Le Rival du Roi

Chapitre 17LE PLAN DE M. JACQUES SE DESSINE

Dans l’après-midi du même jour, le chevalier reçut une autrevisite.

Cette fois, c’était de Bernis qui s’était présenté à la porte ducorps de garde et avait demandé au baron de Marçay la permission detenir compagnie quelques instants à son prisonnier.

Obéissant aux ordres qu’il avait reçus, cet officier, non sanss’être fait prier comme il avait fait le matin même pourSaint-Germain, consentit enfin à autoriser cette seconde visite et,de même que pour Saint-Germain, se retira discrètement.

Mais, à l’opposé du comte qui avait gracieusement insisté pourqu’il assistât à son entretien avec le chevalier, de Bernis laissale baron se retirer sans rien faire pour le retenir, et attenditmême prudemment qu’il fût rentré dans son appartement, pour entamerla conversation.

– Chevalier, fit de Bernis après les complimentsd’usage ; chevalier, j’ai appris votre arrestation et j’aivainement essayé d’arriver jusqu’à vous. Ce diable de Vervilleétait un cerbère plus farouche à lui seul que tous les cerbères dela mythologie… Enfin ! heureusement que de Marçay est demeilleure composition… car j’ai des choses très graves à vousapprendre.

– Je vous écoute, monsieur, répondit d’Assas avec unepointe de froideur.

En effet, le chevalier se sentait pris de soupçons vagues. DeVerville était un soldat qui exécutait strictement sa consigne,mais en même temps, c’était un ami, de fraîche date il est vrai,qui n’en était pas moins sincère et dévoué. La preuve en était dansl’empressement qu’il avait mis à prévenir Saint-Germain dès qu’ilavait été libéré de toute entrave et de toute contrainte vis-à-visde son ex-prisonnier.

Or, de Verville, un ami, avait, paraît-il, refusé quelquesfaveurs qu’il jugeait incompatibles avec la consigne reçue, alorsque ce de Marçay accordait, dès le premier jour, tout ce quel’autre avait cru devoir refuser.

Pourquoi ?… dans quel but ?…

D’une part, de Verville, l’ami nouveau, lui avait conseillé dese défier de ce Marçay. Jusqu’à quel point y avait-il lieu de tenircompte de cette recommandation ?… Un secret pressentiment luidisait que cet ami était sincère et que son avis, très sérieux,n’était pas à dédaigner…

D’autre part, Saint-Germain, qui lui avait sauvé la vie, en quiil avait une confiance aveugle, lui répétait le même avertissementen termes presque identiques ; c’est donc qu’il y avaitréellement quelque chose et que la confiance qu’il se sentaitdisposé à accorder à de Verville était méritée.

S’il en était ainsi, que venait faire là ce petit poète avec sesinsinuations ?…

Bernis, il est vrai, lui avait rendu un service très grand. Maisen y réfléchissant bien, ce service n’était-il pas plus apparentque réel ?… Car, enfin, il semblait que ce Bernis l’avaitamené à Versailles juste à point pour le remettre aux mains de ceténigmatique M. Jacques qui s’était servi de lui comme d’uninstrument inconscient, travaillant à sa propre perte pour le plusgrand profit de projets ténébreux dont il sentait confusément queMme d’Étioles et lui-même étaient les premièresvictimes.

Ce Bernis avait-il été sincère en lui dévoilant la retraite deJeanne ?… ou bien avait-il été un adroit complice ?…

Longtemps il avait cru à cette sincérité et voilà que tout àcoup des soupçons lui venaient parce que son visiteur se montraitbienveillant à l’égard d’un homme dont il devait se méfier.

Le chevalier se tenait donc sur ses gardes, cependant que Bernisqui l’observait se disait, de son côté, qu’il allait falloir jouertrès serré avec cet adversaire prévenu et disposé à la plus grandeméfiance.

C’est pourquoi, pendant que le premier se tenait dans uneprudente réserve, le second redoublait de cordialité.

– Ah ! quel malheur, chevalier, que je n’aie pasappris plus tôt tout ce que je sais maintenant… vous ne seriez pasici, mon pauvre chevalier !…

– Comment cela ?… Expliquez-vous, de grâce !

