Le Rival du Roi

Chapitre 13LE PORTRAIT

Nous revenons à la petite maison des quinconces où le roi,accompagné du seul Lebel, son valet de chambre et ordonnateursuprême de la galante retraite, se rend mystérieusement toutes lesnuits.

Le roi continue très régulièrement le duo d’amour si étrangementcommencé, sans que Juliette, qui l’étudié très attentivement,puisse savoir si elle a avancé dans le cœur de son royal amant.

Louis lui-même ne pourrait dire à quel sentiment il obéit.

Presque chaque nuit il vient là, mais sans plaisir, sansentrain, parfois même comme à regret, avec des velléités derebrousser chemin et de rentrer au château.

Plusieurs fois déjà, Lebel, qui semble obéir à des instructionsmystérieuses, a dû user de toute sa diplomatie pour rappelerdiscrètement au roi qu’il était attendu ; plusieurs fois déjà,le valet de chambre a dû prendre sur lui de tout préparer pourl’équipée nocturne, sans en avoir reçu l’ordre de son maître, et,sans ces interventions adroitement déguisées, la comtesse eût,souvent, vainement attendu Louis qui, néanmoins, obéissant à sanature timide et irrésolue, se résignait en bâillant, cédait engrommelant à l’habile et secrète pression de son serviteur etallait à ces bizarres rendez-vous d’amour comme à la plus charmantedes corvées.

Mais si, par faiblesse et par habitude déjà contractée, il serésignait assez facilement à ces entrevues nocturnes, le roi enrevanche s’obstinait aux précautions les plus méticuleuses pourcacher cette liaison naissante et s’était, jusque-là, dérobé àtoute tentative faite pour l’amener ouvertement à la petite maison,ce qui eût été un acheminement rapide à la reconnaissanceofficielle de la situation de la comtesse du Barry.

Malheureusement pour lui, M. Jacques avait pris sesdispositions en conséquence, et nous avons pu voir que Louisprenait là une peine bien inutile, puisque son secret, qu’ilcroyait bien gardé, était, grâce à d’habiles indiscrétionscolportées de bouche en bouche, comme celui de polichinelle, connude tout le monde au château.

Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que les entrevues deLouis et de Juliette fussent maussades pour cela. Loin de là, et lafausse comtesse n’avait nullement lieu de désespérer del’avenir.

Lorsqu’il arrivait à la petite maison, le roi ne laissait rienvoir de sa contrainte et de son ennui, uniquement pargalanterie.

Mais la comtesse opérait sur lui un charme bizarre etdéconcertant.

Insensiblement, sans qu’il s’en rendit compte, les proposgalants dictés au roi par cette politesse dont il ne se départaitjamais devant une femme, prenaient, sous l’empire de ce charme, unetournure plus passionnée, plus vibrante, presque sincère.

C’est que la comtesse était d’une beauté remarquable ; sesmanières aisées étaient d’une élégance rare ; sa conversation,tour à tour enjouée et mélancolique, savait effleurer tous lessujets avec un tact parfait ; enfin, aux heures intimes, ellesavait jouer la comédie de la passion avec une fougue et unemportement doublés d’une science incomparable de toutes les chosesde l’amour, science qu’elle devait à son ancien métier de fillegalante.

Par sa beauté et sa conversation fine et spirituelle, ellecommençait à fondre la glace dont se blindait l’esprit duroi ; par ses baisers savants et raffinés, elle achevait sonœuvre de conquête en s’emparant de ses sens qui vibraient alors,exacerbés.

Et c’était là, tout à la fois, sa force et son pointfaible : elle réussissait facilement à s’emparer des sens etde l’esprit du roi, mais son cœur sec et froid échappaitconstamment à toute emprise.

Et ce qu’il y avait de dangereux pour elle dans cette situationbizarre, c’est que Louis, aussi habile comédien qu’elle-même, parune prudence toute instinctive, parvenait aisément à lui dissimulerl’état réel de son cœur.

