Le Rival du Roi

Chapitre 8LES EXPLICATIONS DE BERRYER

Pendant ce temps, Crébillon, en compagnie de Noé, après avoirtouché à la caisse du sous-fermier le bon de cinq mille livresqu’il devait à la libéralité reconnaissante ou, pour être plusjuste, à un habile calcul d’Henri d’Étioles, Crébillon était rentréchez lui, avait mis ordre à ses affaires et confié sesenfants à une voisine complaisante qui, moyennant unelégère rétribution, voulut bien se charger de donner la pitance àtout ce petit monde.

Puis, rassuré sur le sort de ses pensionnaires, toujours escortéde Poisson qu’il ne perdait pas de vue, il s’était mis en quêted’un véhicule qui les conduisit à Versailles.

Arrivés à destination, Crébillon, qui connaissait parfaitementla ville, tandis que Noé, au contraire, n’y avait jamais mis lespieds, se fit conduire dans une modeste hôtellerie où il avait logéautrefois et qui, précisément, était située à égale distance duChâteau et des Réservoirs.

L’hôtelier les conduisit, sur leur demande, à une chambre à deuxlits assez spacieuse et les quitta après avoir apporté une tablegarnie de plats nombreux et variés, et flanqués d’un nombrerespectable de flacons poudreux.

Crébillon endossa un costume tout flambant neuf pendant que Noé,pour se mettre en appétit, débouchait un flacon et vidaitonctueusement quelques verres d’excellent vin tout en suivant desyeux les détails de la toilette minutieuse à laquelle se livraitson ami.

Lorsque la toilette du poète fut terminée, il se trouva que Noéavait achevé de vider la bouteille.

Les deux amis s’assirent en face l’un de l’autre avec une égalesatisfaction et, bravement, avec une ardeur non moins égale, ilsdonnèrent l’assaut au monceau de bouteilles et de victuailles quiencombraient la table.

Lorsque ce repas fut terminé, Crébillon contempla quelquesinstants Noé Poisson qui, contre son habitude, avait usé de quelquesobriété.

– Tu sais, dit alors le poète, que je vais voir Berryer…Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de cette démarche… mais tum’as formellement promis de ne pas bouger d’ici… et de ne pas tegriser.

– Crébillon, je te le jure…

– Alors je puis partir tranquille ?… tu ne te griseraspas ?… Songe qu’il y va pour nous d’intérêts trèsgraves !… dit Crébillon en quittant la table.

– Crébillon, ton manque de confiance m’offenseoutrageusement, fit Noé avec dignité.

– C’est bien, nous verrons si tu tiens ta promesse… Jepars.

– Que la fièvre quarte m’étouffe si je bouge d’ici !…que la peste m’étrangle si je vide plus d’une bouteille ent’attendant !…

– Allons !… à la garde de Dieu… ou du diable !fit le poète qui sortit, laissant Noé Poisson en face de quelquesflacons.

– Va ! va-t’en tranquille !… crial’ivrogne ; un disciple de Bacchus, comme tu dis, n’a qu’uneparole !… J’ai juré de ne pas boire plus d’une bouteille, jetiendrai ma promesse.

Crébillon se dirigea rapidement vers le château, se disantqu’après tout son absence ne serait pas très longue sans doute etque Noé n’aurait pas le temps de se griser au point de perdre laraison.

Crébillon, tout comme Poisson, avait besoin d’une demi-ivressepour jouir de la plénitude de ses facultés… seulement, ce quin’était qu’une demi-ivresse chez cet homme habitué à absorber desquantités effrayantes de liquide, eût fait rouler par terre unbuveur ordinaire.

Le poète, mieux que personne, savait la dose de liquide qui luiétait nécessaire. Voilà pourquoi, sur le point de tenter, près deBerryer, une démarche qu’il jugeait scabreuse et même dangereuse,il s’était fait servir un copieux repas qu’il avait arrosésuffisamment pour se monter l’imagination.

Voilà pourquoi, aussi, il craignait tant une ivresse complète dela part de son compère et pourquoi il lui avait recommandé siinstamment de ne pas bouger de l’hôtellerie tant que durerait sonabsence.

Au cas où il ne rentrerait pas, Noé avait besoin du peud’intelligence que le ciel lui avait départi pour exécuter sûrementet surtout sainement les instructions détaillées que le poète luiavait données.

