Le Rival du Roi

Chapitre 4L’ÂME D’UN POÈTE

Nous laisserons maintenant ces divers personnages dans lessituations respectives auxquelles ils ont été amenés :c’est-à-dire que le roi et Juliette Bécu – la fausse comtesse duBarry – continuent le duo d’amour si étrangement commencé ; lechevalier d’Assas est prisonnier au château de Versailles ; lecomte du Barry, revenu de son magnétique sommeil, se demande ce quilui est arrivé ; Jeanne lutte contre le délire ; etM. Jacques, enfin, attend à son chevet le moment où il pourracontinuer son œuvre…

Et nous prierons le lecteur de vouloir bien nous accompagner àParis où les faits et gestes de divers autres personnages qu’il n’apas oubliés, sans doute, sollicitent toute notre attention :nous voulons parler de M. de Tournehem, d’Henrid’Étioles, de Damiens, d’Héloïse Poisson…

Et enfin, des deux inséparables qui avaient nom : Crébillonet Noé Poisson.

Si le bienveillant lecteur y consent, c’est justement à ces deuxdignes amis que nous avons affaire pour le moment.

Donc, que devenaient Noé Poisson et Crébillon depuisl’enlèvement de Jeanne ?

Lorsque le carrosse emportant Mme d’Étioles autrot de ses deux vigoureux chevaux se fut ébranlé vers la route deVersailles, Noé Poisson, pâle, mais fier d’avoir aidé à sauvercelle qu’il appelait sa fille, avait dit à son amiCrébillon :

– La voilà sauvée !… Ouf !… Nous avons eu dumal !…

Le poète avait murmuré :

– Sauvée ? Qui sait ?…

Puis il était rentré dans son logis après avoir échangé unepoignée de main avec son ami Poisson.

Ce dernier, calme et tranquille comme le dieu de la sérénité,s’était éloigné de son côté.

Pendant quelques jours, le digne Noé se tint en repos dans sontaudis de la rue de la Huchette : il avait de l’argent. Maislorsque l’argent lui fit défaut, il se souvint tout à coup qu’ilavait quelque part une femme, sa chère et tendre Héloïse, qui lehouspillait un peu plus que de raison, mais qui consentiraitpeut-être à garnir son gousset vide, ce qui lui permettraitd’étancher la soif qui le talonnait et, par contre-coup, luirendrait toutes ses idées : en effet, Noé dégrisé ne sesentait plus dans son assiette et broyait du noir avec unepersistance qui l’inquiétait fort pour sa santé.

D’ailleurs il n’avait pas revu Crébillon et le poète luimanquait. Et puis… ne fallait-il pas recevoir les félicitations desa femme ? Si sa fille Jeanne était encore vivante, n’était-cepas à lui, Noé Poisson, à son intelligence, à son initiative, à sonactivité, qu’elle devait le salut ?

Tout cela ne méritait-il pas une récompense ? Et quelleplus belle récompense que quelques beaux louis d’or frappés àl’effigie du Bien-Aimé ? voire, à défaut, quelquesécus ?

Et si Héloïse, son acariâtre moitié, se montrait rétive, lui,Noé, irait trouver M. de Tournehem ouM. d’Étioles : que diable ! le père et le mari deJeanne ne refuseraient certes pas quelque reconnaissance monnayée àce bon Noé qui avait sauvé la femme de l’un, la fille del’autre.

Telles furent les réflexions de maître Poisson, lorsqu’ils’aperçut qu’il n’avait plus un sou vaillant.

Noé quitta donc la rue de la Huchette, et, sans tituber, étant àjeun, se dirigea incontinent vers le quai des Augustins,c’est-à-dire vers l’hôtel d’Étioles où Héloïse avait éludomicile.

Il fit une entrée qu’il pensait être imposante et majestueuse,ce qui n’empêcha nullement la matrone de lui faire un accueilplutôt rébarbatif : Héloïse, depuis la disparition de Jeanne,était sur les charbons ardents. Elle imaginait toutes sortes dechoses, en devinait une partie, mais, en somme, ne décoléraitpas.

– Te voilà ! s’écria-t-elle, ivrogne, sac à vin !D’où viens-tu ? Tu as bu tout ton argent et tu viens endemander d’autre ?

Noé se bourra le nez de tabac, se grandit, se gonfla, etrépondit, très calme :

– J’ai bu, en effet, tout l’argent que j’avais ; maissachez, madame, que tout ivrogne que je suis, vous me devez de laconsidération, je dirai même plus, du respect…

– Ouais !… grommela Héloïse, il faut que tu sois àjeun pour tenir des propos aussi dénués de sens.

