Le Rival du Roi

Chapitre 18LA FAUSSE SOUBRETTE

La soubrette Nicole était rentrée à la petite maison desQuinconces où sa maîtresse l’attendait avec impatience.

C’était à peu près vers le même moment que de Bernis était enconférence avec le chevalier d’Assas.

Avec force détails, qui dénotaient chez elle une imaginationféconde, Nicole rendit compte de la mission dont elle s’étaitchargée.

Mais sans doute les renseignements qu’elle apportait à lacomtesse n’étaient pas du goût de celle-ci, car, après avoircongédié la soubrette élevée au rang de confidente, elle restalongtemps songeuse et indécise.

Sans doute il résultait de ces renseignements la nécessité d’uneaction scabreuse, dangereuse peut-être, que la comtessen’envisageait pas sans une certaine appréhension qui ressemblaitpresque à une révolte intérieure, car elle passa le reste de lajournée et une partie de la nuit dans une perplexité et uneagitation extrêmes.

Le lendemain matin, son parti paraissait bien arrêté, car, aprèsavoir sonné la femme de chambre, elle donna ses ordres sanshésitation, avec une sorte de résolution farouche.

Sans manifester la moindre surprise, Nicole l’habilla des piedsà la tête, et quand elle sortit des mains de la fille de chambre,la comtesse était costumée exactement comme une soubrette de bonnemaison.

Elle n’avait eu besoin que de reprendre ce fameux costume copiésur celui de Suzon, et qu’elle avait conservé, pour arriver à cerésultat.

Elle s’enveloppa soigneusement dans une vaste mante, sortitrésolument avec un air de bravade répandu sur toute sa personne et,sans hésiter, prit le chemin du château.

Immédiatement, sur ses talons pour ainsi dire, Nicole sortit àson tour et se dirigea rapidement du côté des Réservoirs.

Comme nous savons quelle tâche de trahison allait accomplir laservante, nous la laisserons pour suivre sa maîtresse.

La comtesse arriva sans encombre jusqu’aux prisons, grâce à lacomplaisance d’un jeune sergent, à l’allure conquérante, que lehasard – ou plutôt une puissance occulte qui paraissait ne négligeraucun détail – avait placé sur son chemin, comme exprès pour laguider sûrement dans le dédale des escaliers innombrables duchâteau.

Le galant sergent la quitta à la porte du corps de garde, enréclamant pour récompenser un baiser qu’on lui laissa prendre dansle cou.

Le cœur lui sautant dans la poitrine, elle frappa à la porte ettraversa le corps de garde, sous le feu des prunelles allumées dessoldats qui retroussaient frénétiquement leurs moustaches, enenviant sournoisement leur officier qui n’allait certes pass’ennuyer avec un beau brin de fille comme cette splendidecréature.

Introduite immédiatement dans l’appartement de l’officier par deMarçay lui-même, qui était venu la reconnaître selon l’usage, elleparla de suite avec volubilité, s’efforçant de prendre le ton etles manières du personnage dont elle avait pris le costume.

Ce qu’elle dit, ce que répondit le baron, quelles conditions ilimposa inexorablement, suivant l’ordre qu’il avait reçu deM. Jacques, cela, nous n’avons pas à le dire ici.

Toujours est-il qu’environ une heure plus tard, le baron sortaitde son appartement en une tenue plutôt débraillée, se dirigeaitrapidement vers la chambre de d’Assas, et, après avoir frappé, sansentrer toutefois, disait :

– Chevalier, passez donc chez moi, je vous prie, j’aiquelque chose à vous communiquer.

Sans attendre de réponse, de Marçay faisait demi-tour etréintégrait son appartement, suivi de très près par d’Assas assezintrigué.

Cependant le chevalier était entré et, ne voyant personne dansle salon, se dirigeait tranquillement vers la chambre à coucherdont la porte, d’ailleurs, était grande ouverte.

Mais il s’arrêta sur le seuil, cloué sur place à la fois parl’étonnement et par un cri de surprise indignée qui venait deretentir à deux pas de lui.

Au milieu de la pièce, le lit défait montrait ses draps et sesoreillers ravagés. Debout devant une glace, à moitié nue, serhabillant avec une précipitation maladroite, dans le soin qu’elleprenait à cacher son visage, était une jeune et fort bellefemme : celle qui venait de pousser le cri qui avait arrêtéd’Assas. Assis dans son fauteuil dans une tenue équivoque, souriantd’un sourire contraint, dans une pose qu’il s’efforçait de rendrenarquoise et conquérante, mais qui, en réalité, était atrocementgênée, était le baron.

