Le Rival du Roi

Chapitre 12CE QUI SE PASSAIT DANS LA MAISON DES RÉSERVOIRS

Nous reprendrons M. Jacques où nous l’avons laissé :au chevet de Jeanne, attendant patiemment que la jeune femme fût enétat de reprendre l’entretien qu’il voulait avoir avec elle.

Jeanne avait la fièvre et délirait, mais M. Jacques étaitbien convaincu que son état n’avait rien d’alarmant.

La potion calmante, qu’il avait soigneusement préparé lui-même,devait procurer à la malade quelques heures d’un repos réparateursuffisant, croyait-il, sinon à la remettre sur pied, du moins à luirendre une partie de ses forces et à chasser la fièvre.

Certes la secousse avait été effroyable, surtout pour une natureaussi fine et délicate que celle de Jeanne, et de longs jourss’écouleraient sans doute avant qu’elle fût remise complètement dutrouble occasionné par l’écroulement de ses rêves secrets et par laperte de ses illusions les plus chères.

Longtemps encore la douleur étreindrait cette âme subtile etraffinée, troublerait cette intelligence souple et déliée… Maiscela importait peu à cet homme terrible que rien ne pouvaitdétourner du but poursuivi. Au contraire, l’affaiblissement moralde la jeune femme arrivait à point nommé pour servir ses desseins…il pourrait ainsi plus facilement pétrir à son gré cet espritvolontaire et hautain qui, dans la plénitude de ses moyens, lui eûtsans doute échappé !

Tout étant pour le mieux, M. Jacques s’était retiréattendant un mieux qu’il espérait très prochain.

Mais le coup avait été trop rude, au-dessus des forces de lajeune femme.

Le lendemain, au lieu du mieux espéré, l’état avait gravementempiré : la fièvre avait redoublé d’intensité et le délirepersistait, tenace et effrayant.

Assez inquiet, M. Jacques dut se résigner à faire venir unmédecin qui fut d’ailleurs choisi parmi les affiliés de laredoutable compagnie dont il était le chef suprême.

Ce médecin ne cacha pas que l’état de la malade, qu’on ne luiavait pas nommée, était des plus graves et qu’il ne pouvaitrépondre de la sauver.

M. Jacques resta fort perplexe à cet aveu tout franc ettout net que le docteur venait de lui faire sur son ordre même.

Alors le comte du Barry était intervenu.

L’âme de cet homme, pétrie de fange et de fiel, s’était dévoiléelà dans toute sa hideur. Et, cyniquement, il avait déclaréouvertement que, selon lui, le mieux était de profiter de lamaladie qui venait de se déclarer si fort à propos : laisserla patiente se débattre seule contre le mal, ne lui apporter aucuneaide de façon à ce qu’elle succombât infailliblement.

C’était tout bellement un assassinat que le comte proposait là,mais il colorait l’infamie de l’action proposée par ce raisonnementspécieux : Mme d’Étioles serait morte ainsinaturellement sans que personne y eût prêté la main.

Les raisons qu’il donnait pour justifier sa proposition étaientque : le roi n’était pas suffisamment épris de lacomtesse ; qu’un retour vers Mme d’Étiolesétait toujours à craindre surtout si le roi, d’aventure, apprenaitdans quel état fort alarmant sa conduite avait mis la belleénamourée ; bref… la malade étant un danger vivant, le mieuxétait de profiter de l’occasion et de la laisser disparaître, car,ajouta-t-il en terminant :

– Morte la bête, mort le venin !

Telles étaient les raisons que le comte du Barry avait donnéestout haut.

Mais il en avait d’autres qu’il gardait par devers lui et quiétaient les suivantes :

Le chevalier d’Assas était féru d’amour pour cette péronnellequi, décidément, tournait la tête à tout le monde ; or,puisqu’à la suite d’il ne savait encore quelle étrange aventure, ilavait sottement manqué ce d’Assas qu’il croyait si bien tenir,quelle plus belle vengeance pouvait-il rêver que celle de se donnerl’immense satisfaction d’aller annoncer lui-même au beau jouvenceaudésarmé la mort de sa donzelle.

Voilà ce que dans sa haine féroce il avait trouvé.