– Je suis à jeun en effet, avoua en soupirant le tristeNoé, mais, je sais néanmoins ce que je dis, ma mie, et je maintiensce que j’ai avancé. Car enfin ce n’est pas vous, je pense, qui avezarraché notre fille Jeanne au terrible danger qu’elle courait.

Héloïse sursauta… Est-ce qu’elle allait enfin savoir…

– Un danger ? fit-elle palpitante. Jeanne ?… Queveux-tu dire ?…

– Simplement ceci : que Jeanne avait, paraît-il, desennemis qui en voulaient à sa vie, et que si elle est hors dedanger maintenant, c’est à moi Noé Poisson, son père, qu’elle ledoit. Voilà !

– Jeanne avait des ennemis !… Qui t’a dit cela ?…Voyons, parle !

– Qui ?… M. Berryer en personne : un bienestimable personnage, madame !

– M. Berryer t’a dit ?… Oh ! Oh ! pensala matrone, que veut dire ceci ? Et de quoi diable le Berryers’est-il mêlé ?

Puis, tout haut, elle ajouta :

– Et c’est toi qui as sauvé Jeanne ?…Explique-toi.

– Moi-même, ici présent, répondit l’ivrogne, avec unemodestie pleine de jactance.

– Comment ? Raconte-moi cela. Raconte vite et bien…N’oublie aucun détail si tu veux que je te garnisse tabourse !

Alors Noé fit à sa femme, dans tous ses détails, le récit del’enlèvement de Mme d’Étioles en ayant bien soind’insister sur le rôle que lui, Noé, avait joué dans cetteaffaire.

L’ivrogne pensait que plus il donnerait d’importance à sonintervention, plus forte serait la somme qu’il espérait arracher àsa femme.

Héloïse Poisson était une intrigante dénuée de tout scrupule,qui avait placé sur Jeanne des ambitions démesurées ; ellepoursuivait avec ténacité un but mystérieux, mais parfaitementarrêté.

Il est vrai qu’elle ne savait rien depuis la visite qu’elleavait faite à la tireuse de cartes à laquelle elle avait dictétoutes les réponses faites à Jeanne.

Il est vrai qu’elle avait vainement parcouru Paris en toussens.

Mais, maintenant, elle réfléchissait, et là où son imbécile demari n’avait rien vu, elle lisait, elle, à jeu ouvert.

Elle suivait, par la pensée, tout le complot auquel Noé avaitinnocemment prêté la main.

En rapprochant le récit de Noé de ses observations personnelles,de ses renseignements secrets, de ses menées tortueuses, ellearrivait à cette conclusion logique, irréfutable, que Jeanne avaitété tout bonnement enlevée par Berryer pour le compte du roi.

Et qui sait ? certains faits qui lui revenaient à la penséele lui faisaient croire, le roi lui-même avait peut-être prêté lesmains à cet enlèvement.

Le roi lui-même !…

La matrone tressaillit de joie à cette pensée.

Jeanne était à Versailles, puisque le roi y était ; Jeanne,à cette heure, était la maîtresse du roi qui, sans doute, – lesamoureux ne sont-ils pas tous les mêmes ? – cachait sonbonheur dans quelque nid discret.

Jeanne maîtresse du roi, c’était la porte grande ouverte à tousles appétits, et elle, Héloïse Poisson, se réservait la bonne, lameilleure place à la curée.

Jeanne, il est vrai, n’était encore que la maîtresse secrète,inavouée, du roi, mais, vive Dieu ! elle était là, elle !Et puisque le roi, ce timide, avait osé chose pareille, ellesaurait bien l’amener à se déclarer publiquement ; et, sesconseils aidant, sa fille deviendrait la favorite, car lamatrone ne doutait pas un instant que Jeanne n’eût cédé au roi…

Aussi la joie, l’orgueil l’étouffant, elle laissa éclater sonsecret et apprit à Noé, satisfait, roulant des yeux effarés,éblouis, ce qu’elle pensait être la vérité.

– Poisson, mon ami, ajouta-t-elle en terminant, notrefortune est assurée maintenant.

– Le roi !… c’était le roi !… murmurait Noé, etje l’ai aidé !…

– Sans t’en douter, il est vrai !

– Corbleu ! voilà qui va faire plaisir à Crébillon,songeait Noé ; je cours lui annoncer cette heureusenouvelle.

