Le Rival du Roi

Chapitre 22UNE ENNEMIE

Voici ce qui s’était passé :

Le cocher de d’Étioles, du haut de son siège, avait assisté à lascène qui venait de se dérouler : il avait parfaitementreconnu d’Assas montant dans le carrosse, et lorsque Crébillon luijeta l’ordre de brûler le pavé, il comprit facilement qu’ils’agissait de soustraire, par une retraite rapide, ce jeunegentilhomme à une poursuite possible devant ce scandale occasionnésous les fenêtres du roi.

Il enleva donc vigoureusement ses bêtes et partit à fond detrain, pendant que le poète, en quelques paroles brèves, expliquaitsuccinctement la situation du chevalier au financier étonné.

Pendant ce temps le valet de Saint-Germain, Jean, avait rattrapéle carrosse et galopait à la portière en attendant les ordres qu’onpourrait lui donner.

La vue du valet, à qui il avait fait signe de suivre à touthasard, fit surgir une idée dans la cervelle inventive du poète quidit à d’Assas :

– Il est fort probable qu’on vous a vu monter dans cecarrosse et qu’on va se lancer à votre poursuite ; passez-moivotre manteau et votre chapeau.

Assez étonné, d’Assas obéit néanmoins.

Crébillon se pencha alors à la portière et cria àJean :

– Passe-moi ton manteau et ton chapeau et prends ceux-ci enéchange.

L’échange eut lieu rapidement sans que le valet, pas plus que nel’avait fait d’Assas, songeât à perdre de temps en demandant desexplications intempestives.

Lorsque le chevalier se fut enveloppé dans le manteau du valetet que celui-ci eut à son tour endossé celui que le poète venait delui passer, Crébillon dit :

– Voilà : nous allons profiter de ce que nous sommessous ces arbres, nous allons descendre tous les deux et nousglisser d’arbre en arbre ; pendant ce temps le carrossecontinuera son chemin à petite allure. Si on nous poursuit, il estprobable qu’on ne fera guère attention à nous et qu’on s’archarneraaprès le carrosse. Vous, monsieur d’Étioles, vous vous laisserezrattraper et si on vous demande des explications, vous direz quevous croyez que le fugitif poursuivi vous a dépassé et galopedevant vous.

Puis, se penchant une fois encore à la portière, il dit àJean :

– Cours devant. Si on te poursuit, laisse-toi faire ettâche de dire que le chevalier a pris la route de Paris. Si on telaisse tranquille, tu viendras nous rejoindre après à l’hôtellerie.Si on t’arrête, tu te réclameras de ton maître, qui te tirera delà.

Sans demander d’autres explications Jean avait piqué des deux,et on a pu voir qu’il avait joué son rôle avec succès et sans êtreinquiété.

Crébillon avait alors dit au cocher :

– Ralentis l’allure, sans arrêter.

Le cocher ayant obéi, Crébillon aussitôt avait sauté à terre,suivi de près par d’Assas, et bientôt tous les deux se perdirentsous les arbres des quinconces, pendant que le carrosse continuaitsa route à une allure modérée, emportant d’Étioles bien décidé àagir en faveur de d’Assas et à lui rendre un service capital quidevait, pensait-il, le lui attacher sérieusement par les liens dela reconnaissance.

On a vu que d’Étioles, comme Jean, avait bien joué son rôle etpleinement réussi.

Pendant ce temps d’Assas et Crébillon, sans courir, ce qui eûtpu attirer l’attention sur eux, marchait sous les arbres, d’un pasallongé.

Malheureusement, il leur fallait marcher droit devant eux, ensorte qu’en cas de poursuite ils devaient fatalement êtreaperçus.

C’était leur liberté et peut-être leur vie qu’ils jouaient surun coup de dés, car de deux choses l’une, ou les poursuivants neferaient pas attention à eux et chercheraient uniquement àrattraper le carrosse, et alors ils étaient sauvés ; ou ilsinterpelleraient les deux soi-disant promeneurs, et alors ilsétaient pris.