– Vous souvenez-vous de cette petite Suzon dont je vous aiparlé et dont je suis acoquiné, du diantre si je sais pourquoi, parexemple ?… C’est elle qui m’a tout appris, pour son malheur etle mien !

– Mais enfin, monsieur, que vous a-t-elle appris cetteSuzon ?… et de quel malheur voulez-vous parler ? fit lechevalier impatienté.

– Chevalier, je veux parler des événementsincompréhensibles qui ont amené votre arrestation ; je veuxparler des ennemis puissants qui sont attachés à votre perte… et àla mienne aussi… en sorte qu’il se pourrait qu’avant peu je fusseincarcéré comme vous… Ah ! les femmes ! lesfemmes !…

– Voyons, je vous en prie, parlez clairement, monsieur deBernis. Je ne suis qu’un soldat et j’avoue ne rien comprendre àtoutes les finesses du beau langage. Venez au fait, s’il vousplaît.

– Vous êtes-vous demandé, reprit imperturbablement Bernis,pourquoi vous étiez ici ?

– Pardieu !… Je ne fais même que me poser cettequestion depuis que j’y suis.

– Et vous n’avez pas trouvé ?… Je comprends cela… Ehbien ! je vais vous éclairer… Vous êtes ici tout bonnementparce que le roi a cru que vous aviez voulu vous jouer de lui.

– Moi ?… Allons donc !… Je suis allé, aucontraire, vers Sa Majesté, pour lui signaler un danger auquel…

– Précisément… le danger en question n’existait pas… le roile savait et voilà pourquoi il a cru que vous vous moquiez de lui…Le roi avait, en outre, un motif plus grave d’être furieux contrevous…

– Comment, fit d’Assas au comble de l’étonnement ;comment, le danger n’existait pas ?… Pourtant…

– Mme d’Étioles l’a cru ?… Elle s’esttrompée ou plutôt on l’a trompée… Et, de très bonne foi, elle vousa fait partager l’erreur dans laquelle on avait su habilement lafaire tomber… En sorte que c’est elle qui, sans le vouloir, vous aenvoyé au-devant d’une arrestation certaine, inévitable… surtoutaprès la scène de la route de Versailles.

– Mais pourquoi ?… comment ?… Je ne comprendspas.

– Savez-vous d’où venait Sa Majesté lorsque vous l’avezrencontrée à la porte du château ?

– Non ! Comment voulez-vous que je sache ?…

– Le roi venait paisiblement, sans avoir couru l’ombre d’undanger, de cette maison des Quinconces où vous veniez l’avertir dene pas mettre les pieds parce qu’il y serait exposé à un périlgrave, lui disiez-vous. Il en revenait à l’instant même, sain etsauf… Comprenez-vous ?…

– Je commence à comprendre, en effet… Et je me souviensmaintenant que Sa Majesté a particulièrement insisté sur ce point,à savoir si elle aurait été exposée à un danger pour le cas où ellese serait rendue cette nuit-même dans la maison en question… Ensorte, si je vous comprends bien, que le roi aura cru que jevoulais l’effrayer par la perspective d’un péril imaginaire…peut-être même a-t-il cru que j’avais un intérêt personnel àl’empêcher d’aller là…

– C’est cela ! c’est cela même !… et lesévénements se sont chargés de confirmer le roi dans cetteconviction puisque… depuis votre avertissement, il y est retournétous les soirs… toujours sans courir aucun risque.

