Le Rival du Roi

Chapitre 3MADAME D’ÉTIOLES

Dans la maison de la ruelle aux Réservoirs, Jeanne demeuréeseule, était restée quelques minutes palpitante de la scène qu’ellevenait d’avoir avec le chevalier d’Assas.

En somme, elle venait de renoncer à son amour pour Louis XV.

Elle avait juré de ne jamais être ni au roi ni à personne.

Un profond soupir gonfla son sein.

Se repentait-elle donc déjà du sacrifice qu’elle venaitd’accomplir ?

Non… le chevalier lui paraissait en tout digne de cesacrifice : à sa générosité, elle avait répondu par une autregénérosité, voilà tout !…

Il est impossible de dire que Jeanne éprouvait le moindre amourpour d’Assas.

Mais on peut affirmer que le sentiment très particulier, un peuétrange, qu’il lui inspirait, était plus que de l’admiration, mieuxque de l’affection.

Elle ne l’aimait pas, uniquement parce qu’elle aimait leroi.

Mais elle regrettait de ne pas l’aimer.

En disant au chevalier qu’elle l’avait rencontré trop tard, elleavait prononcé une parole plus que vraie : profonde.

D’Assas lui apparaissait comme un de ces preux de la chevalerieantique, mais avec plus de charme gracieux. Il était la bravoureincarnée. Il était impossible de rêver plus rayonnante loyauté. Ilétait beau. Sa jeunesse en fleur était d’une exquise fraîcheur.

De sorte que d’Assas était comme un de ces Princes Charmantsqui, dans les tant jolis contes de M. Perrault, parcouraientle monde pour délivrer les princesses opprimées…

Voilà comment le chevalier apparaissait à Jeanne.

Le malheur pour lui – et pour elle – c’est qu’elle en aimait unautre.

Aucune comparaison n’était possible entre lui et l’autre.

Seulement, cet autre, c’était le roi ! La puissance, leprestige, la gloire, le rayonnement, tout ce miroir qui attirait sajolie âme d’alouette.

Et voilà pourquoi Jeanne ne regrettait pas le sacrifice d’amourqu’elle venait de faire.

Mais aussi voilà pourquoi elle soupirait en songeant à cesacrifice.

Bravement, elle résolut d’en prendre son parti, et bien qu’elleeût le cœur gros, bien qu’elle eût fort envie de pleurer, elle semit au clavecin sur lequel elle laissa errer ses doigtsdélicats.

Sa pensée, pourtant, s’en allait à l’aventure.

Parfois, une épouvante lui revenait de ce péril mystérieux quiavait menacé le roi. Mais aussitôt elle se disait que le roi seraitcertainement sauvé…

Sauvé par elle !… une sorte d’orgueil naïf et tendrel’envahissait alors. Son front s’empourprait. Ses doigts, sur leclavier, exécutaient une improvisation à la fois brillante etplaintive.

Car elle improvisait.

Rarement elle jouait des morceaux connus. La plupart du temps,elle laissait son imagination déborder en trouvaillesharmoniques.

Et presque toujours ces improvisations frêles, délicates,affectaient un rythme de danse… mais d’une danse faite pour desêtres aériens, pour des fées… ou pour des enfants…

C’est ainsi qu’un jour, dans une situation d’esprit à peu prèsanalogue, elle avait trouvé l’air si joli, si tendre, d’une gaietési mélancolique : Nous n’irons plus au bois…

Jeanne était résolue à ne pas s’endormir.

Toute fatiguée qu’elle était, elle prétendait attendre le retourdu chevalier et se faire par lui reconduire à Paris, une foisqu’elle aurait l’assurance formelle que le roi était sauvé.

Cette fatigue, d’ailleurs, elle ne la ressentait pas : sonorganisation, nerveuse à l’excès, lui permettait des résistancesprolongées qu’elle payait ensuite fort cher par des crises desanglots ou des abattements profonds.

Cependant les heures s’écoulaient, et le chevalier ne revenaitpas.

À un moment, le timbre se mit à tinter et la fit tressaillir.Elle regarda : il était sept heures du matin…

Aucune inquiétude pourtant ne lui venait encore.