Dans ce dernier cas, ils avaient encore à choisir : ou serendre, ou en découdre et se rebeller ouvertement, chose fort graveà l’époque et qui donnait fort à réfléchir à l’excellent Crébillonqui, néanmoins, était bien décidé à ne pas abandonner son jeuneami.

Les deux fugitifs n’avaient pas fait cent pas sous les arbresqu’ils entendirent derrière eux le galop d’une troupe.

– Les voilà sur notre piste ! dit Crébillon,navré.

– Laissez donc, dit d’Assas, ils ne me tiennent pasencore ! Et, tout en parlant, il s’assurait que la poignée deson épée était bien à la portée de sa main et que les deuxpistolets étaient toujours à sa ceinture.

– Allez-vous donc résister ? demanda Crébillon de plusen plus inquiet.

– Dame !… Vous pensez bien que je n’ai pas risqué deme rompre les os, en descendant de la terrasse du château, pour melaisser reprendre aussi stupidement… Non, mordieu, et puisqu’il lefaut… eh bien, bataille !… Mais vous qui n’avez pas les mêmesmotifs de craindre que moi, tirez au large pendant qu’il en esttemps.

– J’entends bien ; mais dites-moi : si j’étais àvotre place et que vous fussiez à la mienne, me laisseriez-vous medébrouiller tout seul ?

– Oh !… qu’allez-vous chercher là ?… fit d’Assasassez embarrassé.

– Bon ! vous voyez bien… Donc, je reste avec vous.

– Songez, dit d’Assas très ému, que je suis décidé à vendrechèrement ma vie… Partez, il en est temps encore.

– Bien ! bien !… puisque vous êtes décidé, moiaussi, je le suis… on ne meurt qu’une fois, après tout… Et puis,qui sait, peut-être passeront-ils sans faire attention ànous ?

– Ah ! vous êtes un brave homme et un brave… Monsieurde Crébillon, c’est désormais, entre nous, à la vie, à la mort,répondit d’Assas en serrant énergiquement la main du poète, qui,pour cacher son émotion, bougonna :

– Des sornettes !… Ce que je fais pour vous, vous leferiez pour moi… alors ?… Corbleu ! si les cheveuxblanchissent, le cœur est toujours jeune…

Cependant ils allongeaient le pas et le galop derrière eux serapprochait de plus en plus.

En se retournant, ils virent les soldats qui lespoursuivaient.

– Ils sont une vingtaine, dit d’Assas en souriant, ce seradur.

Et tout en continuant d’avancer en s’abritant le plus possiblederrière les troncs d’arbres, il tira son épée et prit unpistolet.

La troupe s’approchait de plus en plus.

Les soldats tenaient le milieu de la route ; les deuxfugitifs longeaient le mur d’une propriété qui devait être assezimportante, à en juger par la longueur de ce mur ; mais si lessoldats, à découvert, étaient parfaitement visibles, eux,heureusement, sous les arbres, ne pouvaient pas être aperçus, etsi, au lieu de ce diable de mur, il y avait eu là un fossé, en secouchant au fond ils auraient eu des chances de passerinaperçus.

Malheureusement il n’y avait rien à espérer et la troupe étaitmaintenant à cinquante mètres derrière eux.

– Attention, murmura d’Assas, c’est le moment… ils vontnous voir !…

Ils se trouvaient à ce moment à deux pas d’une porte percée dansle mur de la propriété qu’ils longeaient. Or, comme ils arrivaientdevant cette porte, elle s’ouvrit soudain et un jardinier, attirésans doute par le bruit de cette cavalcade, montra dansl’entrebâillement se face curieuse.

Rapide comme l’éclair, Crébillon saisit d’Assas par le bras, letira, repoussa le jardinier ahuri dans l’intérieur et refermavivement la porte.

Il était temps : quelques secondes plus tard la cavalcadepassait à fond de train devant la porte, lancée à la poursuite ducarrosse qui lui avait été signalé.

Pendant ce temps les deux fugitifs surveillaient de très près lejardinier dans la crainte qu’un cri poussé par lui n’attirâtl’attention des soldats.

Mais le brave homme avait été trop saisi par la soudaineté decette irruption, et en outre Crébillon avait achevé de l’anéantiren lui disant sur un ton menaçant :

– Si tu dis un mot, je te tue !