– Et dans quel but aurais-je voulu empêcher le roi d’allerlà où il lui plaisait ?…

– C’est ici que nous abordons le point le plus délicat etque nous aboutissons à ce motif qu’avait Sa Majesté d’être furieusecontre vous et dont je vous parlais tout à l’heure… Le roi, moncher chevalier, vous croyait, et vous croit encore l’amant deMme d’Étioles…

– Moi ?… fit le chevalier indigné, moi ?… maisc’est une infamie !…

– Attendez, réservez votre indignation, vous en aurezbesoin tout à l’heure, car vous n’êtes pas au bout… Vous comprenez,n’est-ce pas, que, certain que vous étiez l’amant deMme d’Étioles, le roi a cru que cette histoire quevous lui racontiez était inventée à plaisir pour l’empêcher devenir troubler votre tête-à-tête amoureux et que, furieux d’avoirété ainsi joué par Mme d’Étioles et par vous, il aordonné votre arrestation immédiate, en attendant…

– Mais c’est odieux !… Qui peut faire croire au roique je sois…

– L’amant de Mme d’Étioles ?… SaMajesté ne le croit pas, elle en est sûre… on lui en a fourni lespreuves matérielles, indéniables.

– Je m’y perds ! murmura le chevalier anéanti. Quellespreuves peut-on avoir donné de ce qui n’est pas ?

– Vous êtes naïf, chevalier, fit Bernis en haussant lesépaules. Lorsque Mme d’Étioles a quitté la maisondes Quinconces, qui a-t-elle trouvé l’attendant à la porte ?Vous… Qui l’a emmenée ? vous encore… Avec qui a-t-elle passécette nuit-là ? Avec vous toujours ! Vous êtes jeune etamoureux, Mme d’Étioles est jeune et jolie à rendrejalouses les beautés les plus réputées de la cour… À qui ferez-vousaccroire que vous avez passé une nuit en tête à tête sans… surtoutlorsque vingt témoins affirment le contraire !… et que celui àqui ils affirment cela, le roi, est dans un état de fureur jalousequi lui ferait accueillir, les yeux fermés, un indice moinsplausible ?

– Le roi est-il donc si jaloux de moi ? dit d’Assasavec amertume.

– Vous avez ce dangereux honneur.

– En tout cas j’espère que le roi, si aveuglé par lajalousie qu’il soit, n’hésiterait pas entre la parole d’un loyalgentilhomme comme moi et les dires de quelques misérables fauxtémoins, valets ou filles de chambre sans doute.

– Erreur ! erreur grave !… D’abord le roi n’a pashésité en effet… puisqu’il vous a fait arrêter séance tenante sansvous demander d’explications… Ensuite qui vous dit que ceux quivous accusent ne sont pas gentilshommes comme vous ?…

– Allons donc !… un gentilhomme s’abaisserait à mentiraussi vilement…

– Eh ! mon cher, le même gentilhomme qui ne recule pasdevant un assassinat, et vous devez en connaître de cette force,n’hésitera pas devant un petit mensonge, s’il doit perdre unennemi… croyez-moi !

D’Assas tressaillit violemment à ces paroles qui lui rappelaientla sinistre vision de du Barry pétrifié par la toute-puissance deSaint-Germain, dans la pose d’assassin aux aguets.

Et, tout en se demandant comment de Bernis pouvait connaître undétail qui n’avait pas eu de témoin apparent, il commençait àattacher une importance plus considérable aux propos de soninterlocuteur et à se croire sérieusement pris dans les mailles dequelque ténébreuse intrigue qui le menaçait autant queMme d’Étioles.

Mais dès l’instant qu’il crut voir que Jeanne était menacéeautant, sinon plus, que lui, il retrouva toute sa lucidité d’espritet tout son sang-froid, et résolut de tout mettre en œuvre pourpénétrer la pensée secrète de son visiteur et lui arracher parn’importe quel moyen les renseignements dont il avait besoin pourétayer son plan de défense, car il était fermement résolu à luttersinon pour lui, du moins pour Jeanne.

Aussi ce fut avec un calme parfait qu’il dit :

– Si je vous comprends bien, nous serions,Mme d’Étioles et moi, les victimes d’unemachination habilement préparée ?

– Hélas !

– Bien !… Mais par qui et pourquoi ?… Je ne voispas…

– C’est cependant très simple. Je réponds à votrequestion : Pourquoi ? Parce queMme d’Étioles était un danger pour la réussite decertains projets et qu’il fallait l’écarter à tout prix.

– Comment Mme d’Étioles était-elle undanger ?

