Le Rival du Roi

Chapitre 5LE FINANCIER ET LE… POÈTE

Précédons à l’hôtel d’Étioles Crébillon et Noé Poisson, qui s’yrendent en toute hâte.

Henri d’Étioles se promène avec une certaine agitation dans unepièce de son appartement somptueusement meublée, à la fois boudoiret cabinet de travail.

La physionomie d’Henri, au moment où nous le retrouvons, sembleanimée par une grande satisfaction. Et cette joie intérieure quiéclaire ce visage pâle, qui anime ces traits fatigués et flétrispar les vices, la lueur qui brille parfois dans ces petits yeuxgris froids comme une lame d’acier, pourraient donner le frisson dela terreur.

Évidemment cet homme exulte ; on sent, on devine qu’iltouche à un but mystérieux, ardemment poursuivi et finalementatteint.

De toute cette joie triomphante qui émane de ce petit corpschétif, il se dégage une telle impression d’horreurqu’instinctivement on se sent angoissé et qu’on plie les épaules,attendant la catastrophe et cherchant celui qu’elle va frapper,avec la crainte aussi d’en être soi-même la victime.

Il y a des joies qui animent et font tout rayonner autourd’elles. Certains bonheurs, au contraire, glacent et terrifientceux qui les peuvent contempler et semblent être faits des deuilset des larmes d’innocentes victimes.

La joie de d’Étioles est de celles-là.

D’Étioles songe à Jeanne… à sa femme.

Et cet homme, ce mari qui devrait être l’appui, le soutien, leprotecteur de celle qui porte son nom ; cet homme, commela mère, Héloïse Poisson, est là, hypnotisé par cettepensée monstrueuse : sa femme aux bras d’un autre… et cettevision le plonge dans une joie hideuse.

Ah ! c’est que cet autre qui étreint sa femme, celle quidevrait être son bien, sa vie, cet autre : c’est le roi.

Le roi ! C’est-à-dire la fortune, latoute-puissance !

Le roi ! Suprême dispensateur de gloire, de titres, derichesses !

Et cet homme est jeune ! Et il est riche ! Il estpuissant, titré. Mais qu’importe ! Quand on a au cœur ce verrongeur qui s’appelle l’ambition, est-on jamais assez riche, assezpuissant, assez titré !…

Cette pensée qui a fait bondir d’indignation l’honnête hommequ’est ce pauvre poète : Crébillon, – un étranger, en somme,pour Jeanne –, cette pensée, lui, le mari, il la caresse, il lacouve comme un trésor !…

Car c’est là, c’est à cela que tendaient les menées souterrainesde cet homme digne en tout point de s’entendre avec laPoisson : jeter sa jeune femme, belle, innocente, aux bras duroi.

D’abord les honneurs !… Ensuite, on verra !

Qui sait ce que peut rêver ce gnome ! Qui sait lesvengeances qu’il a à assouvir !…

En attendant, déjà, il songe à menacer le roi…

– Car, vive Dieu ! songe d’Étioles, je ne suis pointun freluquet, moi ! Et si ma poitrine est étroite et chétive,le cœur qui bat là est fort et ses appétits sont vastes. Si on veutque je ferme les yeux, que je sois sourd, et muet, etaveugle ; si on veut que je sois le parfait modèle des mariscomplaisants, il faudra bien contenter ces appétits… sans cela,malheur à lui ! malheur à elle !…

D’Étioles n’a pas revu sa femme depuis quelques jours.

Mme d’Étioles est partie, disparue, évanouie. Oùpeut-elle bien être ?

Pardieu ! chez le roi. Ou du moins dans une de cesretraites que le roi, comme tous les roués et plus que tous lesgrands seigneurs, possède à Paris et à Versailles.

Mme d’Étioles est chez le roi. Henri en est sûr.N’a-t-il pas, avec une savante et infernale adresse, fait tout cequ’il a pu pour la pousser là ?

Non, il n’y a pas à douter, c’est le triomphe final, c’est lerêve réalisé.

Voyons, que va-t-il exiger de Louis XV pour prix de sacomplicité… occulte ?

D’abord une bonne et solide ferme. Il n’est encore quesous-fermier. Tournehem l’a écrasé de sa grandeur.

Il sait bien ce qu’un homme habile et intelligent comme lui peutpêcher dans l’eau trouble d’un tel vivier.