En sorte que, lorsqu’il retrouva ses esprits et l’usage de salangue que la surprise et la terreur avaient collée à son palais,la troupe était déjà loin et tout danger était momentanémentécarté.

Crébillon alors épongea son front ruisselant de sueur pendantque d’Assas remettait son épée au fourreau avec un calme parfait etcomme si rien d’anormal ne s’était passé.

– Ouf ! fit le poète en respirant à pleins poumons, ilétait temps !… Corbleu ! j’aime mieux que la chose aittourné ainsi, car je crois bien que vous alliez faire des bêtises…et moi aussi…

– Bêtises ou non, répondit d’Assas, j’étais bien décidé àne pas me rendre.

– Je l’ai, pardieu ! bien vu, répondit le poète quiajouta : Mais voilà un homme dont la curiosité est arrivéejuste à point pour nous tirer d’un bien mauvais pas.

– C’est parfaitement juste, dit le chevalier, et m’est avisque cela vaut bien une récompense.

Ce disant, d’Assas sortit sa bourse et la tendit au jardinier,en lui disant :

– Mon brave homme, prenez ceci et ne craignez rien :nous ne sommes pas des malfaiteurs.

Le premier mouvement du jardinier fut d’allonger la main pourprendre la bourse qu’on lui tendait et qui lui tirait l’œil.

Mais une réflexion vint sans doute arrêter ce premier mouvement,car il repoussa la bourse et dit d’un ton agressif :

– Je n’ai que faire de votre argent…

– Vous avez tort de refuser, mon ami, fit tranquillement lepoète ; cet argent que nous vous offrons n’est que la justerécompense du service que vous nous avez rendu en ouvrant cetteporte si fort à propos.

– Je ne vous ai point rendu de service et n’ai point derécompense à accepter par conséquent… je ne vous connais point…vous vous êtes introduit ici par surprise et il pourrait vous encuire… Vous ne savez pas où vous êtes… Allez-vous-en, c’est tout ceque je demande… je ne voudrais point perdre ma place pour vous…partez…

Le ton du jardinier était de plus en plus agressif et il élevaitla voix, tout en essayant d’écarter les deux hommes placés devantla porte.

En entendant la réponse de ce farouche gardien, d’Assas, dont lapatience n’était pas la qualité dominante, avait esquissé un gestede menace et ouvrait déjà la bouche pour le tancer vertement,lorsque Crébillon, le devançant, répondit avec son inaltérabledouceur :

– Partir ?… Mais nous ne demandons que cela !…Seulement, vous comprenez, nous avons des raisons particulières decouper au plus court… Il doit y avoir ici une autre sortie quecelle-là… Conduisez-nous donc et vous serez débarrassé de notreprésence.

– Ouais !… comme vous y allez !… Pensez-vous queje vais vous faire entrer dans la maison ?… C’est pour le coupque je serais sûrement chassé !

D’Assas et Crébillon se trouvaient dans un jardin assez vaste etqui pouvait même passer pour un petit parc, tant il étaithabilement distribué et merveilleusement entretenu, et ilsapercevaient au loin, à travers les arbres, un pavillon fortcoquet, quoique de dimensions modestes.

Tout cela leur dénotait que le hasard les avait fait entrer dansla propriété de quelque riche seigneur.

Mais Crébillon réfléchissait et se disait que si son planréussissait, si d’Étioles et le valet Jean jouaient bien leursrôles respectifs, la troupe lancée à leur poursuite ne tarderaitpas à repasser devant la petite porte pour regagner la route deParis.

Sortir par là en ce moment, c’était s’exposer bénévolement à undanger auquel ils venaient d’échapper par miracle, et le poète, quine manquait pas de prudence, se souciait médiocrement d’aller sejeter étourdiment entre les jambes des chevaux de ceux qui lespoursuivaient.

Non que le brave poète craignît quelque chose pour luipersonnellement.

Ce n’était pas à lui qu’on en avait, il le savaitpertinemment.

Mais il craignait par-dessus tout une rencontre qu’il estimaitfâcheuse pour d’Assas qu’il voyait décidé aux pires extrémitésplutôt que de se laisser reprendre.