– Mme d’Étioles, vous le savez mieux quepersonne, avait été remarquée par le roi… Elle-même, – je vousdemande pardon, chevalier, – avait paru n’être pas insensible auxattentions du roi… Or, certains personnages avaient décidé decapter les faveurs de Sa Majesté… Mme d’Étiolesparaissant aller sur leurs brisées avec des chances de succès, cespersonnages se sont dit qu’il fallait écarter ce danger à toutprix… Vous me suivez ?…

– Allez !… Allez !…

– Un assassinat eût été dangereux…

– Comment, un assassinat !… fit d’Assas ensursautant.

– Oh ! vous ne connaissez pas les gens à qui vous avezaffaire… Je dis donc : un assassinat eût été dangereux, en cesens qu’il eût peut-être éveillé l’attention du roi… On chercha etvoici ce qu’on trouva : on fit parvenir au roi un billet danslequel on lui disait que Mme d’Étioles s’ennuyaitdans la petite maison. Ce qui était une manière déguisée de luidire d’accourir… On s’arrangea de manière à ce que le roi ne putêtre là qu’à minuit, et, avant son arrivée, une femme – celle quiétait poussée et soutenue par ces personnages, la rivale deMme d’Étioles en un mot – s’introduisit dans lamaison, joua une comédie savamment préparée et réussit à persuaderMme d’Étioles qu’un danger très grave menaçait leroi s’il mettait les pieds dans la maison… Or, Sa Majesté pouvaitarriver d’un instant à l’autre… Craignant pour les jours du roi,Mme d’Étioles partit immédiatement… c’était cequ’on voulait. Elle laissait ainsi le champ libre à sa rivale quidevait recevoir le roi en son lieu et place.

– Je commence à comprendre, murmura d’Assas qui écoutaitattentivement.

– D’autre part, on s’était arrangé de façon à vous fairetrouver devant la porte juste à point nommé pour vous permettre derencontrer Mme d’Étioles ; de façon aussi àvous mettre dans l’obligation de lui offrir l’hospitalité dans unemaison expressément préparée à cet effet… En sorte que lorsque SaMajesté se présenta à la petite maison, croyant y trouverMme d’Étioles, elle fut reçue par l’autre dame quilui apprit que Mme d’Étioles était partie quelquesheures plus tôt avec le chevalier d’Assas… dans une maison qu’ondésignait et où dix personnes dignes de foi les avaient vusensemble… Par dépit, le roi resta avec cette dame, fort belled’ailleurs… Quant à vous et à Mme d’Étioles, vousne deviez pas sortir vivants de votre retraite… ce qui était lameilleure manière de vous empêcher d’apporter un démenti à cettetrame soigneusement ourdie.

– Je comprends, fit le chevalier en passant sa main sur sonfront ruisselant de sueur… Et Jeanne ?… Mon Dieu !pourvu…

– Rassurez-vous, chevalier, Mme d’Étiolesest vivante, bien vivante !…

– Ah ! vous me rendez la vie !… Elle est doncsortie de là saine et sauver ? On a donc fait un miracle pourelle, comme pour moi ?…

– Un miracle ?… Que voulez-vous dire ?…

– Comment ! vous ignorez que j’ai failli êtreassassiné dans cette maison, cette nuit même où j’y suis entré avecJeanne ?… Vous… si bien renseigné !

– Parole d’honneur ! je l’ignorais, fit Bernis avecémotion. Ah ! ce cher comte a essayé !…

– N’avez-vous pas dit tout à l’heure que je ne devais passortir vivant de cette maison ?…

– Oui. Mais vous sachant vivant quoique prisonnier, j’avaispensé qu’au dernier moment on avait reculé devant unassassinat…

– On a bel et bien tenté de m’assassiner et je ne m’en suistiré que par miracle, je vous l’ai dit.

– Comment cela ?… Racontez-moi cela.

– Plus tard… l’essentiel est que me voilà bien portant…Revenons à Mme d’Étioles… Vous m’affirmez qu’elleaussi a échappé aux coups qui la menaçaient ?

– Sur mon honneur, je vous jure qu’elle est vivante… Maisoù est-elle ?… voilà ce que je ne sais… enlevée, disparue,séquestrée… je ne sais, mais vivante j’en réponds !