Après de longues heures d’antichambre, Crébillon fut enfinintroduit auprès de M. le lieutenant de police.

Berryer se demandait, non sans curiosité, quel était le but decette visite inattendue de l’auteur de Rhadamiste.

Néanmoins, l’impression qu’il avait emportée de sa visite, sousle nom de Picard, au carrefour Buci, avait été plutôt favorable aupoète.

Aussi l’accueil qu’il lui fit fut-il très affable.

Sans finasseries, sans circonlocutions, celui-ci dit nettementce qui l’amenait.

Pourquoi Mme d’Étioles avait-elle étéenlevée ?… Quel était ce danger pressant, dont avait parléM. Picard, qui la menaçait ?…

Pendant que le poète s’expliquait et posait des pointsd’interrogation, Berryer réfléchissait à ce qu’il allait dire etfaire.

Berryer était un habile courtisan. En cette qualité il flairaittoujours d’où venait le vent pour orienter sa barque.

Lorsqu’il avait cru s’apercevoir que le roi éprouvait pourJeanne un sentiment beaucoup plus vif qu’il ne le croyait lui-même,il n’avait pas hésité à s’entremettre, se disant, non sans raison,que la reconnaissance du roi serait acquise à celui qui seraitassez adroit ou assez heureux pour jeter dans ses bras la femmeaimée.

La disparition subite et mystérieuse de Jeanne était venuebouleverser les plans du lieutenant de police.

Berryer, qui croyait à l’amour du roi pour Jeanne avait penséque l’attitude de Louis XV vis-à-vis de la fausse comtesse du Barryne tarderait pas à se modifier et qu’il reviendrait plus épris versMme d’Étioles… qu’il saurait bien trouver quand ilserait nécessaire.

Mais, contre toute attente, le roi paraissait persister dans sessentiments nouveaux pour la comtesse du Barry et ne parlait pasplus de Jeanne que si elle n’eût jamais existé.

La scène entre le roi et d’Assas que Louis, aveuglé par lajalousie et le dépit, lui avait racontée, en l’arrangeant à samanière de voir, avait fait pénétrer en lui cette conviction, déjàfortement enracinée dans l’esprit du roi : d’Assas étaitl’amant de Mme d’Étioles !

Dès lors la conduite du lieutenant de police était toutetracée.

Berryer, connaissant le roi comme il le connaissait, se disaitque jamais Louis, frappé dans son amour-propre, ne pardonnerait auchevalier et à Jeanne ce qu’il appelait leur trahison.

L’accueil fait à d’Étioles venant réclamer sa femme était venuconfirmer le lieutenant de police dans ses résolutions et chasserde son esprit toute hésitation.

Le roi paraissant persister dans son caprice pour la comtesse duBarry, Berryer jugea prudent de changer immédiatement d’attitude etde faire sa cour à celle qui pouvait devenir une favorite.

Le roi persistant dans son mutisme au sujet de Jeanne, Berryerpensa qu’il serait imprudent à lui d’évoquer des souvenirsdangereux ; car le roi, piqué au vif dans son orgueil, étaitparfaitement capable de faire retomber sa mauvaise humeur sur latête du malencontreux ami qui, de par son intervention malheureuse,l’avait exposé à une pareille déconvenue.

Aussi Berryer n’hésita-t-il pas à sacrifier Jeanne et à sefaire, par convenance personnelle, l’auxiliaire inconscient maisprécieux des menées de M. Jacques.

Voilà quelle était la situation d’esprit du lieutenant de policeau moment où Crébillon lui parlait.

– Mon cher monsieur de Crébillon, fit Berryer, je n’aiaucune raison de vous cacher pourquoi Mme d’Étiolesa été enlevée et quel danger la menaçait. Voici donc la véritéexacte sur cet événement… auquel vous avez pris part. Vous savezque Mme d’Étioles fut très remarquée par le roi aubal de l’Hôtel de Ville.

De son côté, l’attitude de Mme d’Étiolesvis-à-vis du roi donna à supposer que cette dame était loin d’êtreindifférente aux galanteries de celui-ci. Or, il entrait dans lesvues de certaines personnes puissantes de pousser le roi vers uneautre personne… Mme d’Étioles, dans ces conditions,devenait un danger vivant qu’il fallait écarter à tout prix… lamort de Mme d’Étioles fut décidée.