Aussi tous ses efforts tendaient-ils à éviter à son jeune amicette rencontre qui pouvait avoir des conséquences terribles pourtous les deux, car il était fermement résolu à ne pas abandonner lechevalier, quoi qu’il pût advenir.

Voilà pourquoi il discutait avec le jardinier en poursuivant undouble but qui était soit d’obtenir le passage libre par un cheminqui le mettait hors de la route suivie par les soldats, soit degagner du temps sur place jusqu’à ce que la troupe ayant repassé,ils pussent sortir sans risques sur ses derrières.

Voilà pourquoi aussi, devinant l’énervement de d’Assas, il luiavait fait signe de le laisser arranger seul cette affaire et decontenir son impatience.

Aussi ce fut avec le même calme et la même urbanité qu’ilrépondit :

– Je vois bien que nous sommes ici chez un riche seigneuret même ce petit parc est admirablement entretenu… Si c’est làvotre ouvrage, je vous en félicite… Mais nous sommes gens dequalité, mon brave homme, et si riche que soit votre maître, il nerefusera pas, j’en suis sûr, de venir en aide à deux honnêtesgentilshommes.

– Mon maître est plus puissant encore qu’il n’est riche… onne le dérange pas ainsi… d’ailleurs il est absent… et c’est fortheureux pour vous, car il n’est point de ces seigneurs qui peuventtendre la main à ceux qui, comme vous, évitent avec tant de soinles soldats du roi…

– Drôle !… éclata d’Assas, va dire à ton maître, sipuissant qu’il soit, que deux gentilshommes désirent avoirl’honneur de l’entretenir un instant.

– Si vous saviez chez qui vous êtes, mon gentilhomme, jevous jure que vous ne demanderiez pas à voir le maître de cettemaison et que vous fuiriez séance tenante.

– Ah çà ! où sommes-nous donc ici ?… demandad’Assas en examinant attentivement les lieux.

– Vous êtes chez… tenez, partez, messieurs, partez vite,c’est ce que vous avez de mieux à faire… Allez-vous-en, ou,morbleu ! j’appelle et nous verrons bien alors si…

– Ah çà ! Gaspard, qu’y a-t-il donc ?… Après quien avez-vous ainsi ?…

Ces deux questions, venant interrompre le fidèle jardinier aumoment où il allait s’emporter à son tour, paraissaient venir d’uneallée proche et, bien qu’on ne pût voir encore – car c’était unevoix féminine qui venait de se faire entendre – qui les avaitproférées, le jardinier ôta précipitamment son large chapeau et ditavec respect :

– Madame !…

Au même instant, au tournant de l’allée, apparut une femme d’uneincomparable beauté rehaussée savamment par un somptueux déshabilléde soie rose, enrichi de merveilleuses dentelles. Elle s’approchaitavec une majestueuse lenteur, juchée sur les hauts talons rouges demignons souliers de satin rose, et s’appuyant nonchalamment sur unemagnifique canne à pomme d’or sertie de brillants et enguirlandéed’un flot de rubans roses comme sa toilette.

C’était là, sous ces arbres, une apparition de charme et debeauté, d’une grâce et d’une poésie qui eussent inspiré un peintregénial.

Pourtant, cette suave et vaporeuse apparition produisit surd’Assas l’effet d’une Méduse.

Il saisit la main de Crébillon, et, la lui serrant nerveusement,il laissa tomber un nom qui produisit une violente impression surle poète, car il marmotta entre haut et bas, en coulant un regardde côté sur le jardinier figé dans sa pose respectueuse :

– Ah ! diable… je commence à croire que Gaspard,puisque Gaspard il y a, avait raison… Nous aurions mieux fait del’écouter et de tirer au large… quitte à en découdre avec messieursde la maréchaussée !…

Cependant la femme s’approchait et répétait sa question d’unevoix grave et douce :

– Qu’y a-t-il donc ?…

Mais alors elle se trouva en face des deux intrus : elledevint pâle comme une morte et s’arrêta pétrifiée, s’appuyant desdeux mains sur la haute canne, en proie à une émotion tellementviolente que ses jambes chancelaient et qu’il sembla à Crébillonqu’elle allait défaillir.