L’inconnue cependant, rouge de honte et de confusion, criait àd’Assas :

– Par grâce, monsieur, n’entrez pas !…

Et à de Marçay, avec un accent de fureur indignée :

– Misérable ! c’est indigne ce que vous faites là…abuser ainsi de la confiance d’une femme… lâche !…lâche !…

Voilà ce que d’Assas vit d’un coup d’œil rapide, voilà ce qu’ilentendit.

Le chevalier, devant la prière insistante de cette jeune femme,avait vivement reculé de deux pas et, avec une grâce qui donnait uncharme tout particulier à ses paroles, il dit doucement :

– Mademoiselle, je vous prie d’agréer mes très humblesexcuses !…

Puis au baron, d’un ton sec et tranchant :

– Je m’étonne, baron, que vous vous permettiez d’appellerquelqu’un chez vous quand vous avez l’honneur d’y recevoir unedame… Ce sont là procédés de manant et non de gentilhomme.

Et sans attendre de réponse, laissant de Marçay interdit ettremblant de rage sous l’affront, il pirouetta sur ses talons etsortit.

Mais dans l’antichambre il fut rejoint par l’officier quis’était élancé d’un bond furieux et qui, pâle de fureur, les dentsserrées, lui dit en plein visage :

– Holà ! monsieur le donneur de leçons, vous partezbien vite !… Pardieu, monsieur, je serai assez curieux desavoir si vous oseriez répéter à deux pouces de mon épée ce quevous venez de me dire là ?… si vous étiez libre, bienentendu !

– Si j’étais libre, monsieur le malappris, vous auriez déjàreçu la correction que vous méritez… non avec une épée, mais avecun bon bâton, puisque c’est ainsi qu’on châtie les laquais etqu’aussi bien vous agissez comme un vil laquais en insultant unefemme.

Le baron paraissait être dans un état d’énervement extrême. Oneût dit qu’il cherchait une querelle comme un dérivatif susceptiblede calmer par une action violente une exaspération produite par laconscience qu’il avait du rôle indigne qu’on lui faisait jouer.

Aux dernières paroles que le chevalier venait de prononcer avecun calme parfait, de Marçay eut un geste instinctif pour chercheret tirer son épée, et ne la trouvant pas à son côté, il leva lamain.

Mais avant que cette main se fût abattue sur lui, le chevalierl’avait saisie, happée au passage ; en même temps, ilempoignait l’autre main du baron et les broyait, les tordait dansune robuste étreinte, sans un tressaillement de ses musclespuissamment tendus, parfaitement maître de lui, et le gesteinachevé se changea en un sourd gémissement que la douleurarrachait au baron.

D’Assas, cependant, redoublait son effort, resserrait sonétreinte jusqu’à ce que de Marçay vaincu s’abattit lourdement surles genoux.

Lorsqu’il le tint dans la position humiliante où il le voulait,sans lâcher prise, sans colère, un léger sourire aux lèvres, il luidit :

– Avec la vilenie d’un laquais, il était clair que vousdeviez en avoir aussi la lâcheté… Vous menacez un prisonnier… unhomme qui est en votre pouvoir… fi donc ! monsieur… allez, jevous fais grâce de la correction que vous mériteriez !…

Et, d’un geste brusque, il l’envoya rouler à deux pas.

À ce moment la soubrette, qui s’était rhabillée tant bien quemal, parut, et, d’une voix grave et profonde que l’émotion faisaittrembler légèrement, dit :

– Voilà au moins un vrai gentilhomme !… Merci,chevalier !

Ces paroles étaient dites sur un ton de dignité qui contrastaitétrangement avec l’humble, quoique coquet costume que portait cellequi les prononçait et qui ajouta, en se tournant vers le baron,avec un mépris écrasant :

– J’ai rigoureusement exécuté les… conditions que vousm’aviez imposées, monsieur ; en retour puis-je compter quevous tiendrez votre promesse ?…

Le doute qui perçait à travers ces paroles était comme unsoufflet administré sur la face livide de de Marçay…

Cependant l’officier s’était ressaisi. La rude leçon que venaitde lui infliger son prisonnier avait agi sur lui comme une douched’eau glacée venant le rappeler à une plus saine appréciation deses actes et de ses paroles. Il répondit donc avec un reste de gênehonteuse :

– Vous avez ma parole, mademoiselle, vous pouvez donc avoiravec monsieur l’entretien que vous sollicitiez… s’il y consenttoutefois.

– Un entretien avec moi ?… fit d’Assas étonné.

La soubrette très émue, n’ayant pas la force de parler, fit unsigne affirmatif de la tête.

– Je suis à vos ordres, mademoiselle, reprit le chevalieren s’effaçant pour la laisser passer.