M. Jacques avait écouté froidement les raisons invoquéespar le comte pour motiver la nécessité de ce meurtre.

Nous ne voulons pas faire cet homme plus mauvais qu’il n’était,nous devons le présenter impartialement en laissant à la consciencedu lecteur le soin de prononcer un jugement.

M. Jacques n’était pas une brute sanguinaire comme le comtedu Barry.

Il était plutôt d’un naturel doux et paisible ; il nefaisait pas le mal pour le mal ; il n’avait ni amis niennemis : c’était, pour ainsi dire, une entité vivante.

Le mal ou le bien, pour lui, c’était ce qui secondait ouparalysait les intérêts de sa société. Il n’avait ni haine niamour, ni pitié ni méchanceté. Il n’avait qu’un but qu’il devaitatteindre ; au-devant de ce but, des obstacles ; autourde lui, des concours plus ou moins dévoués ou désintéressés.

Les concours, il les récompensait suivant leur mérite, sansjoie, sans gratitude, uniquement par nécessité, la récompense étantobligée si on veut faire durer les concours.

Les obstacles, il les brisait sans faiblesse, sans remords, maissans haine, uniquement par nécessité aussi. Si l’obstacle était uneexistence humaine, il essayait d’abord de l’écarter de son chemin.S’il ne réussissait pas, alors, mais alors seulement, il frappait.Mais, même en frappant, inexorable comme le destin, il n’était pasincapable d’un sentiment de pitié ou d’admiration si l’obstaclesupprimé était digne de l’une ou de l’autre.

Il avait donc écouté sans broncher et sans indignation le comtedu Barry, calculant froidement de quelle utilité la mort deMme d’Étioles pourrait lui être, soupesant, parcontre, quelle gêne et quelles entraves elle pourrait apporter àses desseins s’il la laissait vivre. Et le résultat de sesréflexions avait été que cette mort ne pouvait lui être d’aucuneutilité, tandis que Jeanne vivante pouvait encore lui servir àl’accomplissement de ses desseins.

Il déclara donc que l’existence de Jeanne était indispensable àla réussite de ses plans et qu’il entendait que chacun fitl’impossible pour la tirer du danger qu’elle courait.

Et, comme il avait démêlé une intention haineuse dans lesparoles du comte, il eut soin de lui faire comprendre qu’ilentendait être obéi ponctuellement.

Le comte, comprenant la menace qui se dissimulait sous lesparoles de ce maître qu’il craignait de jour en jour davantage,s’était incliné, promettant de bonne foi d’obéir.

Jeanne était donc sauvée momentanément de ce côté-là !

Nous disons momentanément : en effet, M. Jacquesn’avait pas donné sa pensée tout entière. Fidèle à ses principes,il s’était dit qu’il serait toujours temps de recourir à un meurtreplus tard… si le besoin s’en faisait sentir.

En attendant, le mal subit dont la jeune femme venait d’êtreatteinte servait et contrariait, tout à la fois, les projets de cethomme redoutable.

Il les servait en ce sens que la maladie inattendue de sa rivalelaissait le champ libre à la comtesse du Barry.

Il les contrariait en ce sens qu’il lui était impossibled’arracher à la malade les renseignements dont il avait besoin pourétayer ses plans futurs, de même qu’il lui était impossible defaire son œuvre de pression sur elle pour l’engager dans la voie oùil la voulait voir.

Mais il était dit que cet homme aurait, dans cette affaire, tousles bonheurs et qu’il verrait les atouts s’accumuler dans son jeucomme à plaisir.

Il advint que, le délire persistant malgré des soins énergiqueset intelligents, Jeanne lui en apprit plus long dans sesdivagations qu’il n’eût jamais osé espérer lui en faire dire sielle eût eu sa raison.

La malheureuse ne cessait de parler du roi, et son amour vibrantet sincère s’exhalait en plaintes déchirantes. Et cette passiondébordante était si pure, si dégagée de tout sentiment mesquin, siardemment dévouée que M. Jacques se sentait pris d’unerespectueuse admiration pour sa victime et frémissait enrecueillant avidement les pensées les plus intimes de cette âmedouloureuse et aimante que la fièvre arrachait à ce corps gracileet tant joli.

