesilence de la nuit, les Tolocototignan venaient jusqu’à ma table,et j’éprouvais je ne sais quel vague malaise en entendant ce tristerefrain ; on eût dit que je pressentais le rôle qu’il allaitjouer dans ma vie…

Sur ces entrefaites, ma mère Jacques trouvaune place de teneur de livres à cinquante francs par mois chez unpetit marchand de fer, où il devait se rendre tous les soirs ensortant de chez le marquis. Le pauvre garçon m’apprit cette bonnenouvelle, moitié content, moitié fâché. «Comment feras-tu pouraller là-bas ? » lui dis-je tout de suite. Il merépondit, les yeux pleins de larmes : « J’irai ledimanche. » Et dès lors, comme il l’avait dit, il n’alla pluslà-bas que le dimanche, mais cela lui coûtait, bien sûr.

Quel était donc ce là-bas si séduisant quitenait tant à cœur à ma mère Jacques ?… Je n’aurais pas étéfâché de le connaître. Malheureusement on ne me proposait jamais dem’emmener ; et moi, j’étais trop fier pour le demander. Lemoyen d’ailleurs d’aller quelque part, avec des caoutchoucs ?…Un dimanche pourtant, au moment de partir chez Pierrotte, Jacquesme dit avec un peu d’embarras :

« Est-ce que tu n’aurais pas envie dem’accompagner là-bas, petit Daniel ? Tu leur ferais sûrementun grand plaisir.

– Mais, mon cher, tu plaisantes…

– Oui, je le sais bien… Le salon de Pierrotten’est guère la place d’un poète… Ils sont là un tas de vieillespeaux de lapins…

– Oh ! ce n’est pas pour cela,Jacques ; c’est seulement à cause de mon costume…

–Tiens ! au fait… je n’y songeaispas », dit Jacques.

Et il partit comme enchanté d’avoir une vraieraison pour ne pas m’emmener.

À peine au bas de l’escalier, le voilà quiremonte et vient vers moi tout essoufflé.

« Daniel, me dit-il, si tu avais eu dessouliers et une jaquette présentable, m’aurais-tu accompagné chezPierrotte ?

– Pourquoi pas ?

– Eh bien, alors, viens… je vais t’achetertout ce qu’il te faut, nous irons là-bas. » Je le regardai,stupéfait. « C’est la fin du mois, j’ai de l’argent»,ajouta-t-il pour me convaincre. J’étais si content de l’idée desnippes fraîches que je ne remarquai pas l’émotion de Jacques ni leton singulier dont il parlait. Ce n’est que plus tard que jesongeai à tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nouspartîmes chez Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, où jem’habillai de neuf chez un fripier.

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