– Un instant, monsieur, s’il vous plaît ! dit à sontour de Marçay. Je me suis oublié tout à l’heure ; de cela, decela seul, je vous fais mes excuses… Pour le reste, nous avons uncompte à régler dont j’irai vous réclamer la liquidation le jour oùvous sortirez d’ici… si toutefois vous en sortez, ce que jesouhaite maintenant fort vivement, croyez-le.

– À la bonne heure, baron !… De mon côté je vouspromets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour sortir d’icile plus promptement possible, à seule fin de ne pas trop vous faireattendre ce règlement de compte auquel je tiens autant quevous.

– Oh ! fit de Marçay en s’inclinant, je m’en rapporteà vous.

– Mademoiselle, dit d’Assas à la soubrette qui attendait,si vous voulez bien me suivre…

Et tous deux gagnèrent la chambre du chevalier pendant que lebaron réintégrait la sienne.

Une fois dans sa chambre, d’Assas s’assit, désigna un siège à lasoubrette, et demanda en souriant :

– Or çà, ma belle enfant, qu’avez-vous donc de si importantà me dire ?…

Le ton et les manières du chevalier, sans impertinence, étaientnéanmoins plutôt cavalières, et à ceux qui pourraient s’étonner dece changement dans l’attitude de cet homme qui, l’instant d’avant,témoignait du respect à cette inconnue pour laquelle il s’était misinsouciamment un duel sur les bras, nous rappellerons qu’à cetteépoque le domestique était un être inférieur qui ne comptait paspour un homme de qualité.

Pourtant, cette nuance à peine perceptible n’échappa pas à lafausse soubrette qui répondit sur un ton de reproche :

– Ah ! chevalier, vous me méprisez sans doute à causede… ce que vous avez vu tout à l’heure !…

– Et où prenez-vous cela, ma belle enfant ?

– À vos manières, chevalier, qui ne sont pas les mêmes quetout à l’heure.

– C’est que, répondit franchement le chevalier, tout àl’heure vous étiez une femme qu’un malappris outrageait et, vousvenant en aide, vous aviez droit, naturellement, à mon respect.Tandis que maintenant…

– Maintenant je redeviens ce que je suis, une humbleservante, et je n’ai plus droit qu’à la banale politesse qu’unhomme de votre rang accorde à une personne de ma condition… C’estbien cela, n’est-ce pas, chevalier ?

– Mais… j’avoue que oui, fit le chevalier assez étonné desexigences de cette personne qu’il venait de surprendre dans uneposture qui ne lui permettait pas d’avoir une haute opinion de savertu, et qui, de plus, remarqua alors, pour la première fois, quecette étrange soubrette négligeait de faire précéder son titre dechevalier du mot « monsieur », tout comme s’il eût étéson égal.

– Les apparences sont souvent trompeuses, repritl’inconnue.

– En ce cas, si vous n’êtes pas ce que vous paraissez être,et si vous tenez, de ma part, aux égards qui sont dus à un rangsupérieur à celui que vous affichez, dites-le franchement.

– Eh bien ! oui, je ne suis pas ce que je parais être.Mais…

– Madame, fit vivement le chevalier qui tout aussitôt seleva, il suffit… Je ne vous demande pas de trahir l’incognito qu’ilvous a plu de garder. Vous agirez à ce sujet comme bon voussemblera… Toutefois, je tiens à vous dire que vous pourrez vousconfier en toute assurance à ma loyauté et à ma discrétion.

– Je le sais, aussi n’hésiterai-je pas à me faireconnaître… quand le moment sera venu.

Le chevalier se contenta de s’incliner, attendant patiemmentqu’il plût à l’inconnue de s’expliquer.

– Ce qui me paralyse maintenant, reprit la soubrette commese parlant à elle-même, c’est l’humiliante posture dans laquelle cemisérable officier m’a placée.

Ceci était dit avec un accent douloureux si sincère que lechevalier, ému malgré lui, s’écria :

– Parlez sans contrainte, madame ! je vous jure quej’ai oublié pour toujours le délicat incident auquel vous faitesallusion… je ne vous ai jamais vue… je ne vous connais que depuisque vous m’avez fait l’honneur de pénétrer ici.

– Merci, chevalier… Vous êtes brave, loyal et… bon… tel queje vous concevais… Pourtant, quelle que soit ma honte, il faut bienque je vous dise que c’est pour vous que j’ai été exposée à cetoutrage.

– Pour moi ? s’exclama le chevalier.

– Eh ! oui… pour vous !… Il fallait que je vousvisse, il le fallait coûte que coûte, et ce misérable en a abusépour m’imposer… Oh ! mais celui-là, je le retrouverai, etalors, malheur à lui !…

Ces dernières paroles étaient dites avec un accent de hainefarouche si terrible que d’Assas frissonna.