Lentement, elle quitta le clavecin et se mit à inspecterl’appartement où elle se trouvait.

D’un signe de tête, elle approuva, elle qui s’y connaissait, aubon goût qui avait présidé à l’arrangement de ces pièces.

Évidemment, celui qui en avait disposé la décoration était unparfait connaisseur. Ce n’était pas absolument luxueux, mais d’uneheureuse disposition et d’un charme particulier.

En allant et venant, Jeanne arriva à la chambre à coucher, etl’inspecta du seuil.

Elle n’y entra pas !…

Elle se contenta de constater qu’elle était en harmonie avec lereste de l’appartement, et un vague sourire à la fois triste etmalicieux, – tout son cœur ! – erra sur ses jolies lèvrespâlies.

Elle revint au petit salon.

Mais qui avait arrangé ainsi cet appartement ?

Le chevalier d’Assas ?

Elle avait peine à le concevoir, puisque d’Assas était un pauvreofficier n’ayant guère que sa solde pour vivre. Et quellesolde !… Et encore n’était-elle pas toujours régulièrementpayée.

Quand le roi avait un peu trop dépensé pour ses menus plaisirs,quand il n’y avait pas moyen de lever un nouvel impôt pour boucherle trou, on en était quitte pour fermer pour un mois les caisses del’État.

Les officiers criaient. On les laissait crier, et d’ailleurs ilétait toujours entendu que, tôt ou tard, il y aurait un rappel desolde.

Huit heures du matin sonnèrent à la pendule en porcelaine deSaxe que, sur la cheminée de marbre, saluaient de part et d’autresd’adorables marquis en biscuit aux couleurs tendres.

Jeanne commençait à s’énerver.

L’atmosphère un peu lourde qui régnait dans ce salon luipesait.

Et elle alla à la fenêtre, pour laisser entrer un peu d’air etde lumière.

Les épais rideaux en lourde soie étaient hermétiquement fermés.Elle les tira. À l’extérieur, à travers les vitres, elle vit queles volets en chêne plein étaient rabattus.

Alors, elle voulut ouvrir. Avec étonnement, mais sansinquiétude, elle constata qu’à cette fenêtre, il n’y avait rienpour ouvrir… Bien mieux, la fenêtre paraissait fermée et peut-êtreclouée depuis longtemps.

Elle alla à la fenêtre de la salle à manger : mêmeimpossibilité !…

Elle courut à celle de la chambre à coucher : toujours mêmefermeture hermétique et mêmes volets pleins rabattus del’extérieur !

Alors, non encore de la terreur, mais une peur sourde s’emparad’elle.

Elle courut à la porte et voulut ouvrir : la porte étaitfermée à double tour !…

– Oh ! songea-t-elle affolée, que se passe-t-il ?où suis-je ?… Quelle est cette maison mystérieuse ?…Pourquoi suis-je enfermée ?…

Et dominant toutes ces question, une autre se dressa dans sonesprit, plus impérieuse :

– Qui m’a enfermée ?… Qui donc a eu intérêt àm’enfermer ? Aucune réponse possible !

Pendant une heure, dans l’espoir qu’elle découvrirait une issue,un moyen quelconque de sortir ou d’ouvrir, elle parcourut toutl’appartement en tout sens, ouvrit les placards, revint cent foisaux fenêtres et à la porte.

Elle dut se rendre à l’évidence…

Elle était prisonnière !…

– Mais de qui ? De qui donc ? se demandait-elleavec plus d’irritation encore que de terreur.

Et d’Assas ! pourquoi ne revenait-il pas ? que luiétait-il arrivé ?…

Pas un instant, d’ailleurs, elle ne le soupçonna d’être lecomplice de cette sorte de séquestration dont elle était lavictime.

Elle redouta que lui-même n’eût succombé à quelqueguet-apens.

Alors, tout à coup, une pensée terrifiante se fit jour dans sonesprit affolé.

Si d’Assas était prisonnier comme elle… eh bien… il n’avait puarriver jusqu’au roi ! Il n’avait pu le prévenir !…

Le roi était perdu !…

– C’est effroyable, songea-t-elle, mais je vois clairmaintenant ! L’horrible traquenard m’apparaît dans tous sesdétails !… Il est évident que les gens qui m’ont été signaléspar cette Julie avaient aposté des agents à eux près de la maison…il nous ont suivis, d’Assas et moi…

Ici, dans son raisonnement, il y avait un obstacle.