– C’est l’essentiel ! Je saurai bien la retrouver, fitle chevalier avec une superbe confiance, et alors malheur à ceuxqui ont osé… Mais qui vous fait supposer qu’elle soit saine etsauve ?

– Pour plusieurs raisons que je vous ferai connaître tout àl’heure… mais vous pouvez être rassuré sur ce point, mesrenseignements sont exacts.

– Ainsi, reprit d’Assas comme se parlant à lui-même, le butde toute cette infernale machination était d’empêcherMme d’Étioles d’être la… la… maîtresse du roi pourpermettre à une autre de prendre sa place !…

– C’est cela même !… J’ajoute, si cela peut vousintéresser, que cette autre a pleinement réussi… et que nousaurons, demain ou après-demain, une favorite officiellementaffichée.

– Mais alors je…

– Je vous comprends, fit vivement de Bernis ; vousvous dites que ces gens-là vous ont finalement rendu service enempêchant… ce que vous craigniez tant de la part deMme d’Étioles, n’est-ce pas ?…

– C’est vrai, fit d’Assas en rougissant ; sans levouloir, ils m’ont rendu là un service qui compense une partie dumal qu’ils ont voulu me faire.

– Mon pauvre chevalier… comme vous êtes jeune ! Cesgens-là, d’Assas, n’ont qu’une crainte : c’est que vousarriviez à prouver que vous avez été injustement accusé.

– Moi ?… Et pourquoi essaierai-je de prouver cela auroi ?… pour le faire renaître à l’espoir ?… pour lelancer bénévolement à la recherche de celle que j’aime et qu’il medispute ?…

– Non, chevalier, non, pas pour cela… mais pour échapper àla Bastille où vous serez transféré d’ici peu… pour échapper aubourreau à qui vous serez peut-être livré…

D’Assas frissonna, mais néanmoins répondit presquegaîment :

– Bah ! que m’importent la Bastille et le bourreau,pourvu que…

– Pourvu que le roi n’ait pas Jeanne ?… c’est biencela, n’est-ce pas ?… Mais, naïf que vous êtes, si on vousjette dans un cachot, si on fait tomber votre tête, à vous qui êtesle moins à craindre… songez-vous à ce qu’on pourra lui faire, àelle ?… elle autrement dangereuse que vous, surtoutquand vous ne serez plus là pour la protéger… de toutes lesfaçons…

– C’est vrai, fit d’Assas ébranlé, je n’avais pas songé àcela !

– Vous voyez bien qu’il faut vous défendre avecacharnement… car en vous défendant, c’est elle que vous sauvez… etmême si vous donnez au roi des espérances qu’il a perdues… voussaurez bien, j’imagine, défendre votre bien plus tard.

– Vous avez raison. J’étais fou… Mais comment ?… Ilfaudrait sortir d’ici !…

– Nous y aviserons, fit énigmatiquement de Bernis ;l’important est que vous soyez armé… que vous connaissiez bien vosennemis… Où ils vont, ce qu’ils veulent, cela, vous le savezmaintenant. Ce qu’ils peuvent, qui ils sont, je vais vous ledire.

– Vous le savez donc aussi ? fit vivement d’Assas.

– Parbleu !…

– Qui est-ce ?…

– Les ennemis ou, pour mieux dire, l’ennemie, – car c’estune femme qui est à la tête de toute cette affaire ténébreuse, –l’ennemie qui vous a accablés de ses coups, vous etMme d’Étioles, c’est la comtesse du Barry,aujourd’hui encore maîtresse occulte du roi et demain probablementfavorite proclamée devant toute la cour… La comtesse, aidée en celapar son très digne époux, le comte du Barry.

– Lui ! lui que j’ai surpris un poignard à la main,embusqué comme un assassin !… Ah ! j’aurais dû m’endouter !… Et si je sors d’ici, malheur à eux !