Et cette femme, c’était la comtesse du Barry !

Ce parc miniature, ce pavillon coquet, c’était la petite maisondu roi.

La fatalité avait voulu que d’Assas, poursuivi par les soldatsdu roi, sur l’ordre direct du roi sans aucun doute, trouvât un abrimomentané dans la galante retraite du roi et se trouva ainsi prisau moment précis où il se croyait hors d’atteinte et face à faceavec celle qu’il considérait comme une mortelle ennemie et qui sansdoute allait le livrer.

Que faire en cette occurrence ?… Se résigner.

C’est ce que faisait d’Assas, le désespoir dans l’âme, car pourlui la comtesse était une femme malgré tout, et l’idée ne luivenait même pas d’user de violences envers un être faible.

Le trouble visible de la comtesse ne leur échappa point. Ilsembla même à Crébillon, qui l’étudiait plus attentivement et plusfroidement que d’Assas, qu’elle avait les yeux rouges comme si elleavait pleuré.

Seul le jardinier, Gaspard, ne remarqua rien et, uniquementpréoccupé de dégager sa responsabilité à la question qui lui étaitposée par celle qui, pour le moment, était pour lui la maîtresse deces lieux, il répondit avec volubilité et avec une profusion dedétails sur l’intrusion de ces deux étrangers qui refusaient de seretirer et émettaient la prétention de voir et de parler au maîtrede céans.

Le récit détaillé du serviteur donna à la comtesse le temps dese ressaisir.

Elle n’avait d’ailleurs, de tout ce fatras d’explications,retenu qu’une chose : c’est que le chevalier paraissait fuiret s’était momentanément réfugié dans ce jardin.

Mais comment se trouvait-il libre au moment même où, grâce à lascène qu’elle avait habilement jouée la veille au roi, elle étaitsûre que celui-ci avait dû donner l’ordre de faire transférer leprisonnier à la Bastille ?

Comment se trouvait-il là, chez elle, devant elle, poursuivi, àce qu’elle avait pu comprendre, mais, somme toute, libre pour lemoment ?

Telles étaient les questions qu’elle se posait sans pouvoir lesrésoudre.

Le jardinier avait achevé son récit et attendaitrespectueusement les ordres de sa maîtresse.

Les deux intrus n’avaient pas dit un mot, fait un geste.

Eux aussi attendaient évidemment la décision qu’allait prendrela jeune femme, pour régler leur attitude.

La comtesse se décida et dit avec douceur :

– C’est bien, Gaspard, vous avez fait votre devoir, je suiscontente de vous… vous pouvez vous retirer… et puisque cesmessieurs désiraient parler au maître de céans, en son absence, ilsvoudront peut-être bien me dire à moi ce qu’ils avaient à dire…Allez !…

Le jardinier se courba en deux et se retira à reculons enmurmurant un :

– Madame est trop bonne !…

Juliette attendit qu’il se fût complètement éloigné et,lorsqu’elle se fut assurée qu’il avait disparu, elle se tourna versles deux hommes qui attendaient toujours, et contempla longuementd’Assas sans paraître remarquer son compagnon et sans dire unmot.

Instinctivement d’Assas avait pris une pose hautaine, et lesbras croisés sur la poitrine, l’œil fixé sur son ennemie, une mouedédaigneuse aux lèvres, il semblait dire :

– Qu’attendez-vous pour me livrer ?…

Crébillon, lui, était en apparence parfaitement calme etfroid ; seulement ses petits yeux, où pétillaient une lueurmalicieuse, ne perdaient pas de vue les traits fatigués etdécomposés de la jeune femme, et se reportaient de temps en tempsavec une pointe d’ironie moqueuse sur son jeune compagnon.