Ces gens avaient donc pu pénétrer dans la maison où elle setrouvait, où l’avait conduite d’Assas ?

Qu’ils eussent attendu le chevalier à la porte pour l’empêcherd’arriver au roi, cela était malheureusement trop probable, puisquedepuis deux heures déjà d’Assas eût dû être de retour !

Mais qu’ils eussent pénétré pour l’enfermer, elle !…C’était bien invraisemblable ! Et pourtant, ils l’avaientenfermée !

Oh !… il n’y avait à cela qu’une explication, une terribleexplication.

C’est que la maison où l’avait conduite d’Assas leur appartenaità eux !… C’est qu’ils n’avaient pas eu besoin d’ypénétrer ! C’est qu’au contraire, ils l’y avaientattendue !…

Mais alors… d’Assas… oh ! non, non ! mille foisnon !

Elle se fût arraché le cœur plutôt que de lesoupçonner !…

Brisée de fatigue et d’épouvante, la tête perdue dans cetinextricable fourré de mystères touffus comme une sombre forêt,Jeanne se laissa tomber sur un canapé et se prit à sangloter…

Presque aussitôt, elle se renversa sur le canapé :incapable de résister plus longtemps à la fatigue physique etmorale, elle ferma les yeux, peut-être évanouie ou peut-êtreendormie.

En tout cas, si elle s’évanouit, le sommeil succéda sanssecousse à l’évanouissement, et elle demeura plongée dans cettetorpeur jusque vers quatre heures de l’après-midi…

Vers ce moment-là, les yeux encore fermés, elle crut apercevoirle pas rapide et léger d’une femme qui allait et venait. Elleentendit le bruit de la vaisselle que l’on place sur une table, desverres qui se choquent.

Elle crut avoir rêvé !

Il lui sembla qu’elle n’avait pas quitté la maison desquinconces et que c’était sa femme de chambre qu’elleentendait.

– Suzon, murmura-t-elle, est-ce toi ?…

En même temps, elle ouvrit les yeux : ce n’était pas Suzon.Elle n’était pas dans la petite maison des quinconces…

Toute la réalité lui revint d’un coup.

La femme qu’elle avait entendue était une jolie soubrette quidisposait la table pour un déjeuner.

Jeanne se redressa. La soubrette s’en aperçut, se tourna verselle, sourit gentiment et dit :

– Je crois que madame a bien reposé…

– Qui êtes-vous ? demanda Jeanne.

– Comment ! madame ne me reconnaît pas ? Madame aencore l’esprit brouillé par le sommeil puisqu’elle ne reconnaîtpas Suzon, sa fidèle fille de chambre.

Jeanne frissonna. Une terreur nouvelle s’empara d’elle.

Est-ce qu’on allait chercher à la rendre folle !…

Elle fit bonne contenance pourtant, et jetant un regard demépris sur la soubrette :

– Je reconnais que vous n’êtes pas Suzon, dit-elle, à cesimple détail que Suzon n’eût jamais consenti au métier degeôlière !

L’inconnue toussa légèrement, comme embarrassée.

Puis elle reprit :

– Je puis assurer à madame que je m’appelle Suzon. Je luiaffirme de plus que je ne suis pas sa geôlière et que je suis icisimplement pour la servir. Ainsi, par exemple, si madame afaim…

Elle eut un geste engageant vers la table toute dressée.

C’était cette table même où elle avait soupé en face duchevalier !

– Mais on veut donc me garder ici prisonnière !s’écria Jeanne en frissonnant.

– Oh ! non, madame… pas prisonnière du tout ! fitla soubrette avec son même sourire. Madame peut m’en croire.

– Je puis donc sortir en ce cas ?… Je puis donc m’enaller ?…

– Pas aujourd’hui, madame !… Il y aurait du dangerpour madame si elle nous quittait aujourd’hui… Madame ferait biende ne pas se tourmenter et de se mettre à table.

Jeanne ne répondit pas à cette invitation.