Cependant un tel aveu fait avec cette impudeur cynique – ouinconsciente – le plongeait dans un état de malaise irritant, enmême temps que, sans le vouloir, sans même s’en rendre compte, sonvisage prenait une expression de froideur caractérisée.

– Hé ! bon dieu ! madame, qu’aviez-vous donc desi urgent et de si important à me dire qui valût un tel… sacrificede votre part ?

– Fallait-il donc vous laisser mourir ?… Vous ignorezsans doute que vous avez des ennemis puissants acharnés à votreperte ?

– J’entends bien, reprit d’Assas très calme et de plus enplus froid… mais le sacrifice que vous avez fait n’est pas banal…et je ne m’explique pas à quel sentiment vous avez obéi en…

– En vous faisant le sacrifice de mon honneur ?… enfoulant aux pieds toutes les pudeurs ?… en me livrant passiveà l’étreinte d’un inconnu ?… Hé ! monsieur, demandez-moidonc aussi à quel sentiment j’ai obéi en risquant ma vie pour venirvous avertir de ne jamais mettre les pieds dans le petit pavillonsitué en face du vôtre dans cette mystérieuse demeure de la ruelleaux Réservoirs ?… car le fantôme masqué qui vous a apparu unenuit…

– C’était vous ? s’écria d’Assas stupéfait.

– Oui, c’était moi !… Est-il besoin de vous diremaintenant quel est le sentiment qui m’a guidée ?… ne ledevinez-vous pas ?… Faut-il vous dire que l’amour quej’éprouve pour vous est tellement absolu, tellement au-dessus detout que ni la mort ni l’infamie n’ont pu me fairereculer ?

– Ah !… pauvre femme ! fit le chevaliersincèrement ému.

– Vous me plaignez ?… et moi je suis heureuse et fièred’avoir fait ce que j’ai fait pour vous !… Je vous aime… jevous aime ardemment, vous le savez, vous le sentez maintenant…

Je vous ai aimé dès le moment que je vous ai vu, si jeune, siloyal, si beau, entouré d’embûches et de pièges, pris dans unmystérieux et infernal réseau où vous pouviez, où vous deviezlaisser vos jours…

Et cet amour fait d’abnégations et de sacrifices, – je vous lejure, d’Assas, – cet amour est entré si avant dans mon cœur que moiqui, comme vous, suis aussi entourée de dangers terribles, moi quisuis dans la main de gens sans scrupules et doués d’un pouvoirimmense, moi qui pourrais être brisée comme un verre si onsoupçonnait seulement l’intérêt que je vous porte, je n’ai pashésité à tout braver pour vous sauver…

Ah ! je le sais, votre cœur est pris ailleurs… maisqu’importe ! Regardez-moi, d’Assas, moi aussi, je suis jeune,je suis belle… et puis, qu’est-ce que je vous demande, moi ?…rien !… Vivez d’abord, sortez de la tombe anticipée où l’onveut vous ensevelir, nous verrons bien après…

Je sais bien qu’un cœur comme le vôtre, lorsqu’il s’est donné,ne se reprend pas aisément… mais je vous aime tant… Voyez si j’aihésité à me sacrifier… et puis, je saurai si bien vous envelopperde tendresse et de dévouement… je serai si humble, si soumise, jetiendrai si peu de place dans votre vie… je vous ferai si grand, sienvié, je vous entourerai si bien de tous les bonheurs, de toutesles joies, qu’il faudra bien qu’un rayon de pitié, pour l’esclaveque je serai, pénètre en votre âme…

Qu’est-ce que je vous demande en échange de ce sacrificeconstant que je vous offre ?… rien… que le bonheur de vousvoir de temps en temps, de vous exprimer mon amour… rien qu’un peud’amitié et de reconnaissance pour la pauvre femme dévouée que jesuis… Le reste viendra après… plus tard, longtemps plus tard… quandvous aurez enfin oublié l’autre… et vous m’aimerez alors… car vousm’aimerez, d’Assas… vous m’aimerez, il le faut… je le veux… Votreamour, c’est toute ma vie !…

Pendant toute cette tirade décousue mais vibrante de passionsincère, d’abord ému, puis pris d’un soupçon qui s’enracinait enlui au fur et à mesure que la femme parlait, le chevalier étaitdevenu d’une froideur de glace, et, avec un mépris qu’il ne cherchamême pas à dissimuler, comme si ses soupçons se fussent changés encertitude, il s’écria sur un ton sourdement menaçant :

– Vous êtes la comtesse du Barry ?

– Je suis la comtesse du Barry, en effet, répondit Juliettesans remarquer le ton singulièrement menaçant de cette questionposée avec un calme glacial et surprise seulement de se voirreconnue.

– La maîtresse du roi ?… La favorite de demain ?insista le jeune homme comme s’il eût voulu ne conserver aucundoute, et sur un ton cinglant comme un coup de cravache.