Or, comme elle voyait le roi tout vibrant près d’elle, ellecommettait cette faute de prendre pour une réelle passion ce quin’était en réalité qu’un état d’éréthisme particulier ; lafibre purement sentimentale, jamais effleurée, restait immuablementmorne, sans vibrations. En sorte qu’elle se croyait beaucoup plusavancée qu’elle ne l’était en réalité.

C’était là une erreur qui pouvait avoir des conséquencesfunestes, aussi bien pour elle que pour ceux qui la guidaient et lapoussaient.

Ceci explique pourquoi Louis, après s’être livré aux baisers decette charmeresse avec une fougue qui le surprenait lui-même, sedétachait sans effort de son étreinte morale lorsque ses sensétaient rassasiés, et s’en retournait comme il était venu… las etmécontent, se jurant à lui-même de briser cette liaison qui lelaissait indifférent et glacé, – dès lors qu’il était loin de lacomtesse, – et… y retournant le soir-même, quoi qu’il en eût etmalgré son serment.

C’était généralement au retour d’une de ces expéditionsamoureuses que la pensée de Jeanne s’imposait tenace à son espritet que quelque chose comme un remords venait l’étreindre. Maisalors, il revoyait l’élégante et fière tournure d’un de sesofficiers, et cette évocation du chevalier était comme un dérivatifqui faisait enfuir la tant douce image de l’aimée, ouvrait toutesgrandes les écluses de la jalousie, chassait tout remords etfaisait grincer ses dents de fureur.

Au moment où nous la retrouvons, la comtesse du Barry était dansle grand salon-atelier du premier étage, assise devant une toile àpeine ébauchée.

Cette toile représentait un portrait de Louis XV, que Juliettes’efforçait de faire de mémoire, pensant toucher le cœur du roi parcette délicate attention et lui prouver ainsi que les heurespassées loin de sa présence, elle les employait à penser à lui.

Le portrait, sur son chevalet, était devant elle, mais lespinceaux et la palette gisaient, dédaignés, à terre.

La comtesse tenait sur ses genoux un grand carton sur lequels’étalait une feuille blanche ; elle paraissait observerfixement un modèle absent qu’elle voyait en imagination et ellecrayonnait fébrilement. Mais, chose étrange, le portrait qu’elledessinait ainsi avec une attention profonde ne ressemblait en rienau roi.

Sur la feuille de papier se détachait nettement une élégantesilhouette d’officier… et cet officier ressemblait d’une manièrefrappante au chevalier d’Assas.

À cette heure de la journée où elle était sûre de n’êtresurprise par personne, – le roi ne venant que la nuit et nul ne lavenant visiter, – elle délaissait le portrait du roi à peineébauché et dessinait avec amour celui du modeste officier defortune. Car, elle avait fini par se l’avouer à elle-même, cetofficier si jeune, si loyal, si chevaleresquement brave, ellel’aimait d’un amour pur et sincère, ardent et passionné, elle, lacourtisane, la maîtresse du roi…

Il était né, cet amour, de la pitié.

Sans le connaître, elle avait entendu parler autour d’elle de ced’Assas beau comme un Antinoüs, brave comme un preux, loyal commeson épée, fier comme un roi, amoureux, avec ça, comme un page, etelle s’était intéressée à lui.

Plus tard, elle l’avait vu alors qu’il occupait, dans la ruelleaux Réservoirs, le pavillon en face du sien. Et, de le voir siimpatient, si agité, si triste, si vibrant de passion pour uneautre, l’intérêt qu’elle lui portait s’était changé en compassionen même temps que, sans s’en rendre compte, elle enviait sourdementl’heureuse femme qui avait su s’emparer de ce cœur et y régner ensouveraine maîtresse.

Puis elle avait été mise au courant de ce qui se tramait contrele chevalier, et une immense pitié s’était emparée d’elle ;elle s’était dit qu’elle le sauverait.