Et le poète, qui était un profond observateur et dont l’espritinquiet était toujours en éveil, se disait intérieurement avec unesatisfaction manifeste :

– Voilà donc l’ennemie mortelle de cette pauvre Jeanne etde ce joli garçon… Mordieu ; la splendide créature ! etsi j’avais seulement vingt ans de moins, je donnerais beaucoup pourêtre regardé par elle comme elle regarde en ce moment ce granddadais de chevalier qui me fait l’effet, en amour, de ne voir pasplus loin que le bout de son nez… Ah ! les jeunes gensd’aujourd’hui !… nous valions mieux que cela de mon temps…Enfin, cette cruelle ennemie ne nous a pas encore livrés… c’estétrange !… et même, Dieu me damne ! elle a évité deprononcer le nom du chevalier devant le farouche Gaspard qui nous arendu un fieffé service… Que la peste l’étrangle… est-ceque ?…

Cependant la comtesse, d’une voix que l’émotion faisaittrembler, disait à d’Assas :

– Vous ?… Vous ?… Ici !…

Et Crébillon aux aguets trouvait que, pour une farouche ennemie,cette simple exclamation était poussée avec une étrangedouceur.

– Vous êtes donc libre ?… reprenait la comtesse.

Et Crébillon, à part lui, songeait :

– Ouais !… elle dit cela comme elle dirait :« Que je suis donc heureuse de vous voir libreenfin !… » Étrange !… étrange !…

– Comment êtes-vous libre ? continuait la comtesse,alors que je sais que, ce matin même, le roi a ordonné que vousfussiez transféré à la Bastille ?

– Vous savez cela, vous, madame ?… demanda sèchementd’Assas. Pour être si bien renseignée, sans doute êtes-vous pourquelque chose dans cet ordre donné par le roi ?

Juliette rougit.

Crébillon remarqua cette rougeur et se mit à tousser violemment,en coulant un regard de travers sur d’Assas et engrommelant :

– La peste soit du maladroit qui ne voit rien !…

– Comment êtes-vous ici ? demanda encore Juliette.Avant que d’Assas eût répondu un mot, Crébillon s’avança avec unegrâce galante, le jarret tendu, et dit en s’inclinantprofondément :

– Souffrez, madame, puisque mon ami, M. le chevalierd’Assas, n’ose le faire, que je vous présente moi-mêmeM. Prosper Jolyot de Crébillon, humble nourrisson des Muses àqui des esprits, évidemment égarés par une trop bienveillanteindulgence, veulent bien reconnaître quelque talent.

Le poète, nous l’avons dit déjà, ne payait pas de mine.

De son côté, Juliette avait eu le temps de se façonner au grandair d’alors en se frottant journellement à des personnages d’unepolitesse raffinée, servie d’ailleurs en cela par des dispositionsnaturelles et des dons de premier ordre.

Devant cette présentation incorrecte faite sur un ton emphatiqueet en termes théâtraux, elle laissa tomber sur le poète un regardde dédain écrasant, qui eût intimidé tout autre que notre braveivrogne.

Celui-ci, sans paraître rien remarquer, avec une aisancesouriante, continua imperturbablement :

– Vous nous faisiez, je crois, l’honneur de nous demandercomment nous nous trouvions ainsi chez vous, madame ?…M. d’Assas, évidemment subjugué par la splendeur de voscharmes, restant bouche bée, muet d’admiration devant vous,permettez à un homme de mon âge, un ami dévoué, madame, de vousdonner l’explication que vous êtes en droit d’attendre de nous.

Tout en s’adressant à la jeune femme, Crébillon décochait àl’adresse de d’Assas un coup d’œil suppliant comme pour le prier dese taire et de le laisser faire.

Celui-ci comprit du reste parfaitement la signification de cecoup d’œil, et comme il lui répugnait souverainement de s’expliqueravec la comtesse, ce fut avec une satisfaction visible qu’il laissason nouvel ami se charger de ce soin.

La jeune femme, de son côté, voyant que le chevalier paraissaitdécidé à s’opiniâtrer dans une prudente réserve à son égard, maisdésirant néanmoins être fixée, se décidait à répondre à cepersonnage qui lui paraissait quelque peu ridicule, mais qui, dumoins, à ses yeux, avait l’avantage de paraître disposé à raconterce qu’il savait et qui l’intéressait, elle, au plus hautpoint :

– Parlez donc, monsieur, je vous écoute.