Mais la comtesse était trop absorbée par sa propre passion et dureste, nous l’avons dit, était trop inconsciente de l’abjection deson état pour ce qu’il y avait de souverainement méprisant dansl’intonation du chevalier pût la frapper.

Au contraire, elle crut produire une impression favorable surlui en se parant de ce titre de favorite du roi qui était alorssynonyme de grandeur et de toute-puissance.

Ce fut donc avec une sorte d’orgueil inconscient dans soncynisme qu’elle répondit :

– Oui, je suis la favorite du roi !… Comprenez-vousmaintenant, chevalier, que ce que je vous promettais tout à l’heuren’était pas un leurre ?… Je vous aime et je veux vous voir aurang que vous méritez, je vous veux au-dessus de tous… je vousferai grand parmi les plus grands.

Ce que je vous promets, je puis le tenir… le roi n’a rien à merefuser… et il faudra bien, tôt ou tard, qu’il m’accorde votregrâce entière… il faudra bien qu’il vous couvre de ses faveurs…

En attendant, c’est la liberté que je vous apporte… la libertéavec la vie – car si vous restez ici, vous êtes perdu, vos ennemisl’ont décidé et ils sont puissants et adroits puisqu’ils ont sudéchaîner la colère du roi contre vous. Prenez donc ce que je vousdonne en attendant la vie de splendeurs, de gloire et detoute-puissance que mon amour saura vous créer… et, en échange,accordez-moi un peu d’amitié… l’amour viendra par la suite etalors, chevalier, je vous le jure, vous serez l’homme le plusheureux et le plus envié de la terre.

Comme s’il n’eût pas entendu une seule de ces paroles, lechevalier répéta sur un ton étrange et qui aurait donné le frissonà la comtesse si, moins aveuglée par ses propres sentiments, moinsdistraite par les rêves qu’elle faisait tout haut, elle avait pudonner une attention plus grande aux paroles de son interlocuteuret étudier plus froidement les jeux variés de cette physionomieloyale sur laquelle se réfléchissaient, comme en un miroir, toutesles sensations éprouvées intérieurement :

– Ah ! vous êtes la favorite du roi ?…Enfin ! je vous tiens !…

Une fois encore la comtesse se méprit au sens de ces paroles etcrut l’avoir ébloui par ses offres. Elle dit donc très doucement,sincèrement convaincue :

– Oui ! je vois que vous doutez de mon pouvoir, vouscraignez que ce que je vous ai dit ne soit qu’un jeu… Mais regardezdans mes yeux, vous y lirez l’amour immense que je ressens pourvous… Et si vous doutez de mes promesses, parlez, dites quellesgaranties vous demandez… je ferai ce que vous désirez.

– Allons donc ! madame, éclata enfin d’Assas, peut-ily avoir rien de commun entre vous et moi ?… Vous êtes lamaîtresse du roi, madame, et vous osez vous parer de ce titrehonteux comme d’un titre de gloire… vous qui n’avez même pasl’excuse d’aimer ce roi à qui vous appartenez… Favorite !courtisane !… la première des courtisanes de France,soit : courtisane quand même… Restez ce que vous êtes etcessez de m’injurier par des propositions que je vous aurais déjàrentrées dans la gorge si vous étiez un homme !

La comtesse fut pétrifiée par cette explosion subite. Elledevint pâle comme une morte : elle s’était levée dansl’animation des paroles qu’elle avait dites ; elle duts’appuyer au dossier d’une chaise, ses jambes se dérobant souselle, et d’une voix éteinte, où il y avait plus de surprisedouloureuse que d’indignation, elle gémit :

– Vous m’insultez !… vous ?… vous ?…Oh ! ! !

– Vous insulter, vous ! est-ce possible ? repritle chevalier avec une véhémence grandissante ; vous insulter,vous ?… la comtesse du Barry ?… vous qui avez aidé lecomte, votre soi-disant époux, dans l’accomplissement de sa tâched’assassin ?… Car il a voulu m’assassiner, et Dieu seul saitpar suite de quel miracle j’ai pu échapper à son couteau !…car vous l’avez aidé dans l’accomplissement de cette tâchehomicide, si toutefois vous ne l’avez pas guidé et poussévous-même ?…

– D’Assas !… Vous oubliez que j’ai risqué ma vie pourvenir vous crier de vous tenir sur vos gardes ! clama lamalheureuse, sans se rendre compte qu’elle avouait tacitement sacomplicité dans cette tentative d’assassinat qu’on lui jetait à laface.

– C’est, pardieu ! vrai, madame. Vous avez essayé detrahir votre complice, et ceci vous complète… mais il était bientemps ; j’étais alors en son pouvoir pieds et poings liés…grâce à vous, grâce à votre aide, à votre instigationpeut-être.