Et, en effet, nous l’avons vu risquer sa vie pour aller lemettre sur ses gardes.

Lorsqu’elle dut, autant pour obéir à ceux qui la poussaient qu’àsa propre ambition, passer aux actes décisifs, l’émotion violentequ’elle ressentit pendant tout le temps que dura sa substitution àMme d’Étioles ne lui laissa pas le loisir de songerà lui et de se demander ce qu’il était devenu.

Mais lorsque, après le départ du roi, elle crut la partiegagnée, toute son inquiétude lui revint, et à l’agitation quis’était emparée d’elle, elle dut reconnaître que le sentimentqu’elle éprouvait pour d’Assas n’était plus de l’intérêt simple,mais bel et bien de l’amour.

Certes, elle n’accepta pas sans combat ce sentiment nouveau pourelle et qui constituait un danger mortel, si par malheur il venaità être découvert de du Barry, de M. Jacques ou du roi. Mais cedanger, très réel, fut un attrait de plus.

Le mal, du reste, était beaucoup plus avancé qu’elle ne lepensait, et elle dut constater avec un trouble effarant, maisdélicieux, que renoncer à son amour, à l’espoir de se faire aimer,lui était aussi impossible que de renoncer à la lumière dujour.

Alors, le cœur étreint par une indicible angoisse, elles’informa habilement, avec une adresse rare, et apprit que celuiqu’elle aimait était prisonnier au château, et cette nouvelle, quipourtant n’avait rien de rassurant en soi, lui causa une très vivejoie.

Dieu merci, le chevalier avait échappé aux coups de du Barry, ettant qu’il serait prisonnier, il n’aurait rien à redouter de cetennemi qu’elle savait haineux et traîtreusement acharné. Le mieuxétait donc de le laisser sous ces verrous protecteurs… Plus tard,elle verrait à le tirer de là.

Plus tard !… que de rêves elle édifiait avec ces deux motspour point de départ !…

D’abord le roi ignorait qu’elle connût le chevalier. Il luiserait donc facile de lui arracher sa grâce sans éveiller sajalousie plus tard… quand elle le tiendrait bien : ellen’était pas suffisamment sûre de son empire pour le moment.

Puis, quand elle l’aurait tiré de là, devenue toute puissante,elle l’élèverait si haut, si haut, – là où il méritait d’être, –qu’il serait grand parmi les grands. Elle le placerait tellementau-dessus des autres hommes, elle l’entourerait de tant dedévouement, elle aurait tant d’amour pour lui, qu’elle finiraitbien par lui arracher du cœur l’image de cette petite d’Étioles etpar s’y implanter à sa place.

Après tout, elle valait bien cette petite mijaurée !… Elleavait bien su la supplanter dans le cœur du roi !… Et si elleavait réussi ce tour de force alors qu’elle n’était guidée que parl’ambition, de quoi ne serait-elle pas capable lorsqu’elle seraitguidée par son amour ?… Là où le roi avait succombé, quelleapparence que le chevalier résistât ?… Allons donc ! elleétait sûre d’elle-même ! elle était trop sincèrement éprisepour n’être pas assurée du triomphe définitif, et d’Assas serait àelle… elle le voulait, elle l’aurait !

En attendant, il fallait à tout prix prévenir le prisonnier, lerassurer, le tranquilliser, en lui faisant connaître que quelqu’unde puissant veillait sur lui, qu’il n’était pas seul et abandonné,qu’il y avait quelque part un cœur ardemment épris qui prenait sapart de ses joies et de ses peines…

Comment arriverait-elle à ce résultat ? Elle ne savait pasencore, mais elle y arriverait certainement, dût-elle pour celajeter l’or à pleines mains, dût-elle se donner elle-même…

Et puis cette entreprise hasardeuse qu’elle méditait de tenterla tirerait de l’énorme ennui et de la morne solitude qui pesaientlourdement sur elle dans cette sorte de claustration à laquelleelle était peut-être condamnée pour de longs jours encore.