Ensuite un titre : un beau duché, avec une riche dotationet de solides apanages. Un hochet doublé d’un gâteau assez vastepour assouvir l’appétit le plus robuste.

Enfin, pour satisfaire ce besoin de domination qui l’étouffe,pour lui permettre d’écraser de sa toute-puissance, à lui chétif,les grands et les puissants qui raillaient sa laideur et safaiblesse, enfin un portefeuille, un ministère, modeste d’abord,plus tard la place de premier ministre !

C’est-à-dire le maître absolu, plus puissant, plus fort que leroi lui-même ; c’est-à-dire la France, ce pays si beau, sigrand, si riche, la France tout entière dans sa main maigre etcrochue, la France à mettre en coupe réglée, à dévorer morceau parmorceau.

Tel est le rêve éblouissant que fait Henri d’Étioles au momentoù un laquais vient lui demander si Monseigneur veut bien recevoirM. Jolyot de Crébillon et M. Poisson, qui ont, paraît-il,à l’entretenir de choses importantes.

Quoique fort contrarié d’être ainsi distrait dans ses rêves,M. d’Étioles fit signe au laquais d’introduire les deuxvisiteurs.

Henri connaissait le poète tragique : seul il ne l’eût pasreçu ; mais la visite de Poisson l’intriguait et un secretpressentiment lui disait qu’il allait être question de Jeanne, desa femme.

Peut-être allait-il apprendre du nouveau, quelque chose depositif qui le tirerait d’indécision et lui dicterait saconduite.

D’Étioles reçut donc ses deux visiteurs avec cette insolentebienveillance dont les grands financiers de cette époque, pareils àceux de tous les temps, se croyaient obligés d’user vis-à-vis despoètes, quel que fût leur talent, voire leur génie.

Seuls, les grands seigneurs savaient encore traiter d’égale àégale la puissance de l’artiste.

– Bonjour ! Poisson, bonjour ! Asseyez-vous,monsieur de Crébillon : je suis toujours content de recevoirchez moi un poète de valeur et d’esprit.

– Monsieur, répondit Crébillon, qui au fond étaitmédiocrement satisfait du ton et du sourire dont d’Étioles avaitaccompagné ses paroles de bienvenue, mais qui n’en laissait rienparaître ; monsieur, tout l’honneur est pour moi.

– Or çà ! mon cher poète, reprit d’Étioles toujoursavec une imperceptible nuance d’ironique dédain, que diable vientfaire un enfant des muses comme vous dans l’antre dePlutus ?

Et son petit œil gris et froid s’arrêtait légèrement narquoissur la mine plutôt dépenaillée du poète et sur les splendeurs quiencombraient la pièce qui les abritait.

– Ma foi, monsieur, tout au moins puis-je vous affirmer quesi je viens chez Plutus, ce n’est pas dans l’intention de lui fairerendre gorge.

Le poète avait dit ces mots avec une affectation d’enjouement etde bonne grâce bien jouée. Le ton de bonhomie parfaite de Crébillonfaisait passer l’injure sanglante qui se dissimulait dans lesous-entendu de sa phrase alambiquée.

La bonne face enluminée de Crébillon, ses habits fripés,endossés à la diable, portés avec un sans-façon tout particulier etqui paraissaient n’avoir jamais appartenu à aucune mode ; sesmanières de rondeur, simples, sans gêne comme sansforfanterie ; ses yeux surtout, ses yeux profonds, franchementfixés sur les yeux fuyants de son interlocuteur ; enfin, leton de parfaite égalité qui n’était pas dénué d’une certainegrandeur, tout cela indisposait étrangement d’Étioles contrelui.

De son côté, d’Étioles, avec sa face jaune, bilieuse ; sesyeux mi-fermés aux pupilles en perpétuel mouvement, évitant avecsoin de se poser sur son interlocuteur ; ses lèvres minces,pâles ; la richesse exagérée de son costume ; sesmanières hautaines, pleines d’une morgue qu’il s’efforçaitd’adoucir et d’atténuer ; la fausseté du sourire, tout cetensemble produisait sur Crébillon un effet à peu prèsidentique.

Seulement, là où Crébillon déplaisait sans plus à d’Étioles,d’Étioles non seulement déplaisait à Crébillon, mais encore luiinspirait un sentiment qui ressemblait à du dégoût mélangéd’effroi.

D’Étioles comprit-il que Crébillon, dans sa phrase qui, par leton, ressemblait à un compliment, faisait allusion à sesprévarications ?