– Ce n’est pas vrai !… c’est faux !… jamais jen’ai été l’instigatrice d’un aussi monstrueux forfait… Vous faireassassiner, moi ! moi !… mais, mon Dieu, je donnerais mavie pour vous !… car je vous aime !…

Elle avait lancé cette protestation avec une telle énergie etune sincérité si évidente que d’Assas la crut.

– Soit, fit-il très froidement, instigatrice non ;mais complice oui. Cela, vous ne le niez pas, j’espère ?

Honteuse, mais franche, elle baissa la tête, accablée.

– Et cela n’est rien, cela, je vous le pardonneraisvolontiers… Mais vous avez osé tramer je ne sais quelle odieusemachination contre cette enfant si pure, si candide :Mme d’Étioles… que j’aime, entendez-vous ?…Vous avez osé l’attirer dans un guet-apens où elle devait laissersa vie et son honneur, vous détenez encore l’un et l’autre dansvotre main et vous n’ouvrez pas cette main ?… et vous osezparler d’insultes, vous… vous qui avez par des moyens tortueux etinfâmes capté la confiance et la faveur du roi ?… Allonsdonc !… tenez, vous me faites rire !

Et d’Assas, en effet, éclata d’un rire furieux.

Elle cependant sentait la colère la gagner. Elle s’étaitattendue à de la résistance : elle rencontrait la violence et,sinon l’injure elle-même, du moins, ce qui était plus terribleencore, des accusations plus injurieuses que des épithètesviolentes, d’autant plus sanglantes qu’elle devait les reconnaîtrevraies et fondées.

Cette véhémente colère du chevalier l’irritait ; sesaccusations si nettes la fouillaient dans son orgueil de favoritede fraîche date : son amour-propre de jolie femme souffraitaussi de ce mépris écrasant, de cet aveu dédaigneusement fait d’unamour pour une autre.

Ce n’était pas une nature sentimentale que celle de JulietteBécu. C’était, au contraire, une nature violente et désordonnée,doublée d’un certain sens positif.

Autant elle s’était sentie attirée vers d’Assas par un amourd’autant plus violent qu’il était le premier, et vraiment sincèreet désintéressé ; autant elle eût accepté les pireshumiliations pour cet amour si un espoir, si vague fût-il, de lefaire partager lui était apparu, autant elle était capable derenier cet amour devant la résistance aussi opiniâtre ; autantle mépris et le dédain qu’on lui montrait pouvaient changer cetamour en une jalousie féroce qui n’eût rien épargné, même l’objetde cet amour lui-même, la jalousie poussée à de certaines limitesatteignant les apparences de la haine la plus violente.

Elle était toute prête pour la révolte franche et ouverte, pourla lutte violente et acharnée, mais une lueur de raison la retint,un espoir vague lui conseilla la douceur et la résignation, carelle sentit nettement qu’une parole de colère pouvait amenerl’irréparable et qu’une fois lâchée, elle-même ne saurait plus secontenir, et tout serait irrémédiablement perdu.

Elle eut donc la force de se maîtriser et de refouler en elleles paroles de révolte et de menaces qui lui venaient auxlèvres.

Lui, cependant, continuait de sa voix stridente :

– Et vous osez venir me parler de votre amour !… Vousosez m’offrir je ne sais quelles garanties !…

– Il doute encore de mon amour, après ce que j’ai fait pourlui !… Mais si cela ne vous suffit pas, parlez, d’Assas,quelle preuve réclamez-vous ?… je suis prête à vous ladonner.

– Vous voulez que je crois à votre amour ? fit-il enla saisissant par le poignet ; vous voulez que je vous demandeune preuve de cet amour que vous proclamez ?

Elle eut une lueur d’espoir et, haletante, le cœur bondissant,les mains jointes, elle implora :

– Oh ! oui… parle… demande… quelle que soit cettepreuve, je te la donnerai !… peut-être alors mecroiras-tu.

– C’est bien, fit-il très calme, rendez la liberté àMme d’Étioles… défaites le mal que vous avez fait…alors je croirai à votre sincérité… alors je vous promets sinonl’amour que vous espérez… mon cœur est pris et ne se reprendrajamais… du moins je puis vous promettre le pardon et l’oubli.

– Vous rendre Mme d’Étioles ? fit-ellehagarde, comme folle ; voilà ce que vous medemandez ?…

– Pas autre chose… décidez-vous… j’attends !…

– Jamais !… cria-t-elle dans une révolte de tout sonêtre, jamais !… J’aimerais mieux m’arracher le cœur là, devantvous, que de vous rendre cette rivale que je hais… oui, que je haisautant que je vous aime !