– Vous en sortirez, chevalier. Mais vous voilà prévenu… Sivous les trouvez sur votre route, elle ou lui, croyez-moi,écrasez-les sans pitié… elle surtout, car tant que cette femme-làvivra, il n’y aura pas de tranquillité possible pour vous etsurtout pour Mme d’Étioles qu’elle tient en sonpouvoir, cachée dans une retraite que j’ignore, mais que nousdécouvrirons bien un jour ou l’autre… Ah ! cette femme !…cette misérable !… quand je songe qu’hier encore c’était unefille galante, vendant ses faveurs au plus offrant et dernierenchérisseur, et que demain elle nous gouvernera tous par le roiqu’elle tient… tenez, on sent le vertige vous envahir !…

– Eh quoi !… que dites-vous là ?… quem’apprenez-vous ?…

– Je dis ce que plus d’un sait à la cour… et ailleurs… Lacomtesse du Barry, maîtresse du roi, s’appelait, avant d’être lafemme du comte, si tant est qu’elle le soit, Juliette Bécu, ditel’Ange, et trafiquait de son corps dans son taudis situé rue desBarres. Voilà ce que je dis et ce que plus d’un sait comme moi.

– Et c’est une pareille créature qui…

– Qui séquestre Mme d’Étioles, qui menaceson existence et la vôtre aujourd’hui, et demain régneradespotiquement sur tous en notre pays de France… oui,chevalier.

– Mais comment savez-vous tout cela, vous ? demandad’Assas qui était frappé par les apparences de réalité qu’il avaitrelevées dans toutes les assertions du pseudo-poète, mais quinéanmoins conservait quelques vagues soupçons.

– Oh ! d’une façon toute simple : je vous ai ditque j’étais amoureux d’une soubrette attachée à la personne deMme d’Étioles dans la petite maison…

– Suzon !… oui, je me souviens.

– Suzon, c’est cela… Le concours de Suzon étant nécessaireà la du Barry, elle essaya de l’acheter… Suzon est une fine mouche,elle feignit d’accepter et, par ce qu’on lui dit, par ce qu’elleput surprendre à droite et à gauche, enfin par ce qu’elle devina,elle put reconstituer toute cette histoire qu’elle me raconta toutau long. Naturellement, je l’engageai vivement à refuserénergiquement son concours à une telle infamie, et je me promis decourir immédiatement vous informer de ce qui se tramait contre vouset Mme d’Étioles… Malheureusement, cette confidencearrivait trop tard, j’ignorais où vous étiez logé à Versailles… etle lendemain j’apprenais au château votre arrestation… qui meprouvait tout au moins que vous aviez échappé aux coups qui vousétaient destinés ; j’apprenais la disparition deMme d’Étioles et, ce qui me fut plus douloureux,vous comprenez, cher ami, la disparition subite de ma petiteSuzon…

– Comment, cette enfant a disparu aussi ?…

– Hélas ! oui… Vous comprenez : la comtessevoyant qu’on lui refusait un concours précieux et craignant uneindiscrétion, a jugé prudent de faire disparaître un témoin gênant…Et je ne vous cache pas que, devant les agissements de cette femme,je suis loin d’être rassuré… car si Suzon laisse échapper un seulmot me concernant, je suis perdu… j’aurai tôt fait de venir voustenir compagnie.

– Et c’est pour moi !… fit d’Assas ému. Mais si cetteenfant vous aime, elle sera prudente et ne prononcera pas votrenom…

– Ah ! chevalier, je le sais bien… on n’arrachera pasun mot à Suzon… mais il y a les imprudences dans le genre decelle-ci, par exemple.

Ce disant, de Bernis sortit un papier froissé, chiffonné,maculé, et le montra à d’Assas en disant :

– Lisez.

Le chevalier le prit et lut à haute voix les lignessuivantes :

« Je suis bien portante en compagnie deMme d’E… On nous conduit vers une destinationinconnue… Sommes très surveillées, mais avec égards… je vousinformerai du lieu de notre retraite dès que je le pourrai.

« Signé : S… »

– Maintenant, fit Bernis, voyez la suscription. D’Assasretourna le billet et lut :

« À monsieur de Bernis, secrétaire de M. le lieutenantde police, au château de Versailles. Cinq louis de récompense à quiremettra ce billet. »

Le tout était écrit au crayon.