Et, avec l’insouciance des ivrognes, Noé, pas méchant homme aufond, mais cerveau obscurci et âme oblitérée, Noé, qui n’avaitguère le sens du fas et nefas, s’écria :

– C’est fort heureux pour nous, en effet, car j’espère bienmaintenant que tu ne me refuseras pas quelques louis.

Tout Noé était dans ces mots.

Héloïse, cette fois, se montra généreuse.

– Tiens, dit-elle, prends… et surtout pas un mot àpersonne !…

Et la matrone tendit à son époux une bourse gonflée que celui-ciengouffra prestement dans une de ses poches.

Ayant obtenu ce qu’il désirait, Noé s’éclipsa rapidement sansque sa femme, tout à ses rêves dorés, songeât à le retenir.

Dehors, l’ivrogne soupesait la bourse.

– Hé ! hé ! fit-il avec une évidentesatisfaction, voilà de quoi offrir pas mal de bouteilles de vind’Anjou à cet excellent ami… Pas un mot à personne… soit !Mais Crébillon, c’est moi… et moi, c’est Crébillon…

Noé n’avait donc pas mauvais cœur, puisque, dans sa joie, il necessait de songer au poète vers la demeure duquel il se dirigeait àgrandes enjambées.

Suant et soufflant, il atteignit le carrefour de Buci etcommença l’ascension des trois étages du poète aussi vite que lelui permettaient ses courtes jambes et son gros ventre.

Poisson entra comme une trombe.

Le poète travaillait à raturer le quatrième acte deCatilina.

À la vue du nouveau venu, la physionomie de Crébillons’éclaira ; il déposa la plume, repoussa le manuscrit ets’écria :

– C’est toi, Poisson ? M’apportes-tu del’argent ?

– De l’argent ? Fi donc ! fit le gros homme,rayonnant.

– Alors, que viens-tu faire ici ?…

Sans relever cette phrase peu hospitalière, tout à la joie quil’étranglait, Noé continua :

– Pas d’argent, mon ami, de l’or ! Tant que tu envoudras, tant que nous pourrons en boire… Du bel or trébuchant etsonnant !…

Ce disant, il montrait la bourse que sa femme venait de luiremettre et la vidait sur la table, côté du bureau.

– Oh ! oh ! fit simplement Crébillon, les yeuxécarquillés.

– Cent, quatre cents, cinq cents livres, comptaitjoyeusement Poisson ; deux cent cinquante livres chacun,ajouta-t-il en faisant deux parts, fraternellement égales.

– Oh ! oh ! répéta le poète. Faut-il ouvrirportes et fenêtres ?

– Pourquoi faire ? demanda naïvement Noé.

– Pour laisser entrer le Pactole qui me paraît vouloircouler ici.

– Je ne connais pas ce… ce gentilhomme.

– Le Pactole n’est ni gentilhomme, ni bourgeois, ditgravement Crébillon… Le Pactole, Noé, c’était un fleuve qui roulaitde l’or et qui parfois, bien rarement, se détournait de son courspour visiter les poètes… Salut, Pactole, roi desfleuves !…

Ce disant, Crébillon rafla sa part d’écus et de louis…

– Maintenant, reprit-il, conte-moi d’où te vient tout cetor ; explique-moi ces mots que tu as prononcés et que j’aientendus : « De l’or tant que j’en voudrai, tant que nouspourrons en boire », ou plutôt, attends, tes explicationsseront sans doute laborieuses, et si ta langue est sèche, je teconnais, tu ne t’en sortiras plus ; ne me dis encorerien : je cours chercher quelques flacons de champagne.

Et Crébillon s’élança vers la porte.

Mais Noé, très inquiet, lui criait déjà :

– Du champagne ! Ingrat ! Voilà donc ce que tuappelles le roi des fleuves !… Du vin d’Anjou, Crébillon, duvin d’Anjou !

– Que la peste m’étrangle si je touche seulement du doigt àcet ignoble liquide ! répondit Crébillon.

– C’est qu’il le ferait comme il dit, clama Noé, et ilboirait seul ?… Non ! je descends aussi.

Et Noé se rua dans l’escalier à la suite de Crébillon.

Quelques instants après, les deux inséparables remontaientchargés l’un d’un panier de champagne, l’autre de vin d’Anjou,puis, lorsqu’ils furent installés chacun devant sa bouteille, leverre en main :

– Là ! fit Crébillon, va, maintenant je t’écoute.

Et le poète, confortablement installé dans son fauteuil,contemplait amoureusement la mousse légère qui frangeait son verretout en bourrant consciencieusement sa pipe.