– M. d’Assas, reprit Crébillon, a l’heur d’être sinonde vos amis, du moins connu de vous. Vous saviez, madame, qu’ilétait incarcéré au château puisque vous disiez tout à l’heure quele roi avait donné, ce matin même, l’ordre de le faire transférer àla Bastille. Mais saviez-vous pourquoi il était arrêté et quelcrime il avait commis ?

– Non, monsieur, j’ignore ce détail.

– Sachez donc, madame, que ce brave garçon a eu lamalencontreuse idée d’aller trouver le roi pour lui rendre unservice signalé… Or les grands, vous le savez, ou vous ne le savezpas, madame, n’aiment pas qu’on leur rendre certain service quandils ne l’ont pas demandé… Notre bien-aimé souverain a octroyé auchevalier, ici présent, la récompense que méritait son intempestiveintervention… en le faisant arrêter séance tenante.

Mais quand on a l’âge de M. d’Assas et son physique, lesquatre murs d’une cellule n’ont rien de bien attrayant et l’onsonge obstinément à se soustraire à une réclusion contraire àl’hygiène… C’est ce qu’il a fait et, à défaut d’autre moyen, lechevalier s’est tranquillement laissé choir de la terrasse duchâteau.

– Du haut de la terrasse ?… Quelle folie !… vouspouviez vous tuer.

– Je crois bien, madame, songez donc… Quatre-vingts etquelques pieds de hauteur…

– Ah ! mon Dieu !…

– C’est effrayant, fit narquoisement Crébillon ; ilest vrai que monsieur était suspendu à une sorte d’engin inconnu…mais si fragile… que vraiment c’est miracle qu’il ne se soit pasrompu les os !…

– Vous avez fait cela ?… interrogea Juliettehaletante.

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire… Bref, monsieurs’est tiré de là sain et sauf, et j’ai eu l’avantage de lui offrirl’hospitalité en une modeste hôtellerie où je suis descendu…

Mais, madame, le croiriez-vous ?… le lendemain matin,c’est-à-dire ce matin même, à une heure où l’alarme devait êtredonnée au château et où certainement on devait le rechercher detous côtés, M. d’Assas a commis une folie autrementtéméraire.

– Qu’avez-vous donc fait encore ? demanda la comtesseen joignant les mains avec angoisse.

– Figurez-vous que monsieur prétendait avoir uneexplication à demander à un gentilhomme du roi… un certain comte duBarry, je crois…

Juliette tressaillit et regarda attentivement tour à tourd’Assas toujours muet et impassible et Crébillon toujours souriantet satisfait comme si l’intérêt évident que montrait la jeune femmes’adressait à lui.

– Or, savez-vous en quoi consistait cette soi-disantexplication ?… Je vous le donne en mille, madame… Ne cherchezpas, vous ne trouveriez pas… Monsieur que voici, de la propre mainque voilà, a tout bellement administré à ce… comte du Barry…décidément c’est bien ainsi qu’il s’appelle… la plus bellebastonnade que j’ai vue appliquer de ma vie…

– La bastonnade ?… au comte ? Oh !…

– Oui, madame, et si magistralement appliquée que ce comteen est resté sur le carreau en assez piteux état, je croisbien…

– Malheureux !… Qu’avez-vous fait ?…

– Ah ! ces jeunes gens !… quelsimprudents !… Mais le plus beau, c’est que cette correction aété administrée sous les fenêtres du roi… à une heure où la placefourmillait de gentilshommes et de seigneurs se rendant au lever duroi…

– Ah ! mon Dieu !… mon Dieu !…

– Je vois ce que vous voulez dire, madame, fitnarquoisement Crébillon, quelle honte pour ce pauvre comte duBarry !… Mais, ma foi… il paraît qu’il ne l’avait pas volé…car croiriez-vous que ce comte… un gentilhomme, fi !… avaitvoulu bellement occire monsieur par un traîtreuxassassinat !…

– Oh ! !…

– C’est indigne d’un gentilhomme, n’est-ce pas,madame ? et vous pensez comme moi que cette bastonnade étaitbien méritée ?…

Malheureusement, ce scandale sous les fenêtres du roi avaitattiré l’attention des gens du château, en sorte que la troupe selança incontinent à la poursuite de ce jeune téméraire qui eût étéinfailliblement repris si votre jardinier Gaspard, attiré par lacuriosité, n’avait ouvert la petite porte que voici et si votretrès humble valet n’en avait profité pour s’introduire illicitementdans votre propriété… ce dont je vous prie d’agréer nos trèshumbles excuses…

– Malheureux !… malheureux enfant !… répétaJuliette qui s’adressait toujours à d’Assas.