– La mort !… sursauta le poète indigné.

– Il y a de la politique là-dessous, monsieur de Crébillon,et la politique – vous ignorez cela, vous, heureux homme de théâtre–, a parfois des nécessités terribles… Or, j’étais au courant detoute cette intrigue… Comment ?… c’est un secret que je nepuis divulguer… J’eus pitié de cette jeune femme si spirituelle etsi belle et… je résolus de la sauver… Mais me heurter à cespersonnages très puissants, je vous l’ai dit, c’était dangereux… jerisquais d’être broyé moi-même… pourtant, en y réfléchissant,j’arrivai à cette solution : Que désirent ces gens ?…écarter Mme d’Étioles du chemin du roi !… Pourcela, ce n’est pas besoin de supprimer une ravissante créature… ilsuffit de l’éloigner momentanément…

Plus tard, lorsque les plans de ces puissants personnages aurontabouti, Mme d’Étioles pourra reparaître sans dangerpour elle, n’étant plus elle-même un danger pour les autres, etmême, en y regardant de plus près, il était probable que lareconnaissance de ces gens serait acquise à celui qui les auraitaidés dans leurs projets tout en empêchant un crime inutile.Comprenez-vous ?

– Mais c’est affreux, ce que vous me dites-là ! fitCrébillon tout pâle.

– La politique ! monsieur, la politique !…

– Mais pourquoi n’avoir pas signalé le danger àMme d’Étioles ?

– Pourquoi ?… Parce que si ce qu’on disait était vrai…si Mme d’Étioles avait un faible pour le roi, enlui apprenant la vérité, je risquais de l’éblouir… Or, je laconnais, Mme d’Étioles ! Sous une apparencefrêle, elle cache une énergie rare et un courage indomptable… Quisait si, éblouie, fascinée par ce qu’on lui aurait fait entrevoir,elle n’aurait pas volontairement risqué sa tête et non seulementrefusé de s’éloigner, mais encore mis tout en œuvre pour conquérirle roi !

– C’est un peu vrai, ce que vous me dites-là,monsieur ; Jeanne est assez romanesque !… fit Crébillonque le ton de sincérité de Berryer ébranlait fortement, mais quipourtant ne pouvait se résigner à admettre tout ce que lui disaitle lieutenant de police.

– Vous voyez bien, fit simplement Berryer.

– Alors il s’agissait d’éloigner Jeanne du roi ?…

– J’ai eu l’honneur de vous le dire.

– Mais pourquoi ne m’avoir pas dit cela, à moi… lors de lavisite de M. Picard ?…

– Mon cher monsieur de Crébillon, il est des secrets quituent plus sûrement qu’un bon coup d’épée si on commet l’imprudencede les confier… même à son bonnet de nuit.

– Oh ! oh ! fit Crébillon qui frémit tantl’accent de Berryer avait été juste et sincère. Mais alors,pourquoi parlez-vous aujourd’hui ?

– Parce que les personnages en question n’ont plus rien àcraindre pour leurs projets.

– Ah ! ils ont réussi ?…

– Au contraire… ils ont échoué… et renoncent à lapartie.

– Je ne comprends plus, fit Crébillon.

– Vous allez comprendre… Pendant que ces personnesluttaient contre Mme d’Étioles qu’elles croyaientêtre un danger…

– Eh bien ?… interrogea Crébillon voyant que Berryers’arrêtait.

– Eh bien ! un troisième larron est survenu qui a mistout le monde d’accord en confisquant à son profit l’objet dulitige.

– Oh ! oh ! fit Crébillon en se grattantfurieusement le nez. Et l’objet du litige, comme vous dites, c’estle…

– Chut ! fit Berryer, ne nommons personne.

– Et moi qui croyais… fit Crébillon de plus en plusébranlé.

– Quoi donc… cher monsieur ?

– Ma foi, monsieur Berryer, vous me faites l’effet d’ungalant homme. Je vais être sincère avec vous et je vous dirai toutnet que je vous ai soupçonné d’avoir enlevéMme d’Étioles pour le compte du roi.

– Pour le roi ! fit Berryer en éclatant de rire ;mais, mon cher monsieur, d’où sortez-vous donc ?… On voit bienque vous n’êtes pas homme de cour… sans quoi vous sauriez…

– Quoi donc ?…

– Pardieu ! répondit Berryer, il n’y a aucuninconvénient à ce que je vous dise ce que le premier gentilhommevenu du palais pourra vous apprendre comme moi… Le roi… monsieur deCrébillon, mais il n’est occupé que de Mme duBarry… tout le monde sait cela au château… bien qu’on ne le disepas tout haut.

– Ah bah ! dit Crébillon qui se grattait de plus enplus le nez… Alors ma supposition… ?

Berryer haussa les épaules comme quelqu’un qui dit :

– Vous radotez.

– Me donneriez-vous votre parole, monsieur le lieutenant depolice ?… Pardonnez-moi si j’insiste… mais c’est que,voyez-vous, j’ai trempé dans cet enlèvement, moi… et, mort de mavie ! fit le poète en s’animant, si j’avais commis, mêmeinconsciemment, cette abominable action de jeter entre les bras duroi cette enfant pour qui j’ai toujours eu autant d’affection quede respect, je ne me le pardonnerais jamais !

– Pardieu ! pensa Berryer, voilà un honnêtehomme !

Et tout haut, sincèrement ému par l’indignation qu’il voyait surles traits de cet homme, il dit :

– Foi de magistrat, monsieur, je vous donne ma parole quele roi ne voit pas Mme d’Étioles, qui n’est pas,qui n’a jamais été sa maîtresse !…

– C’est bien, monsieur, je vous crois… Encore une question,je vous prie, et je n’abuserai plus de votre bienveillantepatience.

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit civilementBerryer.

– Puisque Mme d’Étioles n’est pas chez leroi, avec le roi, où est-elle ?… le savez-vous ?…pouvez-vous me le dire ?…

– Je l’ignore complètement… Si je le savais, ajouta-t-il,voyant que Crébillon esquissait un geste, je me ferais un devoir devous l’apprendre, monsieur, car je vous tiens pour un parfaitgalant homme… Je dis ce que je pense !… Et la preuve, c’estque si je ne puis vous dire où se trouveMme d’Étioles, puisque je l’ignore, je puis aumoins vous nommer quelqu’un qui pourra, je le crois vous renseignerà ce sujet.

– Quelle est cette personne ?

– M. le chevalier d’Assas.

– Le chevalier d’Assas ! fit Crébillon abasourdi.Comment le chevalier, que j’ai du reste l’honneur de connaître,peut-il savoir ce que vous ignorez, vous, monsieur le lieutenant depolice ?…

– Par la raison très simple, fit Berryer en souriant, quele chevalier a rejoint Mme d’Étioles, lors de sonenlèvement sur la route de Versailles, et que, depuis lors, tousdeux sont introuvables… de sorte que, ne vous y trompez pas, sij’ai l’air de vous rendre un service en vous désignant lechevalier, en réalité je ne vous aide en rien, puisque le chevalierd’Assas, comme Mme d’Étioles, est disparu,évanoui.

– Disparus !… ensemble !… le chevalier etJeanne !… Est-ce que… ?

– Dame, mon cher monsieur, dit Berryer toujours souriant,Mme d’Étioles n’a pas encore vingt ans, lechevalier les a depuis si peu de temps… l’un rejoint l’autre surune route… tous deux disparaissent ensemble… concluezvous-même.

– Corbleu ! fit Crébillon, j’aimerais mieux ça !…Voyez-vous, fit-il, répondant à l’interrogation muette de Berryer,ce qui m’enrageait, ce n’est pas tant que Jeanne fût la maîtressedu roi, – la pauvre enfant est bien libre de ses actes et de sessentiments, – mais bien qu’elle le fût par ma faute !… Alorsvous comprenez que du moment que je n’y suis plus pour rien,Mme d’Étioles peut faire ce qui lui plaira… dudiable si je m’en mêle !

Là-dessus, Crébillon prit congé de Berryer qui sedisait :

– Cherche d’Assas… si tu le trouves, tu viendras me ledire !

Et tout comme d’Étioles, songeant à la bonne face d’ivrogne deCrébillon, à ses manières dénuées d’élégance, il dit :

– Où diable l’honnêteté va-t-elle se nicher !…

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