Mais elle marcha rapidement à la soubrette et lui prit les deuxmains :

– Tu t’appelles Suzon ?…

– Oui, madame…

– Eh bien ! Suzon, écoute-moi… Veux-tu…

Elle s’interrompit, palpitante.

– Je suis toute disposée à faire tout ce qui pourra êtreagréable à madame, fit la soubrette.

– Veux-tu gagner vingt mille livres ? fit Jeanne toutà coup.

– Si je le veux, Seigneur ! Une pauvre fille commemoi !… Vite, que madame me dise ce qu’il faut faire !

– Ouvre-moi la porte, voilà tout !

– Oh ! s’écria la soubrette avec désespoir, madame semoque de moi !…

– Cinquante mille livres ! dit Jeanne.

– Quel malheur, mon Dieu, quel malheur que je nepuisse !…

– Cent mille livres !…

– Mais, madame, vous m’offririez un million que je nepourrais pas le gagner !

– Pourquoi ! Oh ! pourquoi ?

– Mais… parce que je suis enfermée avec madame, voilàtout !

– Cessez, madame, d’essayer de séduire cette fille :Suzon est incorruptible.

Ces paroles furent prononcées par une voix derrière Jeanne, surun ton calme et froid.

Jeanne se retourna vivement. Et elle vit un homme qui laconsidérait avec une attention aisée et polie.

Jeanne eut un mouvement de profonde terreur.

Cet homme, elle ne l’avait ni vu ni entendu entrer !…

Par où, comment, sans bruit, avait-il pénétré dans cettepièce !…

Qui était cet homme ?…

Stupéfaite, épouvantée, elle l’examina tandis qu’il faisait ungeste à Suzon, ou du moins à celle qui prétendait se nommerainsi.

La soubrette disparut aussitôt dans une pièce voisine dont laporte se referma.

L’homme, entre deux âges, avait une figure grave et fière. Ilportait avec une hautaine élégance le somptueux costume desseigneurs de l’époque.

Son épée de parade s’enrichissait de diamants à la poignée.

Il portait sous le bras son chapeau, et, dès que la soubrette sefut éloignée, il s’inclina respectueusement.

Cet homme qui apparaissait ainsi sous le costume d’un nouveaupersonnage, c’était M. Jacques.

Il n’avait plus cette physionomie modeste et même humble qu’ilprenait avec les vêtements bourgeois.

Lorsqu’elle eut fini d’examiner l’inconnu entré simystérieusement, Jeanne, si elle ne se sentit pas rassurée, perditdu moins en grande partie cette épouvante qui l’avait d’abordstupéfiée…

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-elle avec cetteharmonieuse dignité qui lui seyait si bien.

– Madame, dit M. Jacques, mon nom importe peu ici. Cequi importe, c’est que vous soyez rassurée sur mes intentions àvotre égard. Nous avons à causer, madame, et je voudrais que vouspuissiez me faire l’honneur de m’écouter et de me répondre avec unesprit libre de toute contrainte et de toute crainte… et surtoutavec impartialité…

– Pourtant, monsieur, je me vois ici prisonnière, au méprisde tout droit, de toute convenance même !…

– C’est ce dont je vais avoir à répondre, madame, etj’espère m’en tirer à mon honneur… Mais, je vous en supplie,procédons avec méthode. Si vous m’en croyez, et pour acquérir cetteliberté d’esprit dont je vous parlais, il conviendrait peut-êtreque vous prisiez quelque nourriture… Vous êtes à jeun, depuis lanuit dernière, et les vapeurs du jeûne sont redoutables dansl’esprit d’une jeune et frêle femme… même quand cette femme possèdetout le courage et l’esprit que chacun admire enMme d’Étioles… Voulez-vous me permettre de sonnervotre servante ?

– Inutile, monsieur, dit Jeanne en secouant la tête.

– Trempez au moins un biscuit dans ces deux doigts de vind’Espagne.

En même temps, avec une bonne grâce parfaite, M. Jacquesversait lui-même les sombres rubis liquides d’un vin généreux dansun verre de cristal qu’il présenta à Jeanne, avec une assiette debiscuits.

Jeanne repoussa l’assiette, mais saisit le verre qu’elle vidad’un trait.