– Maintenant, madame, reprit Crébillon avec une gravité quicontrastait étrangement avec le ton railleur et léger qu’il avaiteu jusque-là, sur mon honneur, M. d’Assas n’a pas commisd’autre crime que celui d’avoir voulu rendre service à son roi, ense sacrifiant lui-même. Vous pouvez le sauver comme vous pouvez leperdre, d’un mot, et tenez… entendez-vous ?… voici les soldatsqui le cherchent et qui reviennent ; dans quelques secondesils seront ici ; ouvrez cette porte, dites un mot, faites unsigne, et il est repris… et cette fois ce n’est plus la Bastillequi l’attend, c’est le bourreau… des mains duquel on ne revient pasvivant… Décidez, madame…

Juliette écouta et entendit, frémissante, le sol qui tremblaitsous les sabots sonores de chevaux lancés à toute allure.

Et le galop se rapprochait de plus en plus, et d’Assas, toujoursmuet et impassible, attendait comme s’il se fût agi d’un autre quede lui, et Crébillon dardait des yeux flamboyants sur la jeunefemme qui se demandait avec angoisse ce qu’elle allait faire… sielle allait écouter les conseils de son cœur qui lui criait desauver celui qu’elle aimait, ou de sa haine qui sournoisement luisuggérait l’idée féroce d’ouvrir cette porte et d’appeler…cependant qu’à son cerveau endolori résonnaient encore les parolesdu poète :

– Cette fois, c’est le bourreau !…

Et la galopade se rapprochait toujours et bientôt passa commeune trombe devant la porte, qui resta close, et se perdit auloin.

Alors un soupir gonfla la poitrine atrocement contractée de lajeune femme, et deux larmes, deux perles brûlantes, glissèrentlentement sur ses joues fatiguées.

Et quand le bruit des chevaux se fut complètement éteint,Crébillon, devant d’Assas qui regardait la comtesse avec des yeuxoù se lisait une stupéfaction immense, Crébillon s’approcha de lajeune femme, saisit sa main et, la baisant avec respect, il ditavec émotion et une douceur touchante chez ce railleursempiternel :

– Vous êtes un brave cœur, mon enfant… Croyez-en un vieuxbarbon qui pourrait être votre père… Vous n’êtes pas faite pour lerôle qu’on vous fait jouer ici… Fuyez, mon enfant… s’il en esttemps encore… réalisez ce que vous possédez… partez dans quelquecoin ignoré… au pays où vous êtes née… vivez modestement maishonnêtement… vous trouverez là le bonheur et l’estime des honnêtesgens, ce qui vaut mieux, croyez-moi, que la vie que vous rêvez etpour laquelle vous n’êtes pas faite…

Sans répondre, car elle était trop émue, Juliette se dirigeavers la porte, l’ouvrit toute grande et dit dans unsanglot :

– Je crois que plus rien ne vous menace… partez… et queDieu vous garde !…

Et d’un geste douloureux elle montrait la route libre, tandisque ses yeux brillants de larmes contenues se fixaient comme ceuxd’un chien aimant sur ceux de d’Assas qui, très ému lui-même, netrouvant pas un mot de consolation ou de remerciement devant cettedouleur si visible, devant cette abnégation si indéniable, sedécouvrit vivement et s’inclina profondément.

Alors le poète prit son jeune ami par le bras, et faisant à lajeune femme un geste d’adieu énigmatique, il entraîna d’Assaspendant que, sur le seuil de la porte, donnant enfin un libre coursà ses larmes trop longtemps contenues, la comtesse les regardaittristement s’éloigner, serrant dans sa main crispée quelque choseque Crébillon venait d’y glisser sans qu’elle s’en fût mêmeaperçue.

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