On aurait pu le croire, car une lueur fugitive passa dans sonregard mauvais.

Néanmoins il répondit avec enjouement :

– Et vous avez tort, mon cher poète, car, foi degentilhomme, je suis un admirateur passionné de votre talent. Etlorsque Sa Majesté notre roi bien-aimé m’aura donné la ferme que jedésire, – ce qui ne saurait tarder –, souvenez-vous, monsieur deCrébillon, que si vous voulez bien de moi pour parrain, je seraiheureux de mettre à votre disposition la pension à laquelle vousdonne droit votre esprit. Et soyez tranquille, nous ferons cettepension assez large pour vous permettre de nous donner leschefs-d’œuvre que nous serons en droit d’espérer de vous lorsquevous serez débarrassé des soucis d’assurer votre existencematérielle.

L’offre était des plus séduisantes pour un pauvre diable depoète ayant un gosier toujours altéré. Noé Poisson, qui écoutait deses vastes oreilles largement ouvertes, telles deux grandes voilesau vent, Noé Poisson se réjouissait en son for intérieur et déjàsupputait le nombre de bouteilles de vin d’Anjou que cettebienheureuse pension promise allait lui permettre de vider avec sonami.

Pourtant il y avait dans le ton un je ne sais quoid’indéfinissable qui faisait que Crébillon se disait à partlui :

– Oui, oui, si tu n’as jamais que cette pension-là, cornesdu diable ! Crébillon, mon ami, tu risques de mourir desoif !…

D’Étioles, décidément, déplaisait de plus en plus à Crébillonqui, néanmoins, s’inclinait profondément, comme on doit devant unpuissant protecteur, et répondait avec une humilitéaffectée :

– Ah ! monsieur, que de grâces… Il ne me reste plusqu’à souhaiter que le roi vous baille le plus promptement possiblecette ferme… qui d’ailleurs est bien due à votre haut mérite.

– Alors, touchez-là, monsieur de Crébillon, car je vousl’ai dit : Sa Majesté ne tardera guère à nous octroyez ce quenous désirons : une bonne ferme… pour le moment.

– Pour le moment ? songea Crébillon. Peste !voilà un petit gringalet qui me paraît avoir un robuste appétit. EtDieu me pardonne, il dit nous de lui-même absolument commele roi ou le premier ministre. Est-ce que ce petit monsieuraspirerait… ce serait curieux…

Et tout haut :

– Une petite ferme n’est pas à dédaigner en attendant unportefeuille, une surintendance, que sais-je ?…

Ceci était dit avec une telle simplicité, avec une si bonnefigure réjouie, avec des yeux si remplis d’admiration et de désirs,que d’Étioles en fut dupe et répondit :

– Ma foi, vous voyez loin, monsieur de Crébillon, et si lapolitique vous tente, si vous désirez lui sacrifier le théâtre, jene dis pas que je ne vous mettrai pas à même de vous passer cettefantaisie quand je serai ministre… si toutefois je le deviensjamais, se hâta-t-il d’ajouter, craignant déjà de livrer sonsecret.

Mais il était trop tard.

Crébillon avait aperçu le bout de l’oreille.

– Eh ! eh ! songea le poète, je ne m’étais pastrompé ! Ce petit chafouin ambitionne la place de ministre et,par la mort-Dieu ! il en parle avec une désinvolture !…D’où lui vient donc cette assurance ? Bah ! ajouta-t-ilen haussant les épaules, après tout, qu’est-ce que cela mefait ?… lui ou un autre…

Mais tous ces compliments que les deux interlocuteurs – nousallions dire les deux adversaires – se faisaient mutuellementcommençaient à lasser Noé qui, d’ailleurs, avait soif et brûlait dudésir de s’éloigner de cet appartement où ne se voyait pas lemoindre flacon de vin.

Il jugea donc son intervention nécessaire pour rappeler àCrébillon l’objet de leur visite à l’hôtel d’Étioles, et le fitavec la grâce d’un éléphant qui s’inquiète peu de ce qu’il vaécraser.

– Jeanne, commença-t-il, ma pauvre petite Jeanne…

Crébillon, qui décidément, avait une idée qu’il poursuivait,écrasa de son pied l’orteil de Noé assis à côté de lui, et lamalencontreuse phrase s’étrangla en un hurlement de douleur quel’ivrogne ne put retenir.