Son respect et son admiration allaient à ce sentiment si pur etsi désintéressé, tandis que ses craintes s’éveillaient sourdement,car il connaissait trop le cœur humain pour ne pas pressentir quelsmiracles un tel amour était capable d’accomplir ; ilconnaissait trop le roi pour ne pas sentir quelle flamme superbeune passion aussi ardente et communicative était susceptibled’allumer dans le cœur léger et foncièrement égoïste de Louis.

En effet, si on se rappelle avec quelle facilité Louis XVs’était laissé prendre à une comédie habilement jouée par cettecomédienne incomparable qu’était la comtesse du Barry, qui avait susimuler des sentiments qui chatouillaient délicatementl’amour-propre de ce caractère personnel mais timide, impertinentmais faible… si on songe que le roi était d’une ténacité rare dansses habitudes qui lui tenaient lieu d’affections, on comprendra quele danger le plus grave résidait tout entier dans cet amour,capable par sa sincérité de faire une impression profonde surl’esprit du roi et de faire pénétrer dans son cœur sec et hautaindes sentiments inconnus jusque-là et susceptibles de s’élever auniveau de cette passion.

De toutes ces considérations il ressortait pour M. Jacquesqu’il fallait à tout prix laisser tout le monde dans l’ignorance dela retraite de Mme d’Étioles et cacher non moinssoigneusement l’état alarmant de sa santé.

Qu’un hasard malencontreux apprit à un de ses amis le lieu decette retraite, que cet ami, à son tour, apprit au roi que cellequ’il croyait traîtresse et parjure se mourait d’amour pour lui, etle roi, immensément flatté de cette preuve d’amour évidente, lesyeux enfin dessillés, accourait aussitôt, était obligé de se rendreà l’évidence.

Il serait impossible alors de lui faire croire que la pauvrecréature qu’il voyait, là, si douloureusement frappée de sonabandon, pouvait être infidèle et traîtresse.

L’odieuse calomnie qui consistait à faire de Jeanne la maîtressedu chevalier d’Assas, habilement entretenue dans l’esprit de Louispar tout un monde de complices volontaires ou inconscients, tombaitd’elle-même devant la matérialité des faits. Avec elle tombaitaussi la jalousie aveugle et féroce qui avait poussé et maintenu,plus que tout autre sentiment, le roi dans les bras de la comtessedu Barry… et c’en était fait des plans si laborieusementéchafaudés, tout croulait… Et Mme d’Étioles sortaitalors de cette lutte souterraine triomphante et toute puissante… Etcouverte par l’affection sincère du roi, elle échappait à toutetentative ultérieure… était placée si haut que les coups ne lapouvaient plus atteindre.

Il fallait donc louvoyer prudemment jusqu’au rétablissementcomplet de la malade, qui ne serait, alors, plus à craindre.

D’abord, parce que, d’ici là, le roi aurait eu le temps dechanger sa liaison éphémère avec la comtesse du Barry en unehabitude déjà assez profondément enracinée pour que cette habitudelui tînt lieu d’affection et qu’un changement répugnât à sa natureindolente et quelque peu bourgeoise…

Ensuite, parce que, rétablie, Mme d’Étiolesperdait le meilleur de son prestige et de son charme et qu’ons’arrangerait alors de manière à fournir au roi des preuves de saliaison avec d’Assas, tellement irréfutables qu’elle seraitsûrement et infailliblement battue d’avance et qu’il lui seraitimpossible d’approcher le roi, d’essayer de le convaincre.

Voilà pourquoi, un meurtre inutile répugnant à sa nature,raffinée et délicate par certains côtés, M. Jacques avaitordonné qu’on donnât à la malade les soins les plus minutieux etles plus vigilants. Voilà pourquoi aussi il avait recommandé lesprécautions les plus grandes pour que nul ne soupçonnât la présencede Mme d’Étioles, gravement malade, dans lamystérieuse demeure de la ruelle aux Réservoirs.