Car il avait profité de la course pour acheter aussi du tabac,avec l’argent qu’il tenait de la libéralité de son ami.

Noé commença ainsi :

– J’ai dit, Crébillon, que nous aurions de l’argent tantque nous en voudrons.

– J’ai bien entendu… mais comment ?… M’aurais-tutrouvé un généreux éditeur ?

– Non, dit Poisson, j’ai trouvé mieux que cela : tu ascru, comme moi, du reste, que nous avions sauvé Jeanne d’un granddanger ?

– Mme d’Étioles ?… Sans doute !C’est toi-même qui m’as…

– Eh bien ! nous nous sommes trompés.

– Plaît-il ? s’écria Crébillon au moment où ils’apprêtait à allumer sa pipe.

– Jeanne ne courait aucun danger… au contraire, repritPoisson.

– Quel est ce mystère ?… T’expliqueras-tu ? fitle poète qui, le sourcil froncé, réfléchissait avec un commencementd’inquiétude.

– Voilà ! Il paraît qu’un seigneur, un très grandseigneur, – et Noé baissa la voix, – très épris de Jeanne, n’auraitpas trouvé d’autre moyen pour se rapprocher d’elle, et l’auraittout bonnement enlevée, grâce à notre concours…

– Tout bonnement ! répéta machinalement Crébillon quiréfléchissait toujours, et qui reposa sur la table, sans y tremperses lèvres, son premier verre de champagne auquel il n’avait pasencore touché.

– Et grâce à nous, insista Noé.

– Un grand seigneur ? dit Crébillon. Voyons. Commentdis-tu ?…

– Je dis : un très grand seigneur… tu peux m’encroire !

– Un très grand seigneur pour qui le lieutenant de policese dérange en personne !… Ce très grand seigneur ne serait-cepas…

– Le roi, oui, Crébillon. Le roi lui-même !…

– Le roi ! Peste ! fit Crébillon qui pâlit etdéposa sur la table sa pipe non encore allumée. Et tu dis que leroi a enlevé Mme d’Étioles…

– Grâce à nous, reprit Noé en se rengorgeant.

– Tu l’as dit et répété, fit Crébillon de plus en plusfroid. Mais pourquoi le roi a-t-il enlevéMme d’Étioles… grâce à nous ? se hâta-t-ild’ajouter voyant que Poisson allait répéter pour la troisième foiscette phrase à laquelle il paraissait tenir beaucoup.

– Je t’ai dit que le roi était amoureux deMme d’Étioles.

– En sorte que ?… Achève, voyons, dignepère !…

– En sorte que, maintenant, Jeanne est la maîtresse duroi ! fit Noé avec son orgueilleuse inconscienced’ivrogne.

– La maîtresse du roi ? C’est bien cela que tu asdit ?…

– Oui ! Je sais bien… le roi se cache… Mais, je tel’ai dit, il est tout à fait pris. Jeanne est diantrement jolie,elle est adroite, intelligente, et Mme Poissonespère, croit, que grâce à ses conseils, le roi se déclareraouvertement, et que Jeanne d’ici peu sera…

– Reine de France ? fit ironiquement le poète.

– Oh ! non, dit modestement Noé, favoriteseulement.

– Ah ! elle croit cela, cette chèreMme Poisson… cette digne mère !

– Elle en est sûre ! Tu comprends bien que dans cesconditions, nous qui avons assuré le bonheur du roi et celui deJeanne, nous voilà à l’abri de tout ; nous pouvons demandertout ce que nous voudrons ! Qu’en dis-tu, Crébillon ?

– Oui… en effet… nous pouvons demander tout… nous qui avonsassuré le bonheur du roi… comme tu dis si bien, Poisson.

En parlant ainsi, Crébillon se leva. D’un geste brusque, ilsaisit la pipe toute bourrée, et, la laissant tomber sur lescarreaux, l’écrasa du talon.

– Tout ce que nous voudrons !… répéta Poisson envidant son sixième verre.

Crébillon, froidement, saisit le verre plein posé devant lui etl’envoya se briser dans la cheminée ; la bouteille dechampagne suivit le même chemin.

Et comme Noé le regardait avec inquiétude, le poète se fouilla,sortit de sa poche tout l’argent que son ami lui avait remis etd’un geste brutal posa le tout – louis et écus – devant l’ivrogneébahi…

– Ah ! nous avons fait cela, nous autres !s’écria rageusement le poète ; voilà une méchante action queje ne pardonnerai de ma vie !

– Tu dis ? fit Poisson abasourdi.