– Oh ! pardon, cher ami, fit hypocritement le poète,vous ai-je fait mal ?

– Oui, par tous les diables ! c’est-à-dire non, non,ce n’est rien, larmoya Poisson interloqué par les yeux que luidardait Crébillon tout en s’excusant.

– Au contraire ! dit à son tour en souriant d’Étioles.Vous disiez, Poisson ?… Vous parliez de votre fille, jecrois ?

– Mon ami, répondit vivement Crébillon, allait, je crois,s’informer de la santé de Mme d’Étioles.

– Mais, répondit d’Étioles, je pense queMme d’Étioles va bien. Elle est absente depuisquelques jours… absente, ajouta-t-il en s’assombrissant,c’est-à-dire…

– Comment, absente déjà ? s’écria Crébillon. De jeunesmariés ?… Et la lune de miel ?…

– Ah ! la lune de miel !… fit d’Étioles quicherchait ce qu’il allait dire. Hélas ! mon pauvrepoète ! Hélas ! mon cher Poisson !… Tenez, vous êtestous deux dévoués à Jeanne… écoutez-moi… vous voyez en moi un hommeprofondément inquiet… Comment ! vous ne savez rien ?… Ehbien ! voici la triste vérité : depuis quelques jours,Mme d’Étioles a disparu et je ne sais ce qu’elleest devenue. Je suis dans des transes mortelles.

« Allons donc ! pensa Crébillon, si tu es inquiet, cen’est certes pas au sujet de ta femme ou je me trompefort. »

– Oui, continuait d’Étioles qui paraissait avoir enfintrouvé une attitude, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.Mme d’Étioles est introuvable pour moi et jecommence à craindre un malheur. Ah ! s’il était arrivé quelquechose à ma chère Jeanne, je ne sais ce que je deviendrais, car,voyez-vous, cela est ridicule, inavouable, mais cela est pourtant,j’aime ma femme de toutes mes forces, follement, comme un bonbourgeois. Je sais, vous dis-je, que cela est ridicule de la partd’un homme de mon rang, mais l’amour ne se commande pas, et riez demoi, monsieur de Crébillon, si vous voulez, mais vous voyez en moiun mari amoureux de sa femme.

– Mme d’Étioles a disparu, et vous n’avezpas idée de ce qu’elle est devenue ? interrogea le poète.

– Aucune ! dit d’Étioles en sondant le poète duregard.

– Voilà qui est étrange, dit Crébillon.

– J’ai fait fouiller Paris sans rien découvrir.

– Serait-il sincère ? pensait Crébillon. Pourtant,tout à l’heure…

Puis, tout haut :

– Pourtant une jolie femme ne disparaît pas ainsi… Est-ceque quelque amoureux ?…

– Que voulez-vous dire ?… Voyons, parlezhardiment : les poètes sont bons conseillers en matièred’amour.

– Hum ! Mme d’Étioles est si jolie… sijolie… et les amoureux si entreprenants, si téméraires.

– Eh bien ! s’écria d’Étioles sans témoigner lamoindre surprise, faut-il vous l’avouer ? J’y ai songé. Oui,je crains que Jeanne ne soit la victime d’un enlèvement…

– Ah ! ah ! Je crois que maintenant, vous vousrapprochez de la vérité, mon cher financier.

– Ah ! si cela était, continua d’Étioles, si jeconnaissais le ravisseur…

– Que feriez-vous ?

– Je le tuerais sans pitié, quel qu’il soit… si haut placéfût-il !

Crébillon demeura plus perplexe que jamais. Sans pouvoir rienpréciser, des soupçons lui venaient, encore vagues, indéterminés.Son instinct, plus que le raisonnement, lui faisait flairer quelquechose de faux et de louche dans l’attitude de ce mari qui seproclamait lui-même follement épris de sa femme.

Peut-être cette impression que ressentait Crébillon venait-elletout simplement de la physionomie de d’Étioles qui lui étaitsouverainement antipathique.

Quoi qu’il en soit, il sentait qu’il y avait quelquechose. Quoi ?… Il eût été bien embarrassé de le dire ;pourtant, un secret pressentiment lui disait qu’il devait se gardersoigneusement. Aussi toutes les facultés du poète étaient-elles enéveil, à l’affût, pour ainsi dire, et leur sensibilité développéeau plus haut point ; rien ne lui échappait, ni un regard, niun geste, ni une intonation. Tout ce que disait d’Étioles étaitpassé immédiatement au crible ; chaque phrase étaitinstantanément analysée, disséquée, et malgré cette tensiond’esprit, le poète gardait un sang-froid, une présence d’espritadmirables.

Cependant, il comprenait bien qu’il fallait parler et qued’Étioles attendait qu’on lui fît connaître le but de cette visite.Il prit donc un parti et aborda résolument la question avecd’autant plus de netteté et de vigueur qu’il s’était montréjusque-là inutilement loquace.

– Eh bien ! monsieur, dit-il brusquement, si je vousapprenais ce qu’est devenue Mme d’Étioles, quediriez-vous ?

– Vous ? s’écria d’Étioles avec une surprise qui cettefois n’avait rien de joué.

– Moi-même !

– Vous savez où est ma femme ?

– Vous dire exactement où elle est, cela je ne le puis, carje l’ignore moi-même. Mais si j’ignore l’endroit où se cacheMme d’Étioles, je puis vous dire du moins dansquelle ville elle se trouve, je puis vous dire comment elle a étéenlevée et par qui.

– Jeanne a donc été réellement enlevée ?

De la tête, Crébillon fit signe que oui.

– Mais par qui ? demanda vivement d’Étioles.

Crébillon réfléchit une seconde et répondit lentement :

– Cet enlèvement a été opéré pour le compte d’un personnagepar trois hommes, ses complices, conscients ou inconscients.

– Je rêve, fit d’Étioles en passant sa main sur son front.Quels sont ces trois hommes, le savez-vous ?

Crébillon, avec un sourire narquois, prit Noé par la main et, lemontrant à Henri stupéfait, tout en se désignantlui-même :

– J’ai l’honneur de vous présenter deux des complices…inconscients, dit-il, toujours souriant.

D’Étioles, abasourdi, se leva brusquement, envoyant roulerderrière lui le fauteuil dans lequel il était paisiblement assis.Il se demandait si cet homme qui lui souriait se moquait de lui etdans quel but.

Il était sûr, ou du moins il croyait être sûr de l’enlèvement desa femme par le roi, et il aboutissait à cet autre enlèvementridiculement imprévu. Mais pourquoi ?… pourquoi ?…Quoi ! alors qu’il pensait toucher à la réalisation de sesrêves, il échouait misérablement devant le geste d’un fou !…car Crébillon lui faisait l’effet d’un fou.

Un éclair terrible passa dans ses yeux glauques tandis que samain se crispait sur la poignée de son épée richement ciselée.

Et suffoqué, haletant, anéanti, la gorge sèche, incapable deproférer un son, pris d’une rage terrible qui le faisait trembler,il regardait d’un œil flamboyant, sans trouver un mot, ces deuxhommes qui venaient de renverser un échafaudage qu’il avait eu tantde mal à édifier et dont l’un, qui lui souriait là, venait de luiporter ce coup terrible, et il se demandait si ce n’était pas luiqui devenait fou.

Cependant Crébillon, devant le mutisme obstiné de d’Étioles, luidisait d’une voix toute confite en miel, avec son éternel souriregracieux sur les lèvres :

– La stupéfaction vous coupe la parole, je le vois,monsieur, car sans cela, vous m’auriez déjà demandé le nom dutroisième complice. N’oubliez pas, je vous prie, que je vous ai ditque nous avions opéré à trois.

– Le troisième complice !… répéta machinalementd’Étioles.

– Eh ! oui, cher monsieur, si je ne puis vous leprésenter celui-là, je peux du moins vous dire son nom.

– Quel est-il celui-là ? demanda d’Étioles toujoursanéanti.

Alors Crébillon laissa tomber lentement ce nom :

– Berryer !

Et son œil vif et profond se fixait, tenace, sur soninterlocuteur.

Ce mot, ce simple nom tombé nonchalamment des lèvres deCrébillon produisit sur d’Étioles l’effet d’un violentrévulsif.

Il était blême, affaissé, l’œil injecté de sang, et soudainl’œil s’éclaira, s’anima, reprenant avec la vie sa fugacitéhabituelle ; les pommettes se rosèrent vivement sous un affluxde sang.