Mais si Jeanne, dans son délire, avait mis son âme à nu en cequi concernait son amour pour le roi, elle avait donné aussi desindications précieuses à son ennemi qui en avait habilement profitéet avait tout aussitôt dressé ses batteries en conséquence.

C’est ainsi qu’elle avait parlé de son père,M. de Tournehem, de d’Étioles, de Damiens, quil’effrayait sans qu’elle sût trop pourquoi, de bien d’autres…

La fièvre lui avait donné une sorte de divination de tout ce quise machinait contre le roi et elle avait parlé sans cesse,apportant la lumière sur bien des points restés obscurs dansl’esprit de M. Jacques, lui forgeant des armes qui devaient seretourner contre elle.

C’était elle qui avait éclairé d’un jour brutal les agissementsde d’Étioles et mis ainsi en garde l’esprit toujours aux aguets deM. Jacques qui, jusqu’à ce jour, n’avait fait que soupçonnerle sous-fermier et qui, sans elle, allait commettre la faute dedédaigner cet adversaire qui, maintenant, lui apparaissait commeredoutable et digne de retenir toute son attention.

C’était elle encore qui avait raconté dans tous ses moindresdétails à la suite de quelle effroyable pression elle avait dûconsentir à ce mariage qui lui répugnait ; elle, toujours, quiavait dit l’horrible machination ourdie par son misérable cousincontre son oncle, son père à elle.

Nous avons vu, dans un précédent chapitre, commentM. Jacques avait mis à profit ces révélations importantes etqu’il avait dépêché de Bernis auprès de M. de Tournehemsans perdre de temps.

De Bernis avait fait au père de Jeanne un récit où il entraitautant de fiction que de réalité, et il avait habilement réussi àcapter la confiance du financier et à faire de ce galant homme unespion inconscient attaché à la personne de d’Étioles.

Par Tournehem, de Bernis était assuré de connaître les moindresactions du mari de Jeanne, M. Jacques ayant un intérêt capitalà être renseigné sur les actes de ce personnage qu’il savait,maintenant, capable de se jeter à la traverse de ses projets et delui occasionner des tracas qu’il jugeait plus prudent deprévenir.

C’était sur ces entrefaites que le valet Lubin et le comte duBarry, accompagnant le docteur mandé en toute hâte auprès deMme d’Étioles, avaient commis l’imprudenced’échanger sur le pas de la porte les quelques paroles surprisespar Noé dans son ivresse.

Le vicomte d’Apremont, ou, pour lui laisser le nom qu’il tenaità garder lui-même, Lubin, s’était oublié, dans un accès de mauvaisehumeur, jusqu’à prononcer des noms propres. Or, par fatalité, lemalheur voulait qu’un ivrogne se fût trouvé dans cette ruelle, oùne passaient pas dix personnes dans la journée, juste à point nommépour surprendre une conversation qui n’aurait jamais dû être tenuedans cet endroit et cela juste au moment où le maître venait derecommander la plus grande prudence, la plus étroite vigilanceautour de Mme d’Étioles. C’était vraiment jouer demalheur !

Lubin, furieux contre lui-même, n’en avait pas dormi de la nuit.Il était à peu près certain que cet ivrogne n’avait rien entendu,rien compris ; n’importe ! quelle diantre de mouchel’avait piqué là d’aller bavarder comme une vieille commère sur lepas d’une porte !

Oh ! le comte avait bien eu tort de ne pas étrangler tout àfait ce maudit ivrogne qui avait eu la malencontreuse idée de sevenir vautrer devant leur porte juste au moment où lui, Lubin,avait la sottise de lâcher son caquet imprudent.

Ah ! si le maître apprenait la chose, Lubin ne donneraitpas deux liards de sa peau. Il fallait à tout prix racheter cetoubli impardonnable par une surveillance incessante.

Dans ces dispositions d’esprit, le valet était descendu lelendemain de grand matin, se postant derrière le judas de la porte,surveillant la rue.

Le raisonnement de Lubin était très simple ; il s’étaitdit :

– Si mon ivrogne est un ivrogne véritable amené là par unhasard fatal, il est certain que je ne verrai rien d’anormal. Si,au contraire, l’homme était un faux ivrogne, ou si mêmevéritablement il a surpris quelques mots et qu’il veuille en avoirle cœur net, il est non moins certain qu’il viendra rôder par ici…Alors je le verrai, je le reconnaîtrai, je le devinerai… et jeverrai ce que j’aurai à faire.