Tout en échafaudant des plans qui convergeaient tous à prévenird’Assas, à tenter de le voir au besoin, la comtesse continuait sondessin avec une attention tellement profonde, qu’elle tressaillitviolemment en entendant la voix de la camériste qui, à quelques pasderrière elle, disait :

– Que madame veuille bien m’excuser. J’ai frappé plusieursfois… madame ne répondait pas… je commençais à être inquiète…

– J’étais très actionnée, dit Juliette sans quitter sontravail que la fille de service ne pouvait voir de l’endroit oùelle était.

Ceci était dit avec un mouvement de tête qui expliquait lesilence de la maîtresse, en même temps qu’il signifiait quel’indiscrétion de la servante était excusée. Puis elleajouta :

– Qu’y a-t-il donc, ma fille ?

– Madame, c’est un homme… une sorte de petit bourgeois quin’a pas voulu donner son nom, affirmant qu’il était inconnu demadame… Il a tellement insisté pour être admis auprès de madame quej’ai cru devoir…

– Un bourgeois ? fit avec humeur la comtesse. Si c’estpour des offres de services, voyez vous-même, Nicole. Je n’ai pasle temps.

– Bien, madame !

Sans plus s’occuper de la soubrette elle s’était remise à sontravail, lorsqu’une voix douce et humble dit derrière sondos :

– Daignez excuser mon indiscrète insistance, madame.L’affaire qui m’amène est très importante et je puis vous assurerque vous ne regretterez pas de m’avoir entendu.

La foudre tombant sur elle à l’improviste n’eût pas produit uneffet plus saisissant que ces quelques paroles tombant sur la têtede la jeune femme.

Elle demeura pétrifiée, la tête tournée vers son interlocuteur,les yeux hagards, les doigts convulsivement crispés sur le cartonétalé sur ses genoux.

L’homme, pourtant, n’avait rien de bien effrayant.

C’était un bon petit bourgeois, d’aspect bonasse, tout souriantet respectueusement courbé en deux, ce qui lui permettait decontempler de plus près le dessin qui s’étalait à deux pouces deson visage.

L’homme s’était redressé et son œil s’était posé un instant surla soubrette, qui tout aussitôt s’était éclipsée, comme si ceregard eût contenu un ordre muet.

Maintenant, la comtesse était agitée d’un tremblement nerveuxtrès apparent et, pâle comme une morte, son carton à la main, setenait debout, dans l’attitude d’un coupable pris sur le fait.

Ce paisible bourgeois, qui entrait ainsi chez elle comme dans unmoulin, et juste à point pour la surprendre dans une besognesecrète ; ce bourgeois qui, chez elle, paraissait plus à sonaise qu’elle-même ; ce bourgeois enfin qui, devant elle,donnait des ordres muets si promptement exécutés, c’étaitM. Jacques lui-même.

Lorsqu’il se fut assuré que Nicole était bien partie,M. Jacques prit un fauteuil, s’assit tranquillement, et d’unton très calme, comme s’il eût été désormais le maître dans cettemaison, il dit avec douceur :

– Remettez-vous, mon enfant, je vous en conjure. C’est mavisite qui vous trouble : vous craignez que la domesticité nes’en empare et ne la dévoile au roi… Rassurez-vous, mes précautionssont bien prises. Je suis pour tout le monde ici un joaillier quiveut vous offrir quelques pierres précieuses. Ces pierres, lesvoici, je vous les donne, et tout à l’heure, en sortant, jeremettrai à votre camériste quelques centaines de livres pour larécompense d’avoir mis l’honnête artisan que je suis à même detraiter une affaire importante avec vous. Car ces pierres, je vousles ai vendues, bonne affaire pour moi, vous pourrez le dire au roien les lui montrant… Vous voyez donc bien que vous n’avez rien àcraindre.

Et ce disant, toujours calme et souriant, M. Jacquessortait de sa poche un écrin contenant un collier de toute beautéqu’il déposait sur un meuble.

En l’écoutant parler, Juliette se reprenait peu à peu. Mais lemalencontreux dessin qu’elle avait à la main la gênait terriblementet elle ne savait comment faire pour le dissimuler sans avoir l’airde le cacher.

Enfin, ayant reconquis tout son sang-froid, elle se décida àposer très naturellement le carton debout contre un meuble, enayant soin de placer le dessin du côté du meuble.

Mais alors M. Jacques, avec un naturel parfait,dit :

– Vous dessiniez, je crois, mon enfant ?

– Oh ! fit Juliette, qui sentit la sueur lui perler àla racine des cheveux. Oh ! quelques ébauches informesseulement.

– Bien, bien, mon enfant, mais je vous en prie, reprenezvotre place, continuez votre travail… Vous comprenez, ajouta-t-ilavec bonhomie, on pourrait trouver étrange qu’une aussi grande dameque vous se dérangeât pour un pauvre diable d’artisan comme moi.Reprenez donc vos occupations… il le faut.

La comtesse, devinant l’ordre formel dissimulé sous ces parolesprononcées d’un ton paternel, dut se résigner.

Elle reprit donc sa place et le malheureux carton, sentant bienque le meilleur parti était de paraître montrer ostensiblement cequ’elle ne pouvait cacher.

M. Jacques cependant s’était approché et considérait letravail presque entièrement achevé d’un air où il eût étéimpossible à l’observateur le plus attentif de démêler la moindresignification.

Même, après avoir dit par pure politesse :

– Vous permettez ?

Il prit le dessin des mains de Juliette qui attendait, calme enapparence, mais le cœur bondissant dans la poitrine. Il leconsidéra longuement en hochant la tête d’une manière approbativeet le rendit en disant, toujours très calme, sans laisser paraîtrela moindre trace de contrariété :

– C’est bien, c’est parfait ! la ressemblance estfrappante… Je vous fais mes compliments, ma chère enfant ; sivous réussissez aussi bien le portrait du roi que celui de ce petitd’Assas, Sa Majesté aura lieu d’être satisfaite.

Ce fut tout.

M. Jacques se rassit, joua machinalement avec une modestetabatière en argent, y puisa une prise et finalement la remit danssa poche avec le geste de quelqu’un qui dit qu’il est venu pour deschoses autrement importantes, et demanda à la comtessestupéfaite :

– Eh bien, où en sommes-nous, mon enfant ?… quedites-vous ?…

– Je dis, monsieur, que le roi ne se déclare pas vite, queje m’ennuie à mourir ici, et que ce n’est pas là l’existence quevous m’aviez fait entrevoir.

Comme on le voit, Juliette employait la tactique familière àtoutes les femmes. Craignant des reproches qu’elle sentait mérités,elle prenait les devants et se faisait agressive.

Placidement, M. Jacques répondit :

– Patience ! patience ! tout cela va changerd’ici peu.

– Patience ?… cela vous va bien à dire, à vous. Enattendant, moi, je suis séquestrée ici, il m’est interdit desortir, puisque selon vos instructions, j’ai fait croire au roi quej’avais écrit au comte du Barry qu’étant malade il m’étaitimpossible de venir le rejoindre à Versailles et qu’il fallait detoute nécessité renvoyer mon départ à une date indéterminée. Jecomprends parfaitement qu’il fallait sauver les apparences aux yeuxdu roi, qui eût pu s’étonner de voir le comte, que je lui ai donnécomme fort jaloux de ma personne, rester paisiblement ici sanss’inquiéter de moi alors qu’il avait annoncé lui-même au roi monarrivée pour le lendemain ou le surlendemain.

J’ajoute même que Louis a paru se divertir beaucoup de ce qu’ila appelé un bon tour à jouer à ce pauvre comte, et qu’il a promisde faire en sorte, de son côté, de retenir le comte au cas oùcelui-ci aurait eu des velléités de venir s’assurer par lui-même del’état de ma santé. Tout cela est très bien, mais il n’en est pasmoins vrai que je suis prisonnière ici, que je ne puis sortir, quenul, en dehors du roi, ne vient me voir, et que je m’ennuie, jevous le répète, à mourir !

– Tout ce que vous me dites là est parfaitement juste et jecomprends en effet que cette sorte de claustration pèsedouloureusement à une aussi jolie femme que vous. Mais je venaisjustement vous annoncer que cette prudente réserve qui nous étaitimposée par les circonstances n’avait plus sa raison d’être. Noustouchons au but, ma chère enfant ; d’ici peu cette solitudequi vous pèse tant cessera. Peut-être même recevrez-vous tant devisites intéressées que vous la regretterez alors, mais ceci ne meregarde pas. En attendant, puisqu’il vous serait si doux d’aller etde venir, sortez, ma chère enfant, sortez tant qu’il vousplaira.

– Quoi ! fit Juliette étonnée d’obtenir si facilementune chose à laquelle elle tenait pour de toutes autres raisons quecelles qu’elle donnait, quoi ! vous permettez ?…

– Mais certainement, ma chère enfant. Si le roi vous yautorise toutefois… en prenant des précautions pour ne pas êtrereconnue, vous pourrez sortir tant que vous voudrez… Dès ce soir sivous voulez.

– Ah ! vous êtes bon ! s’écria la comtesse dansun élan de gratitude qui lui venait du cœur, car elle songeait que,libre d’agir à sa guise, libre de sortir enfin de cette cage doréeoù elle étouffait, elle allait pouvoir s’approcher enfin ded’Assas, tenter quelque chose pour lui.

– Je ne suis pas bon, je suis juste simplement et je vousveux voir heureuse. Maintenant, mon enfant, que nous sommesd’accord, contez-moi par le menu où vous en êtes avec le roi.

Juliette lui fit alors un récit très exact de sa situation etdes espérances qu’elle concevait, se basant sur l’attitude du roi àson égard.

M. Jacques écouta très attentivement, prenant mentalementdes notes, corroborant les dires de la jeune femme avec sesrenseignements particuliers et triant du tout des conclusions quiapprochaient de plus près la réalité que celles de la comtesse.

Lorsqu’elle eut terminé, M. Jacques approuvapleinement.

– Nous approchons du but, je vous l’ai dit. Le roi esttravaillé de différents côtés ; d’ici peu, je l’espère, vousserez présentée officiellement à la cour d’abord, à la reineensuite… j’en fais mon affaire… De votre côté, il ne seraitpeut-être pas mauvais que vous poussiez un peu le roi. Donc à daterde maintenant, au lieu de la prudente réserve que je vous avaisrecommandée, au lieu de la résignation, témoignez quelqueimpatience, faites sentir que cette solitude vous pèse, réclamez legrand jour, tout cela graduellement bien entendu, avec toute ladiscrétion désirable ; je me charge du reste.

Et, avec une précision remarquable, il continua de donner desinstructions détaillées à la jeune femme qui écoutait trèsattentivement.

Quand il eut terminé, M. Jacques se leva pour se retirer etinstinctivement la comtesse se redressa pour le reconduire ;mais il dit vivement :

– Vous n’y songez pas, ma chère enfant ! reprenezvotre travail. N’oubliez pas que je ne suis qu’un modeste joaillierpour qui une femme de votre rang ne se dérange pas. Et à propos, jevous rappelle que vous pouvez montrer sans crainte le joyau que jevous ai apporté au roi et lui avouer que vous en avez faitl’acquisition… et ne craignez pas d’annoncer un prix élevé, car cebijou vaut toute une fortune. Maintenant je me retire ;appelez, je vous prie, votre camériste… Ah ! attendez…décidément ce portrait du petit d’Assas est vraiment fort bien…Mais j’y songe, Mme d’Étioles, dans ses heures decaptivité ici, a dû, comme vous, se distraire en faisant de lapeinture, du dessin, que sais-je ?… A-t-elle laissé quelquestoiles, quelques feuilles ébauches ou autres ?

– Mais oui, fit Juliette assez surprise, il y en a là toutun carton.

– Ah ! ah ! voulez-vous me montrercela ?

– Tenez, le voici, fit-elle en apportant un carton àdessin.

M. Jacques le prit et le compulsa assez attentivement. Il yavait là quelques esquisses, des ébauches, des dessins représentantdifférents sujets, mais presque tous inachevés.

Cependant, dans le tas, M. Jacques découvrit un ou deuxdessins plus poussés et portant pour toute signature un J soulignéd’un paraphe très simple. Il les garda quelques instants dans lamain et demanda :

– Le roi a-t-il vu ce carton ?

– Non, pas que je sache… Mais pourquoi ?…

À cette question, l’énigmatique personnage répondit par uneautre :

– Tenez-vous beaucoup, ma chère enfant, à signer vos œuvresvous-mêmes ?

– Moi ?… je ne sais ! Je ne comprends pas !…Pourquoi ?…

– Parce que si, par fortune, vous n’étiez pas douée d’unamour propre d’auteur excessif, vous mettriez au bas de ceremarquable portrait du petit d’Assas un J et un paraphe semblablesà ceux-ci… voyez comme ils sont faciles à imiter… Vous placeriezensuite ce dessin dans ce carton, au milieu des autres, et vousvous arrangeriez ensuite de manière à ce que le roi fouillât dansce carton et vit surtout ce portrait signé d’un J.

– Je comprends, interrompit Juliette ; le roi croiraitque ce portrait a été fait par Mme d’Étioles quiserait alors…

– Irrémédiablement perdue… Vous êtes très intelligente, machère enfant, fit M. Jacques avec une imperceptible pointed’ironie…

– Et comme mon nom commence aussi par un J, poursuivitJuliette qui avait son idée, on ne pourrait pas m’accuser d’avoirfait un feux. Eh bien, reprit-elle avec une pointe d’hésitation oùperçait une évidente satisfaction, eh bien, faut-il vousl’avouer ?…

– Avouez, ma chère enfant, dit M. Jacques en fixantson œil clair sur celui de la jeune femme qui ne broncha pas.

– Eh bien, ce portrait, je l’avais fait dans cetteintention.

Pendant quelques secondes l’homme fixa étrangement la femme quisupporta ce regard aigu en souriant, impénétrable.

Ne parvenant pas à lui faire baisser les yeux ni à pénétrer sapensée, il s’inclina en disant :

– Alors j’ajouterai : Vous êtes forte !… trèsforte !

Sûre d’elle-même, certaine de l’avoir convaincu, elle frappa surun timbre, reprit paisiblement son ouvrage et dit à Nicoleaccourue :

– Reconduisez monsieur.

Lui, de son côté jouant son rôle jusqu’au bout, sortit àreculons en faisant force révérences et se confondant enremerciements.

Mais quand la porte fut fermée, M. Jacques se redressa, lefront barré par une ride profonde, l’air très soucieux.

La camériste le reconduisant jusqu’à la porte de sortie, avantde franchir le seuil il glissa une bourse à la fille en lui disantquelques mots à l’oreille.

Celle-ci fit disparaître prestement la bourse, exécuta unegracieuse révérence et répondit à voix basse :

– Soyez sans inquiétude, monsieur, vous serez content demoi.

M. Jacques sortit sur ces mots et se rendit directement auchâteau où nous le retrouverons bientôt.

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