Chapitre 7UN DRAME À BORD
L’Étoile-Polaire était un yacht àvapeur de six cents tonneaux. Sa machine, d’une force de deux centschevaux, était à chaudière tubulaire et à tirage forcé. En pleinemarche, le yacht filait facilement vingt-huit nœuds. En outre, leyacht était pourvu d’un appareil de T.S.F. perfectionné par GoëlMordax et Ursen Stroëm. De cette façon, les touristes demeuraienten communication constante avec les ateliers du sous-marin, etétaient tenus chaque jour au courant de ce qui se passait à laGirolata.
Le capitaine, M, de Noirtier, était unexcellent marin, et il avait maintes fois donné des preuves de sonsang-froid et de son habileté. Il avait lui-même recruté les marinsde l’équipage de son yacht, et il n’avait admis, à bord del’Étoile-Polaire, que de vieux loups de mer d’une fidélitéet d’un dévouement à toute épreuve.
L’Étoile-Polaire, depuis deux joursdéjà, avait quitté le golfe de la Girolata et commencé sacroisière. Après avoir doublé le cap Corse, le yacht visitait,l’une après l’autre, les îles pittoresques et à demi sauvagessituées entre la Corse et la péninsule italienne : Capraja,Elbe, Pianosa, Giglio et Monte-Cristo. Le temps était magnifique etla mer si calme, que le yacht semblait glisser sur un lacd’huile.
La vie, à bord, s’écoulait dans un véritableenchantement. Edda et Goël contemplaient le magnifique panorama duciel, de la mer azurée et des îles en fleurs. Et leur amours’augmentait de la magnificence de ce splendide décor d’une poésiegrandiose.
Ursen Stroëm travaillait et discutait, heureuxdu bonheur de ceux qui l’entouraient. Quelquefois, il s’absorbaitdans une partie d’échecs avec le capitaine de Noirtier, qui lebattait invariablement. Coquardot chantonnait, en rêvassant à laconfection de quelque plat inédit, Mlle Séguy taquinait le pauvreM. Lepique, qui, seul, au milieu de l’allégresse générale, neriait pas.
Pauvre M. Lepique ! Il n’avait pasle pied marin, le cœur encore moins… M. Lepique était malade,malade à rendre l’âme. Il geignait et se lamentaitcontinuellement.
– Allons, grand enfant, disait MlleSéguy, du courage ! … Ce n’est qu’un moment à passer.
– Du courage, j’en ai, mademoiselle, jevous assure que j’en ai… Mais seulement…
Le reste de la phrase se perdait dans unbredouillement confus.
– Monsieur Coquardot, criait la jeunefille, un peu d’éther et de citron pour M. Lepique !
Et Coquardot, le sourire aux lèvres,apparaissait, un plateau à la main :
– La citronnade demandée…voilà !…
Cependant, M. Lepique finit par triompherde son ridicule malaise. Quand on passa au large de Monte-Cristo,il était tout à fait rétabli. Seulement, quand on voulut l’emmenerdans l’île pour récolter quelques insectes, il refusaénergiquement.
– Je suis bien ici, j’y reste !…répétait-il.
– Mais, pourquoi ne voulez-vous pasdescendre ?
– C’est qu’il faudrait merembarquer !
– Eh bien ?
– Eh bien, j’ai peur d’une rechute.
– Malgré tout ce qu’on put dire de lui,malgré l’envie qu’il avait lui-même de descendre à terre, ils’entêta dans son refus et demeura à bord, au grand amusementd’Ursen Stroëm et de ses amis.
Le matin même, grâce à l’appareil de T.S.F.,qui reliait l’Étoile-Polaire aux chantiers duJules-Verne, Pierre Auger, l’homme de confiance d’UrsenStroëm, avait donné des nouvelles des travaux.
Goël apprit avec plaisir que les dispositifsde l’aménagement intérieur étaient poussés avec la plus grandeactivité. En même temps que l’on mettait la dernière main aucapitonnage, à l’ameublement, aux dorures et aux peintures de lapartie habitable du Jules-Verne, on commençait déjà à embarquerdans les soutes les vivres et les produits chimiques indispensablesau fonctionnement des machines.
Ursen Stroëm et Goël voyaient avec joieapprocher la date de leur premier voyage d’explorationsous-marine.
L’excursion dans l’île devenue à jamaiscélèbre depuis le roman d’Alexandre Dumas : Monte-Cristo, futdes plus gaies. On pêcha dans les petits golfes de l’île, on chassasous les forêts de citronniers et de lentisques sauvages. Mais Eddaet Goël cherchèrent vainement dans les broussailles l’emplacementde la caverne indiquée par l’abbé Faria.
Quand ils regagnèrentl’Étoile-Polaire, ils aperçurent M. Lepique qui sepromenait avec agitation sur le pont.
– Merveilleux navire que votre yacht,monsieur Stroëm, dit-il au Norvégien en lui donnant une énergiquepoignée de main.
– Ah ! ah ! vous commencez àvous habituer aux excursions en pleine mer !
– Il s’agit bien de cela ! répliquavivement le naturaliste… Venez voir ce que j’ai trouvé, en faisantune petite promenade sur la cale et sur le pont…
Et il entraîna tout le monde dans sa cabine.Là, sur la table, des bouchons, alignés comme des soldats àl’exercice, supportaient des insectes de formes diverses, le corpstraversé d’une épingle.
– Hein !… que pensez-vous decela ? Dit M. Lepique avec orgueil… Vous revenez lesmains vides, et moi, sans me déranger, j’ai fait une chasse, unechasse miraculeuse ! La faune entomologique del’Étoile-Polaire est désormais déterminée et classée.
– Quelle horreur ! s’écria MlleSéguy… Nous faire voir ces ignobles bêtes avant de nous mettre àtable !
– Ignoble est le mot, fitM. Lepique… Celle-ci, bizarrement découpée, est le kakerlacorthoptère, puant et répugnant, cousin germain des blattes, dontvoici de superbes spécimens. Celui-là, c’est l’authrène desmusées ; cet autre, l’attagène des pelleteries, tous deuxgrands destructeurs de fourrures.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Edda,en désignant un animal vermifore, de quelques millimètres de long,collé sur une bande de papier.
– C’est la larve du dermeste du lard… Jel’ai trouvé sur une couenne, dans la soute aux vivres.
– Diable ! fit Stroëm… Voilà unconsommateur de charcuterie dont il faudra purger le navire.
– Ainsi que des blattes et des kakerlacs,répondit M. Lepique, si toutefois vous le pouvez.
Il présenta ensuite toute une collection dedévastateurs. Ceux-ci s’attaquaient au cuir, ceux-là au bois ;d’autres dévoraient les vêtements.
– Mais ce que j’ai trouvé de pluscurieux, dit en terminant le naturaliste, c’est un champignon quime paraît nouveau. Il ressemble un peu à la clavaire ou menotte etse développe sur le bois… J’en ai recueilli plusieursexemplaires.
En même temps, il exhibait, aux yeux de sesamis étonnés, deux ou trois boulettes déchiquetées, desséchées etnoirâtres.
– Je ne l’ai pas encore déterminé,fit-il, mais je serais heureux si Mlle Séguy voulait bien accepterle parrainage.
– Halte là ! s’écria tout à coupM. de Noirtier… Ne l’écoutez pas, mademoiselle… SiM. Lepique veut flairer d’un peu près son champignon, ilreconnaîtra sans peine qu’il a affaire à une vieille chique detabac.
Effaré, M. Lepique laissa tomber sesprétendus cryptogames et s’élança sur le pont. Son départ futaccompagné de formidables éclats de rires.
Après le repas, où les découvertes deM. Lepique servirent de thème à une foule de plaisanteries, onpassa sur le pont, où les tentes de toile écrue, installées pendantle jour, avaient été relevées, et chacun prit place sur desfauteuils pliants.
Ursen Stroëm offrit un régalia àM. Lepique et à Goël. L’Étoile-Polaire marchait àpetite vapeur. La brise attiédie de la Méditerranée était chargéede capiteux effluves émanés des fourrés de myrtes et de citronniersde l’île de Monte-Cristo, dont on voyait les sommets, d’un violetpâle, diminuer lentement au fond de l’horizon qu’illuminaient lesrayons argentés de la pleine lune. L’heure était exquise et unique.Tous s’abandonnaient à leur rêverie, bercés par le ronron monotonede l’hélice, par la douceur d’un roulis et d’un tangage à peineperceptible. Goël avait pris entre ses mains une des fines mainsd’Edda…
Ce religieux silence fut tout à coup troublépar la voix aigre de M. Lepique.
– Avec tout ça, dit-il, vous ne nous aveztoujours pas raconté, monsieur Stroëm, comment vous avez fait votrefortune ?
– La voilà bien, la gaffe ! murmuraMlle Séguy, en donnant un vigoureux coup de coude au malencontreuxquestionneur.
Edda et Goël se regardèrent, brusquement tirésde leur songe. Puis, en voyant la mine du malheureuxM. Lepique, ils eurent un violent accès de rire, auquel UrsenStroëm fut le premier à se joindre.
– La question de notre ami Lepique,répondit-il, est toute naturelle, et je suis très heureux de cetteoccasion qui va me permettre de vous racontes mes débuts, dont, envéritable parvenu, je suis demeuré très vaniteux… En Norvège, dansnotre mélancolique pays de neiges et de fjords, nous naissonshommes d’action. À la mort de mon père, j’avais dix-sept ans. Il neme vint pas à l’idée, comme cela fût arrivé à beaucoup de jeunesFrançais de mon âge et dans ma situation, de solliciter un emploidans une administration de l’État, une sinécure peu rétribuée, quim’eût permis de mener une existence routinière et sans tracas… Jeme lançai immédiatement dans le commerce des bois de Norvège. Je memariai. J’installai plusieurs scieries, un comptoir à Berghen etl’autre à Drontheim ; et, pendant quelque temps, mes affairesprospérèrent… Un accident que je ne pouvais prévoir, l’incendie demon entrepôt principal, vint me plonger dans la misère.
Ici, la voix d’Ursen Stroëm se fit plus grave,comme attendrie par l’écho d’une tristesse :
– La mère d’Edda mourut… Toutm’accablait. Je réunis les débris épars de ma fortune. Je confiaima fille aux soins d’une vieille parente, et je m’embarquai pourl’Alaska… Je n’avais alors que vingt-cinq ans. J’étais à l’âge où,avec de l’énergie, on peut recommencer une existence, se refaireune situation… À cette époque, l’Alaska était encore fort peuconnu. Quelques rares aventuriers parcouraient seuls ses solitudesimmenses. Désespérant de jamais rétablir ma fortune dans ce paysmaudit, je voulus me rendre à la baie d’Hudson, pour faire lecommerce des pelleteries. Vingt fois, j’ai failli périr. Jerencontrai une tribu d’Esquimaux, au dire desquels il se trouvait,beaucoup plus au nord, des placers d’une richesse incalculable… Jeme joignis à ces pêcheurs nomades, buvant comme eux l’huile desphoques et le lait des rennes, traversant parfois, dans un traîneauattelé de chiens esquimaux, des centaines de kilomètres de plainesglacées, sans un arbre, sans une herbe, hantées seulement parl’ours blanc, le renard et le lièvre polaire.
– Avez-vous eu l’occasion de recueillirquelques insectes de ces régions ? demandaM. Lepique.
– Ma foi, non, répliqua Ursen Stroëm…Mais, en revanche, j’ai découvert de magnifiques gisementsaurifères, sur la côte occidentale du Groenland, me contentantd’emporter, cette première fois, quelques lingots… J’y suis revenul’année d’après, avec une expédition bien organisée… Telle est lasource de ma fortune.
– Mon père oublie de dire, fit Edda,qu’il fit de ses trésors une large part à tous ceux qui l’avaientaccompagné.
– Cela était d’une justice tout à faitélémentaire, repartit le Norvégien… On n’est pas digne d’être richelorsqu’on fait de ses richesses un emploi égoïste.
– On ne peut pas vous faire ce reproche,dit Goël. Outre la construction du Jules-Verne, vous avez,au vu et su de tout le monde, encouragé et commandité des centainesd’entreprises utiles au bien-être de l’humanité.
Ursen Stroëm en convint.
– Mais ce qu’il y a de plus curieux,ajouta-t-il, c’est que beaucoup d’entreprises, conçues par moi dansun but philanthropique, et dont j’avais cru le capital sacrifié,m’ont donné d’excellents résultats au point de vue financier :l’assainissement des marécages de la Sardaigne, par exemple.
– Il en sera de même duJules-Verne, construit par notre cher Goël, et del’exploitation industrielle des richesses sous-marines !s’écria Edda avec enthousiasme.
Goël ajouta gravement :
– La mer, qui couvre les deux tiers de lasurface du globe, renferme des milliards et des milliards sousforme de mines, de minéraux, de quoi décupler, centupler même lebien-être et la puissance humaine, de quoi faire disparaître àjamais de la surface de la terre le vice, la misère et la laideur.C’est la science souveraine qui doit donner à l’homme le bonheurauquel il a droit par son intelligence et les efforts de sontravail séculaire.
Tout le monde était retombé dans le silence.Chacun entrevoyait, pour l’avenir des sociétés et des peuples, deshorizons grandioses.
Petit à petit, l’on avait regagné les cabines.Edda et Goël, demeurés les derniers, finirent par se retirer aussi.Il ne resta sur le pont que Coquardot, qui, couché de tout son longà l’avant, sur un rouleau de vieilles voiles, avait trouvé la nuitsi belle qu’il avait résolu de la passer sur le pont.
Cependant, Edda, après avoir vainement cherchéle sommeil, était remontée sur la dunette. La brise du soirrafraîchissait ses tempes enfiévrées. Elle s’enivrait de calme etde solitude, de cette belle nuit transparente et bleue, de cetteombre pétrie de lumière, où de petites vagues d’azur, que la lunecouronnait d’un faible panache d’argent, venaient bruire doucementcontre la muraille du navire. Sur le pont del’Étoile-Polaire, on n’entendait aucun bruit.
À l’avant, non loin de Coquardot, les deuxhommes de quart dormaient, enveloppés dans leurs cabans de grosdrap.
Tout à coup, Edda tressaillit. Il lui avaitsemblé entendre un grincement le long de la paroi de bâbord.
« Bah ! songea-t-elle, c’est quelquechaîne que l’on aura oublié d’amarrer. »
Presque au même moment, elle crut entendreramper avec précaution non loin d’elle.
Edda était brave. Elle s’avança pour voir d’oùprovenait le bruit suspect.
Mais à peine avait-elle fait un pas, que troisombres se dressèrent brusquement et fondirent sur elle.
La jeune fille poussa un cri. Déjà, une mainse posait sur sa bouche. Elle se trouvait réduite au silence.
En un clin d’œil, elle fut bâillonnée etgarrottée.
Et ses étranges ravisseurs l’emportèrent dansla direction de la coupée de bâbord.
Cependant, si peu de bruit qu’eût produitcette lutte, cela avait suffi pour tirer Coquardot de sa paresseusesomnolence.
– Hein ! … Quoi !… s’écria-t-ilbrusquement, sans comprendre encore de quoi il s’agissait.
Et, sans se donner le temps de réfléchir à cequi se passait, il se précipita au secours d’Edda, au moment précisoù un des bandits – un homme aux formes athlétiques – descendait lecorps de la jeune fille par l’échelle de la coupée.
– Au secours ! au secours ! …s’écria Coquardot de toutes ses forces.
Et il décocha un formidable coup de tête àl’un des ravisseurs.
Mais le troisième bandit saisit l’infortunécuisinier par la ceinture et le précipita dans la mer.
Une fois encore, on entendit la voix deCoquardot… Puis tout rentra dans le silence ! …
Vainement, les hommes de quart, réveillés parles appels du cuisinier ; vainement tout l’équipage, UrsenStroëm, Goël et M. Lepique mirent-ils les embarcations à lamer… Les petites vagues argentées couraient tranquillement sous lalune ; aucun navire, aucune terre n’était en vue.
Edda, Coquardot et leurs ravisseurs s’étaientévanouis sans laisser la moindre trace de leur inexplicabledisparition.