Ce raisonnement était assez juste. En tout cas il devait êtrecouronné de succès.

Au bout de quelques heures d’une faction patiente et tenace,Lubin était récompensé de sa peine en voyant Crébillon et Noé quis’arrêtaient devant la porte.

Dire que Lubin reconnut Noé, non. Il n’avait fait quel’entrevoir dans l’obscurité, et nous avons vu que le poète avaiteu l’idée de lui faire endosser un autre costume.

En outre, Crébillon avait eu la prudence de s’éloigner le plusvite possible de la fameuse porte, entraînant à sa suite Noé, dansla crainte qu’il avait que celui-ci ne fût reconnu.

Malheureusement cette prudente retraite avait été effectuée troptard. Le valet, derrière sa porte, avait eu le temps de lesdévisager et, toute sa prudence étant déjà en éveil, il ne lesavait pas perdus de vue.

Malheureusement aussi, les exclamations bruyantes de l’ivrogneen reconnaissant tour à tour la borne et le marteau brisé, et enretrouvant le galon de son habit, ses jeux de physionomie, trèssignificatifs, suffirent amplement à le trahir, à donnerl’assurance au valet qu’il avait été bien inspiré, qu’il avait làdevant lui son ivrogne de la veille et que cet ivrogne avaitcertainement surpris quelque chose puisqu’il revenait là le matinmême avec ce compagnon à face d’ivrogne et qui lui étaitinconnu.

Lubin, tout en continuant sa surveillance, se demandait ce qu’ilallait faire, mais ne trouvait rien.

Cependant son ivrogne repassait devant la porte, retournant sansdoute d’où il venait ; quant à son compagnon, il le vit entrerdans la petite auberge, presque en face, et un sourire desatisfaction lui vint aux lèvres à cette constatation.

Lubin quitta aussitôt son poste d’observation, grimpa quatre àquatre les degrés qui conduisaient à l’étage supérieur, monta plushaut, jusqu’au grenier, s’approcha avec précaution d’une lucarne,fit entendre une sorte de modulation bizarre produite en soufflantdans un minuscule instrument qu’il avait sorti de sa poche, etattendit.

Quelques instants plus tard la même modulation bizarre, venantde la maison d’en face, parvint à ses oreilles.

Alors il s’écarta de la lucarne, et, ayant accompli sans douteune besogne importante, car il paraissait très content de lui-même,il s’assit dans un coin, sans se soucier de la poussière, et se mità réfléchir.

Lubin n’était sans doute pas très inventif ou bien ce qu’ilvoulait faire était peut-être très difficile, car au bout d’unquart d’heure il se redressait, n’ayant rien trouvé ; puis,prenant, comme on dit, son courage à deux mains, il redescendait,et, tout penaud, se présentait devant le maître :M. Jacques.

Une fois en présence de son supérieur, Lubin se mit humblement àgenoux et confessa sa faute avec une entière franchise, n’omettantpas, bien entendu, de faire valoir ce qu’il avait fait depuis lematin pour racheter sa faute.

C’était là tout ce que l’infortuné Lubin, terrifié à l’idée ducourroux qu’il allait déchaîner et du châtiment exemplaire quiallait s’abattre sur sa tête, avait trouvé.

Et s’il avait pu voir le coup d’œil terrible de son maîtrependant qu’il parlait la tête basse, s’il avait pu voir lacrispation de ses doigts fins et aristocratiques sur le velours dufauteuil, il eût été bien plus terrifié encore.

Mais, tandis qu’il parlait, M. Jacques réfléchissait et,après avoir maudit intérieurement la sotte imprudence de cesous-ordre, il en avait vite pris son parti et dressé tout unplan.

Aussi, quand il eut fini, au lieu des reproches sanglantsauxquels il s’attendait, Lubin fut-il tout surpris d’entendre lemaître qui lui demandait avec douceur :

– Avez-vous songé à prévenir en face, mon enfant ?