Et en effet, elle se trouva toute réconfortée, un peu de rosereparut sur ses joues pâles.

– Je suis prête à vous entendre et à vous répondre.

– Je commence donc par m’excuser, madame, de la péniblenécessité où je me suis trouvé de vous garder ici malgré vous. Mepardonnerez-vous jamais ? Peut-être… si un jour vous savez quije suis et au nom de quels augustes intérêts j’agis… En tout cas,je vous donne l’assurance formelle que non seulement il ne voussera fait aucun mal, mais encore que vous redeviendrez libre avantpeu.

– J’attends donc, monsieur, que vous m’expliquiez pourquoivous me séquestrez. Je ne sais si je vous pardonnerai jamais. Je necrois pas… mais je voudrais au moins avoir une explication.

– L’explication est simple et compliquée à la fois. Aussi,je vous supplie de passer outre à certaines obscurités ou d’ysuppléer par votre vive intelligence. Je vous disais que jereprésente de graves intérêts… Malgré vous sans doute, mais avecune activité qui m’a maintes fois désespéré, vous êtes venue vousmettre à la traverse…

M. Jacques garda un instant le silence. Il semblaitému.

Quels étaient ces intérêts si graves dont il parlait ?

Jeanne se le demanda avec angoisse, et par une mystérieuseassociation d’idées la pensée du roi se présenta à elle.

Aussitôt, elle songea à d’Assas… à la mission qu’il avait sinoblement acceptée.

D’Assas n’était pas revenu !…

Était-il arrivé jusqu’auprès du roi ? Avait-il été arrêtéen route par le personnage qui était devant elle ?

Elle résolut de le savoir à tout prix, et tout d’abord.

– Un mot, monsieur ! fit-elle au moment oùM. Jacques s’apprêtait à reprendre la parole.

– Parlez, madame… trop heureux de vous répondre, si je lepuis !

– Vous le pouvez… sans aucun doute… Je suis arrivée icicette nuit avec un jeune homme…

– M. le chevalier d’Assas, dit tranquillementM. Jacques.

Et sur son visage, il n’y eut pas l’ombre d’un sourire indiquantqu’il pouvait souligner ce qu’il y avait eu de scabreux dans cetévénement…

Car enfin !… Mme d’Étioles et le chevalierd’Assas avaient passé la nuit ensemble.

– C’est cela ! fit Jeanne avec une joie qui fittressaillir son interlocuteur.

– Est-ce que vous vous intéresseriez à ce jeunehomme ? demanda-t-il vivement.

Et il semblait qu’un espoir le faisait follement palpiter.

– Oui, dit simplement Jeanne. Je m’intéresse à lui d’abordpour lui-même et ensuite pour une mission qu’il a juréd’accomplir…

– Une mission ! s’écria M. Jacques en pâlissant.Vous aviez donné une mission à M. d’Assas ?

– Oui ! répondit Jeanne, surprise de l’altération quise manifesta dans la voix de l’étrange personnage.

M. Jacques se leva, frappa dans ses mains et fit quelquespas.

Puis, paraissant reprendre son sang-froid, il revint àJeanne :

– Quelle est cette mission, madame ?… Il estindispensable que je le sache !…

Jeanne était née diplomate : elle vit parfaitement quel’homme qui était devant elle était habitué à la difficile etprofonde science de la dissimulation. Dans cette physionomie, elleavait lu l’indomptable volonté de n’être jamais pénétrée…devinée.

Et pourtant l’inconnu venait de laisser échapper des signesd’agitation et presque de terreur.

Il était donc bien grave pour lui que d’Assas eût une mission àremplir !…

Une mission venant d’elle !…

Elle sentit que là était le nœud du mystère.

Et, en véritable diplomate, elle résolut de dire la vérité. Caril n’y a rien qui déconcerte comme la vérité…

– Monsieur, dit-elle, je ne vous connais pas. Je ne sais devous qu’une chose : c’est que vous me détenez prisonnièrecontre tout droit. J’ai des raisons de croire que nous devons êtreennemis tôt ou tard, ouvertement, et que nous l’avons été jusqu’icisecrètement. Cependant, vous me demandez une preuve deconfiance.

– Dans votre intérêt, dit M. Jacques. Mettez, si vousvoulez, que c’est dans mon intérêt à moi ; mais je vous jurequ’en ce moment, votre intérêt est subordonné au mien… Parlez doncfranchement, si vous ne voulez qu’il arrive de grands malheurs auchevalier d’Assas et à d’autres.

Jeanne frémit…

À d’autres !… C’était du roi qu’on voulait parler sansdoute !…

– Je serai franche, dit-elle. J’ai habité ces quelquesjours derniers une maison qui se trouve sous les quinconces, àdroite du château.

M. Jacques ferma les yeux, soit pour recueillir, soit pourmettre un voile sur sa pensée.

– Dans cette maison, continua Jeanne, j’ai été prévenuequ’un guet-apens était organisé contre… une personne… à laquelle jetiens beaucoup… tenez… plus qu’à ma vie !…

M. Jacques leva lentement ses paupières, jeta un regard surJeanne, puis referma les yeux, songeant :

– Est-ce le roi qu’elle aime ? Ou d’Assas ? Outous les deux ?

– Pour sauver cette personne, reprit Jeanne, j’ai dûquitter la maison en question… Dehors j’ai rencontré M. lechevalier d’Assas qui m’a amenée ici… Or le guet-apens consistaiten ceci… On devait attirer… cette personne… dans la maison où je metrouvais, sous prétexte de me voir. Il me fallait donc la prévenirau plus tôt que je n’étais plus dans la maison : c’est ce dontM. d’Assas a bien voulu se charger.

M. Jacques tressaillit d’étonnement et peut-êtred’admiration.

– D’Assas s’est chargé de cela ? demanda-t-il.

– Oui, monsieur !…

– D’Assas s’est chargé de sauver… Louis XV ?…

Jeanne se dressa brusquement :

– Qui vous a dit qu’il s’agissait du roi ! fit-elle,haletante.

M. Jacques haussa les épaules.

– Mon enfant, dit-il en souriant, je connaissais toutevotre histoire de la maison des quinconces… Mais ceci n’a pasd’importance… Ainsi, c’est le chevalier d’Assas que vous avezenvoyé au roi ?… Et il a accepté ?…

– Oui ! dit Mme d’Étioles.

M. Jacques demeura pensif quelques minutes.

– Il est donc bien vrai, songea-t-il en poussant un soupir,que l’amour est capable d’héroïsme ?… Ah ! ces deuxenfants me donnent plus de mal avec leur sincérité que bien desministres avec leur fourberie !…

– Monsieur, reprit Jeanne d’une voix tremblante, je voustiendrai quitte de la violence que vous me faites, si vous pouvezme dire que M. d’Assas a vu le roi… qu’il l’aprévenu !…

– Vous l’aimez donc bien, ce roi ?…

– De toute mon âme, dit simplement Jeanne.

– Eh bien ! rassurez-vous, madame. J’ignore, à cetteheure, si M. d’Assas a pu voir le roi. Mais ce que je puisvous jurer sur le Christ, et j’ai rarement fait pareil serment,c’est que le roi ne court aucun danger.

– Le roi n’est pas en danger ! s’écria Jeannepalpitante de joie.

– Assurément ! même s’il retourne dans la maison quevous avez abandonnée !

– Oh ! murmura Jeanne en prenant son front de ses deuxmains, qu’est-ce que cela veut dire !…

– Cela veut dire, enfant, qu’il y a eu réellement unguet-apens ; seulement, il était dirigé non pas contre le roi,mais contre vous !…

– Contre moi !… Qui donc avait intérêt…

– Vous aimez le roi, n’est-ce pas ?

– De toute mon âme, je vous l’ai dit !

– Eh bien, une autre femme ne peut-elle aimer aussi leroi !…

– Une autre femme ! murmura Jeanne pâlissante, mordueau cœur, tandis que M. Jacques l’observait attentivement.

– Et si une autre éprouvait le même sentiment que vous,reprit celui-ci ; oui, si cette femme plus hardie, plusaudacieuse, plus volontaire, décidée à tout, avait entrepris de sesubstituer à vous ! Si elle était parvenue à gagner à prixd’or votre servante Suzon ! Si elle s’était présentée àvous !…

Jeanne poussa un cri terrible :

– Impossible !… oh ! impossible !… Ce seraitabominable !…

– Si cette femme, acheva M. Jacques, vous avaitpersuadé de fuir… Et si, tranquillement, elle s’est mise à attendrele roi !…

– Affreux ! affreux ! balbutia Jeanne.

– Bien mieux ! continua M. Jacques en saisissantses mains ; cette femme a fait prévenir le roi que vousl’attendiez !…

– Oh ! ma tête s’égare !…

– Et le roi, le roi ! entendez-vous, pauvre enfant, leroi y a été, croyant vous trouver ! Le roi s’est fâchéd’abord, en se voyant mystifié !… Puis…

– Achevez ! râla la malheureuse jeune femme.

– Puis, voyant la femme belle, tendre, amoureuse… il apardonné… et passé dans ses bras la nuit que vous avez passée,vous, à vous demander comment vous le sauveriez !…

– Impossible vous dis-je, impossible !…

– Et pourquoi ?…

– Parce que le roi m’aime !… cria Jeanne pantelante,rouge du cri plus qu’elle ne l’avait été de l’aveu de son propreamour, belle de toute sa confiance, de toute sa pureté d’âme.

M. Jacques parut hésiter quelques minutes. Peut-êtreéprouvait-il comme un regret d’artiste à briser ce joyau qu’étaitle cœur de Jeanne.

La terrible politique sans pitié l’emporta sans doute, car ilreprit :

– Ainsi, vous ne croyez pas que le roi a passé la nuit danscette maison ?

– Non, non !… j’aimerais mieux croire à ma propredéchéance !

– À plus forte raison, alors, ne devez-vous pas croirequ’il y retournera, surtout ayant été averti par M. d’Assasqu’un danger le menaçait dans cette maison ?… Eh bien, monenfant, attendez jusqu’à ce soir… c’est l’affaire de quelquesheures… Je me charge de vous convaincre que non seulement le roi nevous aime pas, ne vous a jamais aimée, mais encore qu’il aime cellequi vous a remplacée… la comtesse du Barry !…

À ces mots, M. Jacques, laissant Jeanne pétrifiée, s’élançanon pas vers la porte de sortie, mais vers la pièce voisine.

Pendant quelques secondes, Jeanne demeura étourdie, respirant àpeine…

– Oh ! murmura-t-elle en revenant à elle, il faut quecet homme parle !… qu’il dise tout !… Le roi ne m’aimepas !… Cette femme, cette Julie… c’est la comtesse duBarry !… Allons donc !… Je saurai bien le forcer à diretoute la vérité !

Elle courut à la pièce où était entré l’inconnu.

Et elle ne vit personne !…

Elle parcourut l’appartement en tous sens.

M. Jacques avait disparu !…

 

M. Jacques, comme bien on pense, n’était pas un êtrefluide, pouvant s’évanouir à travers des murailles :simplement, les murailles du pavillon étaient truquées, comme celase pratiquait dans bien des maisons de l’époque, et il y avait poury entrer des passages secrets qui fermaient hermétiquement.

M. Jacques, deux heures après l’entretien qu’il venaitd’avoir et qu’il était décidé à reprendre pour le pousser jusqu’aubout, savait trois choses importantes :

La première, c’est que d’Assas avait vu le roi.

La deuxième, c’est que le chevalier était arrêté.

La troisième, c’est que le roi était parfaitement décidé àretourner à la maison des quinconces.

Et il prit ses dispositions en conséquence.

Vers dix heures du soir, il reparut devant Jeanne, toujoursgrâce aux mêmes mystérieux procédés. Il apprit par la fille dechambre que la jeune femme avait consenti à prendre un peu denourriture et qu’elle n’avait fait que pleurer depuis.

En effet, il la vit pâle et le visage défait, avec des yeux quisemblaient demander grâce à la destinée.

Une ombre de pitié passa sur le visage de M. Jacques.

Mais, comme nous l’avons dit, il était décidé à aller jusqu’aubout.

– Madame, dit-il doucement, consentez-vous à mesuivre ?

– Je suis prête ! dit Jeanne avec plus de fermetéqu’on eût pu lui en supposer.

Elle s’enveloppa aussitôt de son manteau et s’encapuchonna. Celaparut sans doute insuffisant à M. Jacques, car il tendit à lajeune femme un loup de velours noir qu’elle appliqua sur son visagesans faire d’objection.

Lui-même se couvrit d’un vaste manteau et se masqua également levisage.

Il offrit alors son bras à Jeanne qui s’y appuya.

Quelques minutes plus tard, ils étaient dehors. La nuit d’hiverétait froide et claire. Le ciel était plein d’étoiles et la lunepresque dans son plein enveloppait toutes choses de sa lumièrebleuâtre.

Jeanne ne disait pas un mot.

Seulement lorsque, par moments, sa main glissait, elles’apercevait que son cavalier lui saisissait le bras et lamaintenait fortement. De toute évidence, l’inconnu craignaitqu’elle ne cherchât à lui échapper et la surveillaitétroitement.

Bientôt ils parvinrent sous les quinconces.

M. Jacques s’arrêta à quinze pas de la petite maison,presque en face la porte, derrière un gros tronc d’arbre.

Les yeux de Jeanne se fixèrent sur cette porte…

Maintenant, elle tremblait.

Des frissons convulsifs l’agitaient…

Une demi-heure se passa ainsi. Aux environs, personne. Toutétait silencieux. La petite maison apparaissait, vivement éclairéepar la lune.

– Attention ! murmura tout à coup M. Jacques.

Sur la terre durcie par la gelée, on entendait un bruit de pas…Presque aussitôt, deux hommes apparurent.

– Sa Majesté et son valet de chambre ! fitM. Jacques dans un souffle.

Jeanne frissonna longuement…

L’un des deux hommes s’arrêta, puis, retournant sur ses pas, seperdit dans l’ombre des arbres.

L’autre, vivement, s’approcha de la porte et saisit le marteauqu’il laissa retomber deux fois.

M. Jacques saisit une main de Jeanne et murmura :

– Regardez !… C’est le roi !…

Et il s’apprêtait à saisir la jeune femme, à lui mettre la mainsur la bouche pour l’empêcher de crier.

Mais Jeanne ne faisait pas un mouvement.

Seulement, elle avait d’un geste machinal retiré son loup…

Déjà Louis XV avait disparu dans la maison. La porte s’étaitrefermée.

Et Jeanne, la tête baissée, pleurait… pleurait… son beau rêved’amour pur et chaste à jamais évanoui…

Elle souffrait atrocement.

Oui ! c’était le roi !… c’était le Bien-Aimé !…C’était lui qui était entré là !…

Elle avait vu son visage un instant. Mais n’eût-elle pas aperçuses traits, qu’elle l’eût encore reconnu, rien qu’au pas, à ladémarche, à l’attitude !…

C’était fini !…

Une plainte d’enfant malade vagissait doucement sur seslèvres.

– Êtes-vous convaincue ?…

– Emmenez-moi, bégaya-t-elle, oh ! emmenez-moi… jesouffre trop !…

– Venez donc !… Car nous avons à causer !…

Il reprit son bras. Elle voulut le suivre…

Mais alors, il lui sembla que sa force l’abandonnait… que laterre se dérobait sous ses pas… et, levant vers cet inconnu quivenait de lui faire tant de mal le regard douloureux de la bicheaux abois, elle s’évanouit dans ses bras…

M. Jacques tira un sifflet de son sein et jeta dans lesilence un appel assourdi…

Quelques instants plus tard, une voiture qui s’était tenuedissimulée sous les arbres, à une centaine de pas, s’approchadoucement…

M. Jacques y déposa Jeanne évanouie et y montalui-même…

Une demi-heure après cette scène, Jeanne reposait dans un grandlit… au fond du mystérieux pavillon de la maison de la ruelle auxRéservoirs…

Près d’elle veillait la fille de chambre.

Et, à quelques pas du lit, sur une table, M. Jacquespréparait soigneusement une potion calmante.

La malheureuse jeune femme avait la fièvre…

Elle délirait… des paroles entrecoupées venaient à ses lèvresbrûlantes.

Et à travers ses paupières fermées, sur son visage pourpre, leslarmes continuaient à couler lentement…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer