Le Rival du Roi

Chapitre 9LE RÊVE D’UN IVROGNE

Noé Poisson, pendant que Crébillon discutait avec le lieutenantde police, était sagement resté dans la chambre où nous l’avonslaissé.

Confortablement installé dans un vaste fauteuil, il étaitfortement excité par ses copieuses rasades. Noé, moins sage queCrébillon, n’avait pas eu la prudence de s’arrêter à temps dans sesamples libations.

L’ivrogne avait une idée fixe qui s’était emparée de son cerveaudéjà plutôt obtus dans son état normal, et, en ce moment, de plusobstrué par les fumées de l’ivresse.

On aurait pu l’entendre grogner des phrases commecelles-ci :

– Je ne sortirai pas !… c’est juré.

Je ne boirai pas plus d’une bouteille !… Je l’aipromis.

C’était là son idée fixe, idée d’ivrogne, qui, lentement,s’emparait de lui et chassait toute autre pensée, toute autrepréoccupation.

Or, il restait quatre flacons sur la table.

Il y avait longtemps que Crébillon était parti, longtemps que lapremière bouteille était vidée… longtemps que Noé avait soif.

L’ivrogne pourtant résista à la tentation.

Mais lorsque cette résistance eut duré un temps raisonnable, NoéPoisson, dont le visage s’éclaira soudain d’un large sourire,modifia tout à coup son refrain et s’écria :

– Je ne boirai pas plus d’une bouteille… à lafois !…

Et, enchanté de cet arrangement, il se répéta :

– À la fois !… à la fois !… mais du moment que jene bois qu’une bouteille à la fois, je tiens mapromesse… donc je puis boire tant que je voudrai… pourvu que je neboive pas plus d’une bouteille à la fois.

Et Noé, convaincu par cette logique écrasante, s’empressa dedécoiffer un deuxième flacon.

Crébillon ne revenant toujours pas, un troisième, puis unquatrième flacon suivirent.

Et, chose curieuse, à mesure qu’il buvait, son esprit, –tranquillisé sans doute par cette excuse qu’il avait ingénieusementtrouvé d’un flacon à la fois, – son obsession prenait une autreforme, et il se disait :

– Tu ne sortiras pas !…

Tant et si bien que, ne tenant plus sur ses jambes que par unmiracle d’équilibre, sans s’en rendre compte, sans savoir comment,tout en répétant : « Tu ne sortiras pas, » Noé setrouva dehors.

Le soir commençait à tomber, mais il faisait cependantsuffisamment jour.

Pourtant, si solide que fût notre ivrogne, si habitué qu’il fûtà des beuveries monstres, la dose de liquide qu’il venaitd’absorber était effroyable et dépassait toute mesure.

Il allait comme un automate, ouvrant des yeux énormes, commes’il eût voulu s’emplir la vue de choses que seul il voyait.

Mais il n’alla pas loin : la réaction produite par l’airfrais du dehors lui produisit l’effet d’un coup de poing sur lecrâne et il tomba comme une masse… vaincu peut-être par l’ivresse…frappé peut-être par une congestion.

Combien resta-t-il de temps affalé à l’entrée d’une ruelleétroite et sombre ?… Que lui arriva-t-il ?… Comment sereleva-t-il ?… Comment retrouva-t-il son chemin ?… Autantde mystères qui vont s’élucider pour nous.

Toujours est-il que, sans savoir comment, comme il était sorti,Noé rentra au logis, guidé sans doute par cet instinct merveilleuxdes bons buveurs.

Il réintégra sa chambre sans se rendre compte de rien, il selaissa choir sur le parquet et s’endormit.

Lorsque Crébillon rentra, tard dans la soirée, il le trouva là,ronflant comme un bienheureux.

Le poète eut beau lui parler, le secouer, le traiter d’ivrogneet même lui administrer force bourrades, il n’en put rien tirer quedes ronflements sonores.

Découragé, Crébillon finit par le laisser cuver son vin en paix,mais un cri d’indignation lui échappa en constatant que toutes lesbouteilles étaient vides.

– Ah ! traître ! s’écria le poète, tu as bu monvin de Champagne… et tu prétends ne pas l’aimer, scélérat !…Fiez-vous donc aux amis !… Heureusement que me voilà sain etsauf, pensa le poète, car si l’intervention de ce bélître dePoisson avait été nécessaire à mon salut, où serais-je !… Lemalheureux ! dans quel état il s’est mis, fit-il, non sans unepointe d’admiration. Enfin, tout est bien qui finit bien, et je nepuis trop lui en vouloir, puisqu’en somme de deux choses qu’ilavait promises il en a tenu une et n’est pas sorti !

Sur ce Crébillon, parfaitement tranquille, se coucha avec lasatisfaction du devoir accompli et ne tarda pas à s’endormir.

Le lendemain matin, d’assez bonne heure, Crébillon fut réveillépar la voix dolente de Noé qui lui disait :

– Comment, tu es là, Crébillon ?… Je ne t’ai pasentendu rentrer… je dormais… ce voyage m’avait fatigué…

Et Noé, toujours étendu par terre, se mit péniblement sur sonséant, huma une forte prise pour dégager son cerveau, considéraavec un orgueil non dissimulé le nombre effrayant des flacons qu’ilavait vidés dans ce mémorable après-dîner, et, finalement, laissatomber sur un ton de stupéfaction profonde :

– Je me suis peut-être grisé !…

– Comment, peut-être !… interrompit le poète indigné…Tu as bu jusqu’à mon champagne… mon champagne,entends-tu ?…

– En tout cas, fit Poisson, interrompant son ami pourdétourner l’orage ; en tout cas, si je me suis grisé, du moinsje ne suis pas sorti. Sur ce point j’ai tenu ma parole.

– Je n’en suis pas sûr ! fit Crébillon qui ne pensaitpas si bien dire.

– Crébillon, ce doute est outrageant !… Maisécoute : figure-toi que j’ai fait un rêve… un rêveétrange : j’étais dans une petite rue que je n’avais jamaisvue et que je vois encore comme si j’y étais… à preuve qu’il y al’entrée une boutique de droguiste, avec des tas d’herbes et deplantes sèches pendus à une enseigne… et sur cette enseigne, ungrand pavot en argent massif qui brillait tellement que j’en étaisébloui…

– Allons, dit Crébillon, tu as mal à la tête, mon pauvreNoé. Couche-toi et dors…

Mais Noé était tenace. De plus, son rêve l’avait sans doutevivement frappé et il tenait à le raconter. Aussi, sans tenircompte de la recommandation du poète, continua-t-ilimperturbablement :

– J’étais très fatigué et je m’étais assis sur une bornerenversée à deux pas d’une porte… Tout en soufflant un peu, jeregardais le marteau de cette porte qui était cassé ;figure-toi, Crébillon, que ce marteau était un cercle en fer forgédont il manquait la moitié… Or, comme je regardais ce cercle brisé,la porte s’ouvrit et je vis trois hommes. L’un d’eux avait l’allured’un gentilhomme et portait l’épée, le deuxième paraissait être unbon bourgeois et, le troisième, un valet. Celui qui avait l’aird’un gentilhomme dit au bourgeois :

– Alors, docteur, l’état de cette dame estinquiétant ?

– Très inquiétant, monsieur, répondit le bourgeois, aussije ne saurais trop vous recommander de faire exécuter dès demainmatin, à la première heure, l’ordonnance que je vous ai laissée. Lemoindre retard pourrait être fatal à la malade.

– Soyez tranquille, docteur, vos instructions serontsuivies à la lettre dès demain matin.

Là-dessus, le petit bourgeois s’était éloigné rapidement et lesdeux autres étaient restés sur le pas de la porte.

Crébillon s’était enfui dans la ruelle n’entendant que vaguementle récit de Noé qui, d’ailleurs, paraissait parler autant pourlui-même que pour son ami.

– Alors, reprit Poisson, le valet dit augentilhomme :

– Morbleu ! il ne manquait plus que d’avoir cettepetite Mme d’Étioles malade sur les bras !

Au nom de Jeanne, Crébillon tressaillit et malgré lui prêta uneoreille moins distraite au récit de l’ivrogne quicontinua :

– Ne trouves-tu pas que c’est curieux, Crébillon ?…Mais le plus curieux encore c’est que ce valet ajouta :

– Ne trouvez-vous pas, mon cher comte, que M. Jacquesa des exigences inconcevables ?

Vois-tu, Crébillon, ce valet qui appelle familièrement ungentilhomme : mon cher comte !… il n’y a que dans lesrêves qu’on voit de ces choses-là ! Et le comterépondait :

– Que voulez-vous, mon cher, notre maître a des desseinsprofonds qu’il n’est pas tenu de nous dévoiler et mieux est de luiobéir sans discuter.

– D’accord ! mais il n’en est pas moins vrai que lemétier que je fais ici n’est pas très drôle et commence à me peser,et puisque cette petite d’Étioles…

– Chut ! mon cher, pas de noms, je vous prie.

– Puisque cette petite est gravement malade… sans que noussoyons pour rien dans cette maladie… il eût peut-être été plusprudent de la laisser se débattre… sans la secourir.

– C’est ce que j’ai dit aussi. Mais le maître prétend quecette dame n’étant plus à craindre pour nous… celui que vous savezne songeant plus à elle… la laisser mourir sans lui venir en aideserait un crime inutile. »

Crébillon, de plus en plus intéressé par l’étrange récit que luifaisait Noé, s’était assis sur son séant et écoutait maintenanttrès attentivement son ami qui, flatté de cette attention soudaine,continuait :

« Le valet répondit :

– Excusez ma question, mon cher comte, mais depuis que jesuis enfermé dans cette sorte de prison, je suis plus ignorant deschoses de la cour que le plus provincial des hobereaux… Alors c’estbien vrai ?… le roi est tout occupé de lacomtesse ?… »

Ici, Noé parut faire un effort de mémoire.

– C’est bizarre, reprit-il, le nom de cette comtesse ne merevient pas… je l’ai sur le bout de la langue… il y a du vin dansce nom-là… baril… barrique…

– Du Barry ! fit Crébillon qui trouvait extraordinairecette corrélation qu’il découvrait soudain entre les proposentendus dans un rêve par son ami et ce que lui avait dit lelieutenant de police.

– Du Barry !… C’est bien cela ! fit Noérayonnant, tu as deviné du premier coup, toi.

– Continue ! répondit Crébillon qui semblait réfléchirprofondément. Après, que s’est-il passé… dans ton rêve ?

– Après ?… Le gentilhomme a poussé un juron formidableet il a vertement relevé le laquais parce qu’il prononçait touthaut le nom du roi et de cette comtesse.

– Ensuite ?

– Ensuite le gentilhomme qui était dans l’intérieur estsorti vivement, suivi du laquais ; ils ont inspecté la rue etm’ont découvert sur ma borne.

– Et alors que s’est-il passé ?

– Le gentilhomme est venu à moi ; il m’a secoué… jecrois même qu’il a dû me bâtonner quelque peu, car je me sens moulucomme si vraiment on m’avait battu cette nuit… Quel rêve !…Mais attends, Crébillon, ce n’est pas fini… Après m’avoir rossé deson mieux, le gentilhomme dit au laquais :

– Il n’y a rien à craindre pour ce coup-ci, ce n’est qu’univrogne qui cuve son vin. Mais une autre fois, mon cher, soyez plusprudent.

Là-dessus il est parti pendant que le valet tout penaud rentraitet fermait la porte sur lui. Mais ne voilà-t-il pas un rêveextraordinaire ?

– Extraordinaire, en effet, répondit Crébillon qui sauta àbas du lit et qui, tout en s’habillant vivement, songeait :Tellement extraordinaire que je jurerais que mon sacripant de Noéest sorti et que ce rêve prétendu pourrait bien être une belle etbonne réalité. Je connais, du reste, cette boutique de droguiste,ce pavot d’argent… Où diable ai-je vu tout cela ?…

Tout en songeant ainsi, Crébillon s’était approché de Noé qu’ilinspectait de très près – ce qu’il avait négligé de faire jusque-là– et il constatait que les vêtements de son ami étaient maculés deboue comme s’il avait roulé dans un ruisseau.

Cette découverte confirmait les soupçons qui venaient de sefaire jour dans l’esprit du poète qui, répondant à une idée qu’ilparaissait suivre obstinément, s’écria soudain, au grandébahissement de Noé :

– J’y suis !… je sais où est ce pavot d’argent !…Par la mort Dieu ! j’en aurai le cœur net.

Et comme Noé le regardait avec un ahurissement profond, puisantmachinalement dans sa tabatière de fortes doses de tabac qu’il sefourrait dans les narines, le poète ajouta sur un tonimpératif :

– Allons ! leste ! debout !… noussortons !

– Crébillon, fit la voix dolente de Noé, je suis bienmalade… et j’ai bien soif pour sortir maintenant.

– Tu boiras et tu te soigneras en rentrant… Dépêche-toi,nous n’avons pas de temps à perdre.

Le ton impératif du poète, sa mine grave et soucieuse donnèrentsans doute à réfléchir à maître Noé, car sans plus rechigner, maisnon sans pousser force soupirs, il se mit péniblement sur sesjambes vacillantes.

Alors le poète saisit une valise contenant des effets derechange qu’ils avaient emportés, en sortit un costume completappartenant à Noé et, le lui tendant :

– Habille-toi ! fit-il toujours laconique.

Et, pour aller plus vite, lui-même se mit à dévêtir son amipièce à pièce.

– Tiens ! remarqua Crébillon, ton habit estdéchiré.

– Pourtant, hier il ne l’était pas…

– Regarde toi-même, reprit le poète en mettant sous lesyeux de Noé l’habit maculé qu’il venait de lui enlever.

– C’est ma foi vrai, fit Noé étonné, le galon est arrachéaux revers… Pourtant hier…

– Arraché est le mot, pensa le poète. On diraiteffectivement que ce galon a été arraché brutalement… Enfin, nousallons bien voir…

Aidé par Crébillon, Noé Poisson eut bientôt changé de costume,et les deux amis sortirent.

Sans hésitation, Crébillon prit le chemin des Réservoirs etentra dans la ruelle de ce nom, en se disant toujours toutbas :

– Nous allons bien voir.

Lorsqu’ils furent dans la ruelle, Crébillon s’arrêta devant ladeuxième maison à droite, et comme il levait le nez en l’air,paraissant chercher quelque chose, machinalement Noé fit de même etresta bouche bée, les yeux écarquillés.

– Crébillon ?… fit-il. Oh ! comme c’estbizarre !…

– Quoi donc ? fit Crébillon qui l’observait du coin del’œil.

– Cette enseigne, continua Noé, ces paquets d’herbes, cepavot d’argent… ils ressemblent étrangement à ceux que j’ai vusdans mon rêve !… Comme c’est bizarre !…

– C’est un reste de ton ivresse d’hier, répondit Crébillonqui continua son chemin, entraînant Noé qu’il tenait toujours parle bras.

Mais quelques pas plus loin, nouvelle exclamation de l’ivrognequi venait de reconnaître la borne renversée qu’il avait vue dansson rêve.

Et comme Crébillon haussait les épaules avec incrédulité, Noéreconnut aussi le marteau de porte cassé, bien mieux, il trouva etramassa un morceau de galon qui traînait par terre et quiressemblait diantrement au galon de l’habit déchiré qu’il venait dequitter.

Mais comme l’ivrogne poussait des exclamations intempestives,répétant toujours :

– Oh ! comme c’est bizarre !…

Crébillon lui dit en se croisant gravement les bras et de sonair le plus sévère :

– Ceci vous prouve, monsieur Poisson, que non seulementvous vous êtes grisé hier, mais encore que vous êtes sorti… malgréle serment solennel que vous aviez fait… sans vous soucier de cequ’il pourrait advenir de moi, votre ami… en sorte que s’il m’étaitarrivé malheur, vous n’auriez pu me venir en aide, comme il étaitconvenu… et si j’étais mort… car je pouvais être tué… arrêté… quesais-je ?… de quelle utilité m’auriez-vous été ?…d’aucune !… et je serais mort par votre faute, assassiné parvous… mon ami !…

À cette verte mercuriale, à cette évocation de son ami mort parsa faute, le pauvre Noé, tout honteux, sentit des larmes lui monteraux yeux, et d’une voix humble et soumise il murmura :

– Pardonne-moi, Crébillon… mon ami !…

Le poète secoua douloureusement la tête comme pour dire :Je n’ai plus d’ami !

– Que faut-il faire pour réparer… parle !

– Écoutez, monsieur Poisson, les dangers que j’ai courushier et auxquels j’ai échappé je vais les courir encore… Ce soirvotre ami Crébillon sera peut-être enfermé dans quelque cul debasse fosse… Vous seul pourrez peut-être me tirer de là… Aurez-vousla volonté nécessaire pour rentrer à l’hôtellerie, n’en pas bouger…ne pas boire ?…

Et tout en parlant, Crébillon s’était éloigné sans affection dela fameuse porte au marteau brisé, emmenant, naturellement, Noéavec lui.

Noé, sincèrement ému, répondit avec un empressement qui prouvaitque son affection pour le poète était profonde etsincère :

– Je rentre à l’instant, Crébillon, et cette fois, si tu neme retrouves pas tranquille et à jeun, passe-moi ton épée autravers du corps… je l’aurai mérité.

Et après avoir broyé énergiquement la main de son ami, Noépartit rapidement, sans tourner la tête, en secouant son grosventre.

Crébillon, débarrassé de Noé, avisa une sorte de cabaret borgnequi se trouvait presque en face la porte au marteau, y entra,demanda une bouteille de vin et s’installa de façon à ne pas perdrede vue la mystérieuse maison.

Tout en buvant lentement son vin et en surveillant la porte, lepoète songeait à Noé et reconstituait par la pensée ce qui avait dûse passer la veille pendant qu’il était chez le lieutenant depolice.

– Pardieu ! se disait le poète, le drôle s’est enivré,puis il est sorti. Il se sera affalé devant cette porte… c’est cequ’il appelle s’être reposé sur une borne… Il aura ainsi, à demiassommé par l’ivresse, assisté à la conversation de ces mystérieuxpersonnages… Découvert, il a été saisi à la gorge par celui qui estcomte ; brutalement secoué, le galon de son habit est restéentre les mains de celui qui le tenait et qui, voyant dans quelétat se trouvait l’homme qu’il voulait étrangler, l’aura laisséretomber lourdement sur la chaussée… c’est ce que Noé appelle avoirété roué de coups. Le malheureux ne se doute pas qu’il l’a échappébelle… à moins que tout le reste ne soit réellement qu’un rêve.

Tout en soliloquant, Crébillon poursuivait patiemment sasurveillance.

Neuf heures du matin sonnèrent et il y avait bien deux heuresque le poète était aux aguets.

Il commençait à perdre patience lorsque soudain iltressaillit.

La porte d’en face venait de s’ouvrir et un minois de soubretteéveillée se montrait dans l’entrebâillement.

Crébillon aussitôt se leva, paya et sortit.

Sans affection il suivit de loin la soubrette qui venait dequitter la maison et ne cherchait nullement à se cacher. Il la vitentrer chez le droguiste.

Le cœur de Crébillon battit violemment.

– Est-ce que le rêve de Noé serait vrai jusqu’aubout ? songea-t-il.

Et, se dissimulant dans une encoignure, il attendit.

Au bout de quelques instants, la soubrette reparut chargée depetits paquets et de fioles, et se dirigea rapidement vers lafameuse porte qui s’ouvrit devant elle et se referma sansbruit.

Alors Crébillon, à son tour, entra chez l’herboriste et,moyennant l’achat de quelques pastilles et d’un sirop souverainpour la toux, à ce que prétendait le droguiste, grâce à quelquescompliments adroitement faits, il apprenait que la soubrette venaitainsi chez ce droguiste depuis quelque temps, presque tous lesjours, et que la personne malade était une dame qui recevaitl’hospitalité chez les maîtres de la soubrette.

Il n’y avait plus de doute à avoir : Noé n’avait pasrêvé…

Restait à savoir si la dame malade était réellement Jeanne.

En quittant le lieutenant de police, le poète s’était dit quepuisque Jeanne filait le parfait amour avec le chevalier d’Assas,il ne voyait pas pourquoi il irait les importuner.

Car Crébillon ne doutait pas que l’histoire que lui avait contéeBerryer ne fût vraie.

Débarrassé du remords d’avoir livré Jeanne au roi, il s’étaitdit que le meilleur était de rentrer tranquillement à Paris ;ce qu’il aurait fait le matin même, si Noé ne l’avait arrêté par lerécit de son rêve.

La conversation entre ces étrangers, surprise par l’ivrogne dansson ivresse, était venue confirmer au poète la sincérité des diresdu lieutenant de police.

Mais de deux choses l’une : ou Noé avait puisé dans lesfumées de l’ivresse l’histoire qu’il avait racontée et, alors,cette coïncidence d’une femme malade précisément dans la maisonreconnue par l’ivrogne n’était qu’une coïncidence extraordinaire,sans plus, ou le tout était vrai.

Alors la malade pouvait fort bien êtreMme d’Étioles… ce qui ne lui était pas encoreprouvé.

En tout cas, ce qui ressortait de plus clair pour le poète, detout cet imbroglio, c’est que Jeanne courait un danger réel…qu’elle avait des ennemis puissants qui paraissaient s’acharner àsa perte, sinon à sa vie.

Dès lors, le devoir du poète lui paraissait touttracé :

Découvrir Jeanne et l’arracher à ses persécuteurs.

Et puisque Berryer, qui n’avait pas menti sur tant de points siimportants, prétendait que le chevalier d’Assas pouvait donner laclef de cette énigme : rechercher et trouver coûte que coûtele chevalier.

Telles étaient les réflexions de Crébillon tandis qu’ilréintégrait la chambre de l’hôtellerie où l’attendait Noé.

Et le poète, qui le matin comptait rentrer à Paris, étaitmaintenant fermement résolu à ne pas quitter Versailles tant qu’iln’aurait pas découvert la retraite de d’Assas et celle de Jeanne,tant qu’il n’aurait pas reçu l’assurance que rien ne menaçait cettedernière, et, enfin, tant qu’il ne saurait pas d’une manière exactequelle était cette femme de qualité, malade dans la mystérieusemaison de la ruelle aux Réservoirs.

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