– Vous voyez bien ! fit-il avec mépris, en laissantretomber sa main qu’il tenait encore.

Juliette aurait pu dire qu’elle ne pouvait rendre la liberté àMme d’Étioles, par la raison toute simple que cettedernière n’était pas en son pouvoir comme le chevalier paraissaitle croire. Elle aurait pu dire la vérité sur ce point capital auxyeux de d’Assas et, qui mieux est, prouver cette vérité.

Elle ne voulut pas le faire.

Elle devinait confusément que la partie était perdue pour elle,qu’elle n’avait rien à espérer de la résolution farouche du jeunehomme, que son cœur était pris à jamais par cette rivale et que,quoi qu’elle dît ou fît, elle n’arriverait jamais à en forcerl’entrée ; et elle éprouvait une âpre satisfaction, une joiesauvage à le laisser dans son erreur, à lui faire croire qu’elletenait sa rivale dans sa main, et du même coup faire saignerhorriblement ce cœur tout à une autre et qui lui étaitréfractaire.

Voilà pourquoi elle n’essaya pas de le détromper et ce fut unefaute de sa part, car si elle eût parlé, si elle eût fourni despreuves, peut-être fût-elle parvenue à convaincre d’Assas de sasincérité et, sans réussir à capter son cœur, peut-être eût-ellepu, en disant la vérité, rompre les mailles du filet dans lequell’avait prise M. Jacques, secondé par de Bernis et deMarçay ; peut-être eût-elle ainsi évité les paroles haineuses,les menaces inoubliables ; peut-être enfin eût-elle puconquérir une partie de l’estime et de la reconnaissance duchevalier, à défaut de sentiments plus vifs.

Au lieu de se disculper sur ce point précis, comme elle eût pule faire aisément, elle confirma le chevalier dans sa croyance, enrépondant :

– Demandez-moi tout ce que vous voudrez, mais pascela !… Comment voulez-vous que je vous rende cette femmequand je vous dis que je vous aime ?… Je vous aime,entendez-vous ?… et je vous veux !…

D’Assas se mit à rire. Et son rire était plus terrible que laplus véhémente colère, plus insultant qu’une injure sanglante et,avec une ironie formidable, il dit :

– Vous m’aimez ?… Vous me voulez, quand je vous disque mon cœur est à une autre ?… oui-da !… Ah ça !madame, me prenez-vous pour le roi de France ?…

– Que voulez-vous dire ? balbutia Julietteinterdite.

– Ceci simplement : que du chevalier d’Assas, simplecornette, à Juliette Bécu, dite l’Ange, exerçant naguère encorel’honorablemétier de fille galante, rue des Barres, ladistance est trop grande…

Un roi peut élever une Juliette Bécu jusqu’à lui… mais moi, jesuis un trop mince personnage… il me faudrait descendre pour allerjusqu’à vous… et descendre si bas, si bas, dans un cloaquetellement fangeux, que toute l’eau de la Seine serait impuissante àme laver d’un tel contact… et je tiens à rester propre.

Voilà ce que je dis !…

La foudre tombant aux pieds de la comtesse n’eût pas produit uneffet plus saisissant que ces paroles.

Folle de terreur et d’épouvante, elle hoqueta :

– Qui vous a dit ?… qui vous a appris ?…

– Peu importe ! fit dédaigneusement d’Assas, je sais,et cela suffit, je pense, pour vous faire comprendre que vousn’avez rien à espérer ici… que vous n’avez rien à y faire…

Car, lors même que mon amour pour Mme d’Étiolesviendrait à s’éteindre, soyez assurée que mon cœur n’irait jamais…jamais à vous… car le mépris et le dégoût sont incompatibles avecl’amitié ou l’amour…

Voilà ce que j’avais à vous dire… et remerciez le ciel que jen’ai point trop oublié que vous êtes, malgré tout, une femme… Quantà votre acolyte… le comte du Barry, il ne perdra rien pourattendre… il recevra la correction qu’il mérite.

Ayant dit, d’Assas se recula de deux pas, croisa ses bras sur sapoitrine et attendit, très calme, dans l’attitude de quelqu’un quientend montrer sa volonté de briser un entretien qui lui pèse.

Juliette était écrasée. Une rage folle l’envahissait ; undésespoir sans fin, lui semblait-il, l’étreignait.