– Je dis, répondit Crébillon d’une voix que l’indignationfaisait trembler, je dis que tu peux reprendre ton argent !Car je préfère mourir de faim que mourir de honte !… Je disque je boirai de l’eau, de l’eau, entends-tu, – et ce mot semblaitlui écorcher les lèvres, – si je n’ai que cet argent-là pour payermon vin !…

– De l’eau ?… toi ? Crébillon ?…Oh !…

– Oui, moi !… De l’eau ! De l’eau jusqu’à la finde mes jours, plutôt que de me savoir infâme !…

– Et moi qui croyais t’apporter une heureusenouvelle ! gémit le gros homme épouvanté.

– Une heureuse nouvelle ! Ah ça ! mais tu n’asdonc rien là ? et le poète se frappait la poitrine.

– Je… je… ne comprends pas… bredouilla l’ivrogne.

– Corbleu ! je le vois bien. Sans quoi, tu ne seraispas venu me dire en face de telles infamies. Si je me doutais quetu eusses compris, je te jetterais par la fenêtre !

– Par la fenêtre ! Moi ! ton ami ! tonfrère ! larmoya Noé.

– Oui, morbleu ! Tu viens de me dire de simonstrueuses infamies que si je ne te connaissais pas aussiinconscient dans ton abjection, je t’aurais déjà passé mon épée autravers du corps ; car tu es trop lourd et ma fenêtre est tropétroite !

– Crébillon, tu m’assassines ! N’ai-je donc échappé àla pendaison ou à l’estrapade que pour mourir de ta main, moi… tonami !

– Il n’y a plus d’amis ici. Sortez !…

– Tu me chasses !… Crébillon… écoute-moi… s’écriaPoisson en versant des larmes sincères ; si je ne t’ai plus,que vais-je devenir ? avec qui boirai-je ?…

Crébillon, devant cette douleur naïvement grotesque mais vraie,laissa tomber sur son compagnon un regard de compassion et,haussant les épaules :

– Tu tiens donc bien à mon amitié ?

– Si j’y tiens ?… au point que, tiens, s’il lefallait, je boirais de l’eau avec toi… Ah !…

Une telle preuve d’amitié honorait-elle Crébillon ?Relevait-elle Poisson du degré d’infamie où l’ivrognerie l’avaitconduit ?

Le lecteur en jugera. Toujours est-il que le poète se sentitému.

– Eh bien ! s’il en est ainsi, dit-il, il faut m’aiderà défaire ce que nous avons fait, malheureux ! Il ne faut pasque Mme d’Étioles soit la maîtresse du roi… parnotre volonté, du moins !

– Je ferai ce que tu voudras : commande,j’obéirai ! assura Poisson avec fermeté.

– C’est bien, laisse-moi réfléchir…

– Crébillon ? interrogea l’ivrogne en voyant que sonami s’apaisait.

– Quoi ? Que veux-tu encore ?

– Si je consens à tout ce que tu voudras, prendras-tu tapart de cet argent ?

– Nous verrons plus tard ! Quand nous auronsréparé ! Quand cet or ne sera pas impur comme le plomb vildont parle le grand Racine.

– Au moins, soupira Noé, consentiras-tu à boire duvin ? Tu ne voudrais pas, Crébillon, boire de l’eau… de l’eau,songes-y, c’est terrible, cela !

– En effet, murmura le poète épouvanté à son tour.

– Tu vois !… Tu frémis… Promets-moi de ne pas boire del’eau.

– Soit, je te le promets, fit Crébillon magnanime, mais tuferas ce que je voudrai ?

– C’est juré ! Tu n’as qu’à parler !

– Alors, ramasse ton argent : nous en aurons peut-êtrebesoin. Et pour réparer le mal, il pourra servir… Et, maintenant,allons à l’hôtel d’Étioles.

– À l’hôtel d’Étioles ! qu’allons-nous yfaire ?

– Tu le verras : de là, nous irons à Versailles, s’ille faut…

– À Versailles ?… Je ne comprends pas !

– Imbécile ! Où est le roi ?

– À Versailles ! Tiens, c’est vrai !

– C’est donc là qu’il faut aller : puisque le roi s’ytrouve, Mme d’Étioles doit y être aussi. Maisd’abord, à l’hôtel d’Étioles !…

Et les deux hommes, redevenus plus amis, plus unis que jamais,descendirent bras dessus, bras dessous, Noé poussant de grossoupirs en songeant à ses rêves envolés, mais se consolant à lapensée que son ami Crébillon lui restait… et qu’ils ne boiraientpas d’eau.

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