Et Crébillon, toujours souriant, hochait doucement la tête commeun homme enchanté de lui-même, pendant que d’Étioles, que ce nom deBerryer rendait à l’espoir, répétait doucement avec une vagueinterrogation dans le ton :

– Berryer ?…

– M. le lieutenant de police en personne…

– Berryer ?… répéta d’Étioles comme n’en pouvantcroire ses oreilles ; Berryer ?… mais alors ?…

– Oui, fit Crébillon avec bonhomie, je vois ce que vousvoulez dire : vous avez les noms des trois complices et vousdésirez maintenant celui de l’auteur principal.

– Quel est celui-là ? fit d’Étioles en fermant lesyeux comme le condamné qui se demande anxieusement si on vient luiannoncer sa grâce, c’est-à-dire la vie, ou le rejet de son pouvoir,c’est-à-dire la mort.

– Dame ! vous pensez bien, cher monsieur, queM. le lieutenant de police ne se donne pas la peine de mettrela main à la pâte lui-même pour le premier venu. M. Berryer nese dérange que pour des grands personnages, répéta Crébillon enappuyant sur les mots.

Toutes ces circonlocutions ramenaient l’espoir dans l’âme ded’Étioles, et avec l’espérance, l’assurance lui revenait.

Maintenant qu’il attendait ce nom qu’il connaissait, ilretrouvait une attitude, et c’est d’une voix ferme qu’ildit :

– Ce très grand personnage, quel est-il ? Vous en aveztrop dit, monsieur de Crébillon, j’ai le droit de tout savoir.

Crébillon eut un geste qui indiquait qu’il ne songeait nullementà se dérober, et de sa voix la plus douce il dit :

– C’est le roi, monsieur. Je vous l’ai donné à entendreassez clairement.

– Le roi !… répéta d’Étioles qui tout en attendant cenom ne savait s’il devait croire ou douter.

Et le poète, qui l’observait attentivement, ne put démêler s’ily avait de la joie, de la colère, de la surprise ou de la terreurdans l’intonation de d’Étioles qui s’était définitivementressaisi.

Cependant Henri reprenait, sur le ton de quelqu’un qui ne saisitpas bien :

– Et pourquoi, s’il vous plaît, le roi aurait-il faitenlever Mme d’Étioles ?

– Parce qu’il en est amoureux, répondit laconiquementCrébillon.

– Le roi amoureux de Mme d’Étioles… allonsdonc !… Certes, Jeanne est jolie, mais la distance esttellement grande !…

– Les rois sont accessibles aux passions comme le commundes mortels, dit sentencieusement le poète. Et notre bon sire aprouvé plus d’une fois que sous ce rapport-là il était plus faibleque plus d’un de ses sujets. D’ailleurs, il n’y a pas de distancepour un roi ; lorsqu’un simple mortel est trop loin, le roil’élève jusqu’à lui et tout est dit.

– Soit ! j’admets un instant cette passion du roi pourJeanne, car, en effet, il faut bien qu’il y ait passion violentepour que le roi se soit abaissé à un acte que ne répudierait pas unécolier amoureux. – Et, ce disant, d’Étioles, malgré lui, laissaitpercer une imperceptible satisfaction. – Mais si amoureux que soitle roi, pensez-vous qu’il n’y aurait pas regardé à deux fois avantde faire un affront aussi sanglant à un de ses plus humbles maisaussi de ses plus fidèles et dévoués sujets ? Je ne suis pasun petit bourgeois et, je vous l’ai dit, corbleu ! j’aime mafemme, moi.

– Mettons, si vous voulez, que le roi y a regardé à quatrefois, mais… il a passé outre tout simplement. Ce qui prouve, commevous le faisiez fort judicieusement observer, que sa passion dominetout… même l’honneur d’un de ses plus soumis sujets.

– Oh ! oh ! fit d’Étioles, je rêve !… Quoi,il serait vrai ?… et vous avez trempé là-dedans, vous,monsieur le faiseur de vers, et vous avez l’audace de me le venirdire en face !… Vive Dieu ! savez-vous, maîtrerimailleur, que vous allez payer cher votre outrecuidance et qu’enattendant que je puisse frapper plus haut, votre échine pourraitbien faire connaissance avec le bâton de mes laquais ?

Devant cette sortie, prononcée d’un ton de fureur concentrée,Crébillon, toujours souriant, hochait doucement la tête commequelqu’un qui dit :

– Bien !… Bien !…

Cependant que Noé, terrifié, regardait avec inquiétude autour delui, cherchant un trou où se terrer, car il ne doutait pas qu’aprèsCrébillon, il ne fît à son tour connaissance avec les gourdins deslaquais.

– Ce serait parfaitement juste, en effet. Mais remarquez,je vous prie, que je vous ai dit tout d’abord que mon ami Poissonet moi n’avons été que des complices inconscients, répondit enfinCrébillon.

– Expliquez-vous, monsieur, fit Henri en se rasseyant del’air d’un juge qui attend pour prononcer son jugement.

– C’est fort simple. Mon ami Poisson va vous expliquer toutcela, dit Crébillon qui, se tournant vers Noé de plus en plusterrifié, pliant déjà l’échine devant les bâtons attendus,ajouta :

– Allons, Poisson, raconte à M. d’Étioles ce qui s’estpassé entre M. Berryer et toi.

Alors le triste Noé, qui se fût bien dispensé de cet honneur quelui faisait son ami, raconta en bredouillant commentM. Berryer lui avait signalé que Jeanne était menacée de mortpar des ennemis puissants et acharnés ; comment son amiCrébillon et lui, sur l’instigation et avec l’aide de Berryer,avaient machiné cet enlèvement qui devait mettre Jeanne à l’abrides coups qui la menaçaient.

– De sorte, fit d’Étioles lorsque Noé eut fini son récit,de sorte que vous avez cru rendre un grand service à ma femme enagissant comme vous l’avez fait. Je vous devrais en ce cas desremerciements, messieurs.

– Mon Dieu ! oui, fit Crébillon tandis que Noé,heureux de la tournure que prenaient enfin les choses, rayonnait,débarrassé de la menace des terribles gourdins.

– Mais, fit d’Étioles qui ne voulait pas paraître voir latrame de l’intrigue qu’il suivait cependant fort bien, mais je nevois pas ce que vient faire le roi dans tout cela ?

– Ceci est tout aussi simple, reprit Crébillon, et c’estencore mon respectable ami qui va vous expliquer les choses.

Noé alors, mais cette fois avec plus d’assurance, toute crainteétant évanouie, raconta, en l’arrangeant à sa manière, laconversation qu’il avait eue avec sa femme et dans laquellecelle-ci lui avait révélé la vérité.

Crébillon prit à son tour la parole et dit :

– En apprenant de la bouche de sa femme la vérité sur notreintervention commune dans l’enlèvement deMme d’Étioles, mon ami Poisson, qui est un honnêtehomme, ne fit qu’un bond chez moi et, dans son indignation, meraconta tout, me suppliant de faire appel à toutes les ressourcesd’intrigues auxquelles nous autres gens de théâtre sommesaccoutumés, pour soustraire sa fille au déshonneur, ajoutant dansson désespoir que si je ne réussissais à sauverMme d’Étioles, lui Noé, pour se punir d’avoir aidéinnocemment la perpétration de ce crime, s’irait tout droit pendrehaut et court à la plus solide branche du premier arbre qu’ilrencontrerait.

À ces mots prononcés très sérieusement, le malheureux Noéfaillit s’évanouir de peur, regardant Crébillon avec des yeuxarrondis par l’effroi, se demandant s’il ne venait d’échapper à labastonnade que pour être menacé de la hart et voyant déjà enimagination son corps se balancer froid et rigide au bout d’unelongue corde, perspective qui faisait claquer les dents du pauvreivrogne.

Crébillon, sans paraître remarquer le désespoir comique de soncompagnon, continuait imperturbablement :

– J’ai pensé, monsieur, que mon devoir était de venir toutdévoiler à vous, le mari de la victime, son défenseur naturel parconséquent. Et permettez-moi d’ajouter que mon ami Poisson et moinous nous mettons à votre entière disposition et nous voussupplions d’user de nous comme bon vous l’entendrez.

– Ah ! messieurs, fit d’Étioles, qui paraissaitviolemment ému, que d’excuses et que de remerciements je vousdois ! ajouta-t-il en tendant ses deux mains aux deuxamis.

« Soyez tranquille, mon brave Poisson, ajouta-t-il en setournant vers Noé angoissé d’espérance, vous ne vous pendrez pas,car j’en jure Dieu, je saurai bien sauver ma femme dudéshonneur.

« Messieurs, désormais je suis tout vôtre, c’est entre nousà la vie et à la mort. Et n’oubliez pas, s’il vous plaît, que mabourse et mon épée, mon crédit et ma personne, tout vousappartient. »

Les deux amis s’inclinèrent. Noé, rayonnant, exultant, supputantdéjà le nombre fantastique de bouteilles qu’il allait pouvoir videren puisant sans scrupule dans une bourse aussi bien garnie quel’était celle de M. d’Étioles ; Crébillon, avec unsourire narquois aux lèvres.