– Vous comprenez, reprit de Bernis en remettant le billetdans son portefeuille, la petite Suzon a griffonné ces lignes enroute, dans un carrosse sans doute, – vous avez remarqué quel’écriture était tremblée, incorrecte, – et elle a laissé tomber cepapier par la portière, à la garde de Dieu… Mais je frémis quand jesonge qu’il pouvait aussi bien tomber entre les mains de sesgardiens… je frémis quand je songe que le prochain ne m’arrivera,peut-être pas aussi heureusement… Enfin, vous comprenez pourquoij’ai pu vous affirmer tout à l’heure queMme d’Étioles était saine et sauve… il n’y a pasplus de quatre jours que j’ai reçu ces lignes.

– Ah ! cher ami, je ne sais comment vousremercier !…

– Ne parlons pas de cela, fit Bernis, nous verrons celaplus tard… car j’espère que vous allez agir de façon à ne pasmoisir ici… Vous n’avez pas, je suppose, l’intention de laisserlongtemps Mme d’Étioles aux mains d’une femme commela du Barry et de son digne acolyte le comte ?… Songez que jesuis intéressé à vous voir libre… En retrouvantMme d’Étioles, vous retrouverez du même coup macharmante Suzon.

– Soyez tranquille, je ferai en sorte de ne pas moisir ici,comme vous dites… Quant au comte du Barry et à sa… compagne, nousavons un compte terrible à régler ensemble et je vous réponds qu’ille sera…

Les deux jeunes gens causèrent encore longtemps ensemble,d’Assas demandant toutes sortes de détails et de renseignements queBernis lui donnait avec une complaisance remarquable, accumulantles faits probants, les détails précis, les preuves les plusirréfutables de la sincérité de ses dires et réussissant une foisde plus dans ses ténébreux projets, parvenant enfin à faire croireau chevalier que la comtesse était la seule coupable, qu’elle seuleavait tout fait et qu’à elle seule devaient aller son mépris et sahaine.

Cependant, au moment où il allait sortir, un reste de soupçonfit que le chevalier demanda malgré lui, en fixant attentivementson interlocuteur :

– Suzon ne vous a pas parlé d’un certainM. Jacques ?

De Bernis ne sourcilla pas. Il eut l’air de chercher un instantet répondit avec un naturel admirablement joué :

– Un M. Jacques ?… non !… pourquoi ?…qu’est-ce que c’est que ça ?…

– Rien, fit d’Assas, une idée à moi.

Là-dessus, les deux jeunes gens échangèrent une dernière poignéede main, et de Bernis, reconduit par le baron de Marçay, quitta lechevalier avec un sourire de satisfaction qui dénotait qu’une foisde plus il avait heureusement rempli une mission difficile etdélicate.

Après le départ de Bernis, le chevalier dit au baron :

– Baron, pourriez-vous me procurer quelques menus objetsqui me sont nécessaires pour une expérience que je veux faire.

– Ah ! oui, votre fameuse invention !…volontiers… Que vous faut-il ?

– Quatre portants en bois très solides de deux mètres delong environ, deux cordes assez fortes de quatre mètres de long etdeux autres de même grosseur et de trois mètres de longueur… c’esttout… Ah ! je vous demanderai la permission de prendre un drapau lit d’une des chambres qui avoisinent la mienne.

– Faites donc !… Vous aurez vos accessoires dans lecourant de la soirée… Si ce n’était indiscret, je vous demanderaisla permission d’assister à vos expériences… cette inventionm’intrigue, je l’avoue…

– Mais comment donc, baron ! très volontiers…seulement je vais être obligé de réinstaller pendant quelque tempssur la terrasse… je ne puis dans ma chambre, faute d’espace…

– Bon ! qu’à cela ne tienne : nous monterons surla terrasse.

– Entendu, baron !…

– Dès que j’aurai les objets que vous m’avez demandés, jeviens vous chercher.

– Baron, vous êtes le plus aimable et le plus charmantgardien que j’aie jamais connu.

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