– Oui, monseigneur. L’homme, depuis qu’il est entré, est enobservation. Pas une de ses paroles, pas un de ses gestes ne nouséchappera. Quand il sortira, il sera suivi et nous saurons qui ilest, où il demeure, et quels sont les moyens dont il dispose.

– Bien, mon enfant, c’est parfait ! Relevez-vous.

Lubin, qui était resté tout ce temps à genoux, se releva, sedemandant s’il rêvait.

– Mon enfant, reprit M. Jacques, je devrais vous punirsévèrement, car vous avez commis une faute… une grave faute… malgrémes ordres formels… mais à tout péché il y a miséricorde…D’ailleurs, votre repentir sincère, l’aveu rapide et franc de votrefaute m’incitent à la clémence… Allez donc en paix, mon enfant,vous êtes pardonné… pour cette fois-ci… Mais, reprit-il avec uncalme et une douceur plus terribles qu’une menace, mais ne péchezplus !… Allez !… j’ai besoin de réfléchir.

Lubin, abasourdi par cette clémence à laquelle il était loin des’attendre, sortit, enchanté, au fond, d’en être quitte à si boncompte et se promettant bien, à l’avenir, de veiller sur sa langueet de racheter ce moment d’oubli par une soumission aveugle.

Quelques instants plus tard, la soubrette, munie d’instructionsprécises, sortait ostensiblement pour aller chercher desmédicaments et remettait au droguiste un billet plié d’une façonparticulière que celui-ci prenait des mains de la fille de chambreet dépliait avec un respect manifeste.

Ce billet contenait des instructions à l’adresse du droguistequi était un affilié et qui, après avoir lu, le brûlait devant lajeune femme, en disant simplement :

– Dites que les ordres seront exécutés.

La soubrette réintégrait la maison et Crébillon avait à peinequitté l’herboristerie que M. Jacques recevait deux rapportssuccincts émanant l’un de l’aubergiste, l’autre du droguiste, etdans lesquels les paroles, les faits et gestes du poète étaientminutieusement relatés.

Le soir même, un autre rapport, plus détaillé, dévoilait àM. Jacques les noms de Crébillon et de Noé Poisson, l’endroitoù ils habitaient, quand ils étaient arrivés à Versailles et cequ’ils y avaient fait depuis leur arrivée. La visite de Crébillon àBerryer y était signalée.

M. Jacques aussitôt faisait appeler de Bernis et luidonnait ses instructions.

Dans la nuit même, de Bernis lui racontait par le détail laconversation que Crébillon avait eue avec le lieutenant de policeet qu’il n’avait pas eu de peine à lui arracher, tant Berryer avaitété frappé de l’attitude si extraordinaire – pour le courtisan – dece pauvre diable de poète qui se permettait d’être un honnêtehomme.

M. Jacques était fixé. Il savait ce que voulait cet hommeet ce qu’il cherchait. Il était tranquille. Celui-là, du moins,s’il cherchait Mme d’Étioles, ce n’était pas dansl’intention de la pousser dans les bras du roi.

Et un certain respect lui venait pour ce brave homme de poète,plus honnête dans sa pauvreté que tous les seigneurs fringants maisvils qu’il voyait autour de lui se ruer à la curée, et aussi commeune gêne, comme un ennui de le trouver sur son chemin et, quisait ?… d’être obligé de le briser peut-être.

Car, pour les raisons que nous avons expliquées, il ne fallaitpas que le poète retrouvât Mme d’Étioles. Etpuisque la faute d’un inférieur, secondée par un hasard vraimentextraordinaire, l’avait mis sur la piste de celle qu’il avait unintérêt si grand à ne pas laisser découvrir, il fallait prouveradroitement à ce Crébillon qu’il s’était trompé, qu’il avait faitfausse route, que tout ce que son ami lui avait raconté, ou dumoins tout ce qui concernait Mme d’Étioles, n’étaitqu’une imagination d’ivrogne puisée dans les fumées del’ivresse.

On a vu comment il y était arrivé et comment le poète avait étéberné par la soubrette, adroitement stylée et secondée par quelquescomparses qui avaient joué chacun le rôle qui lui était dévolu avecun naturel parfait.

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