– Mais pourquoi, diable ! reprit d’Étioles qui gardaitau fond rancune au poète de l’avoir fait passer par des transes quilui avaient donné le frisson de la mort, mais pourquoi diable nem’avez-vous pas dit cela tout de suite ?

Crébillon pensa narquoisement :

– Ça, c’est une idée à moi, mon bonhomme… Maintenant, chermonsieur, reprit-il tout haut, en évitant de répondre à la questionde d’Étioles, permettez-moi de vous demander ce que vous comptezfaire ?

– Ce que je vais faire, répondit Henri en frappant sur untimbre : vous allez le voir.

Puis, se tournant vers un laquais accouru à son appel :

– Mon carrosse, mon habit de cérémonie, tout de suite.

Messieurs, reprit d’Étioles, lorsque le laquais eut disparu pourexécuter les ordres de son maître, je vais voir le roi àVersailles, et je vous jure Dieu que justice me serarendue !

– Disposez de nous, dit encore Crébillon.

D’Étioles eut l’air de réfléchir un instant, puis il dit, commese parlant à lui-même :

– Non. Pour ce que je vais faire, mieux vaut que je soisseul. Laissez-moi votre adresse, ajouta-t-il en se tournant versCrébillon ; si j’ai besoin de vous, je vous promets de faireappel à vous comme au plus dévoué des amis.

Les deux amis s’inclinèrent silencieusement.

D’Étioles alla à son bureau et griffonna quelques mots sur unfeuillet détaché d’un carnet qu’il tendit d’instinct à Noé, qui leprit machinalement et dont les yeux pétillèrent à la lecture de cechiffon de papier.

– Qu’est cela ? demanda Crébillon en désignant lepapier que tenait toujours Noé rayonnant.

– C’est un bon de cinq mille livres payables sur ma caisse,répondit d’Étioles.

Et, comme Crébillon, vivement, arrachait le papier des mains deNoé douloureusement stupéfait, et le tendait à d’Étioles :

– Ah ! je vous en prie, fit celui-ci non sans unecertaine dignité, pas de faux amour-propre, monsieur de Crébillon.Croyez-vous que j’ai eu l’intention de vous froisser ? Non,n’est-ce pas ? Mais je vais avoir besoin de vous, votreconcours va m’être aussi précieux qu’indispensable : qui saitoù vous allez être obligés de courir ?

Est-il juste que je vous fasse supporter les frais de démarchesaccomplies pour moi seul ? Et puisque ma caisse est,heureusement, bien garnie, il est juste et naturel que ces fraissoient à ma charge. Acceptez donc, je vous prie, uniquement pourm’obliger. Les poètes ne sont pas riches, monsieur de Crébillon, etqui sait si avant peu vous ne regretteriez pas, pour moi et pourJeanne, un mouvement de fierté excessive… que j’apprécie comme ilconvient d’ailleurs, ajouta-t-il.

– Ma foi, pensa Crébillon, il a raison… et c’est de bonneguerre. J’accepte donc, fit-il tout haut.

– Au revoir, messieurs, et encore une fois, merci.

 

Quelques minutes plus tard, d’Étioles, en habit de cérémonie,montait dans son carrosse pendant que le valet de pied disait aucocher :

– À Versailles !

Et tandis que le carrosse s’ébranlait vers la route deVersailles, Crébillon, qui avait assisté à ce départ, disait enprenant Noé par le bras :

– Allons vider une bouteille de champagne, compère, mesidées ne sont pas bien nettes quand je suis à jeun. Après, nousirons chez moi, assurer la pitance de mes enfants, – c’est-à-diredes animaux qu’il avait adoptés, – car je crois que nous allonsvoyager, mon ami.

– Voyager ! fit Noé effrayé. Et où allons-nous donc,bon Dieu ?

– À Versailles, d’abord, compère. Ensuite nous verrons.

– Et qu’allons-nous faire à Versailles ?

– Tu le verras, répondit laconiquement Crébillon qui del’œil suivait le carrosse emportant d’Étioles.

Crébillon ajouta encore quelques mots, mais si bas, si bas, queNoé, qui pourtant avait l’oreille fine, ne put rien saisir de ceque disait le poète.

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