Ainsi, tous les rêves d’amour qu’elle avait faits aboutissaientà cela… à ce résultat imprévu !… Ainsi l’amour qu’elle offraitétait outrageusement dédaigné !… Elle avait consentiinutilement à une complaisance abjecte, elle s’était exposéebénévolement à la perte d’une situation qui avait été le rêve detant d’années de misère, exposée aussi aux coups d’un maîtreredoutable et puissant, pourquoi ?… pour aboutir àquoi ?…

À se voir bafouée, dédaignée, méprisée irrémédiablement par leseul être l’estime duquel elle eût tenu !…

À se voir dédaigneusement jeter à la face des véritésinfamantes, plus outrageantes dans leur sinistre et douloureuseréalité que les plus sanglantes injures…

Et c’était d’Assas qui lui jetait ainsi l’opprobre et lemépris ; d’Assas – elle le savait bien, et son cœur ensaignait – un des très rares gentilshommes qui avaient au plus hautpoint le respect infini de cet être de faiblesse et de charme quiest une femme.

Était-elle donc réellement tombée si bas pour qu’il eût putrouver la force de lui dire les affreuses choses qu’il avaitdites ?

Fallait-il donc que la seule femme au monde, peut-être,susceptible d’être outragée et méprisée de lui, ce fût elleprécisément ?… Ah ! misère !…

Jusqu’à la fatalité qui s’était tournée contre elle et sonamour… la fatalité aveugle et stupide qui, grâce à la complicitéd’un soudard ivre sans doute, sinon de vin, du moins de vanitéoutrée à la vue de la conquêtequ’il venait de faire, avaitvoulu qu’un incroyable hasard amenât juste à point pour lasurprendre dans l’accomplissement d’une besogne honteuse, celui-làmême pour qui cette besogne était accomplie, celui précisément quiseul eût dû l’ignorer toujours : d’Assas… Ah !malheur !

Car il faut dire que l’idée ne lui vint pas, ne pouvait pas luivenir, d’une machination dont M. Jacques était le promoteur,habilement exécutée par de Bernis et de Marçay, et dont elle étaitla victime désignée d’avance.

Maintenant c’en était fait, l’irréparable était accompli :plus d’espoir, plus de but !…

Ou plutôt si, un but, mais non le but radieux et clair del’amour reposant et régénérateur, mais le but sombre et tortueux dela haine et de la vengeance, avec son cortège d’embûchessournoises, de vilenies et… qui sait ?… de remordspeut-être…

Maintenant rien… rien que les affres de la jalousie effrénée,instigatrice des pires résolutions, incitatrice aux plusdégradantes besognes.

Voilà à quoi elle aboutissait.

Que dire ?… Que faire ?…

Rien ! Elle le comprit en voyant le visage de glace et lapose dédaigneuse et méprisante de celui vers qui elle était venuele cœur débordant d’amour.

Aussi, sans rien dire, ramassa-t-elle vivement sa mante qu’elleavait jetée sur une chaise, elle s’en enveloppa dans une hâtefiévreuse et se dirigea vers la porte sans qu’il eût dit un mot,fait un geste.

Mais, avant de sortir, elle se retourna, et d’une voix rauqueque la colère et la déconvenue faisaient trembler, elledit :

– Chevalier d’Assas, j’étais venue à vous la main tendue,le cœur ouvert ; vous avez repoussé l’une et dédaigné l’autrequi s’offrait ; j’étais venue à vous des paroles d’amour auxlèvres, et vous m’avez répondu par des injures, vous le preux… àmoi une femme !… C’est bien !…

J’étais une amie pour vous, maintenant c’est une ennemie quisort d’ici… une ennemie acharnée qui ne vous lâchera pas… et c’estvous qui l’avez voulu, bien voulu, dites-vous cela… Gardez-vousbien, car je serai implacable, je me vengerai d’une manièreterrible de vos outrages et de vos dédains… Malheur à vous,chevalier d’Assas !… à vous et à elle !…

– Allons donc ! fit le chevalier en haussant lesépaules, allons donc, madame !… je vous préfère ainsi… VraiDieu ! la menace et la haine vont mieux à Juliette Bécu… et,en tout cas, m’honorent plus que les paroles d’amour et les offreshonnêtes qu’elle me faisait cyniquement tout à l’heure !

Elle le regarda un instant avec des yeux flamboyants, eut unmouvement de tête résolu, comme pour se dire encore unefois :

– Vous le voulez ?… Soit !…

Elle répondit simplement :

– Adieu ! chevalier d’Assas… au revoir !… Etsortit.

– Allons, allons ! murmura le chevalier une fois seul,il n’y a pas de temps à perdre maintenant… Cette furie va sedéchaîner contre Jeanne… il faut que ce soir je sois horsd’ici.

Il monta aussitôt sur la terrasse et résolument se mit àl’œuvre.

Quelle besogne hâtive il accomplit ? À l’exécution de quelengin dont le plan lui avait été remis par Saint-Germain ilprocéda ? À quoi devait servir cette mystérieuse invention quele comte lui attribuait ?

C’est ce que le lecteur apprendra par la suite.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer