Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 32DÉCLARATION DE GUERRE

Au boutde peu d’instants, le capitaine Jacobus touchait à la tente que luiavait indiquée la houssine de l’officier, et jetant son nom àl’écuyer qui veillait devant la tente, il pénétra chez le duc.

– Que tout le monde s’éloigne,monseigneur, nous avons à causer, dit le capitaine qui jeta sonfeutre.

Et l’expression de son visage était telle quele duc François-Albert, sans répliquer, donna ordre à son écuyer defaire en sorte que personne ne les interrompît.

Le duc de Lauenbourg était un beau jeunehomme, grand et bien fait. Il avait la mine hautaine, laphysionomie expressive, mais dans les traits, dans le sourire, dansle regard surtout, quelque chose d’inquiet et de farouche quifaisait songer vaguement à ces animaux de la race féline qui onttoujours l’oreille tendue et les yeux en éveil ; il attiraitet repoussait également : on l’aimait à première vue, ou en saprésence on éprouvait un sentiment d’aversion spontanée.

Il était de la race des êtres magnétiques.

Le capitaine ôta ses gants et posa sa lourdeépée sur un meuble, comme un homme qui prend ses aises avant decommencer l’entretien. Le duc se gardait bien de l’interroger. Ille suivait silencieusement des yeux et ne perdait pas un de sesmouvements.

– À présent, expliquons-nous ! dittout à coup le capitaine.

Le duc François-Albert ne répondit pas :il attendait toujours.

– Monseigneur, vous haïssez le roiGustave-Adolphe, votre ami, reprit le capitaine.

– Moi ! s’écria le duc blêmed’épouvante.

– Vous. Et la chose que vous souhaitez leplus au monde, c’est de le voir mort.

Le duc regarda autour de lui comme s’il eûtcraint de voir paraître tout à coup la figure terrible du roi.

– Ah ! taisez-vous !murmura-t-il. N’ai-je pas vécu, grandi auprès du roi ? Unetelle parole ici, quand mille oreilles suédoises peuvent nousentendre !

– Personne ne nous écoute. Tout dortici ; donc nous pouvons parler.

Le capitaine repoussa d’un pied l’escabeau surlequel il était assis, et marchant d’un pas vif, les yeux sur leduc qui pâlissait :

– Faut-il que je vous prouve que je saisbien à qui je m’adresse, monseigneur ? reprit-il. Écoutez-moidonc !

Et d’une voix brève, mâchant ses mots, ilcontinua en ces termes :

– Jeune, vous avez été, je le sais, lecompagnon de jeux du roi Gustave-Adolphe. Vous partagiez sesplaisirs et l’on vous voyait dans l’appartement de sa mère presqueaussi souvent que l’héritier du trône. Vous aviez, m’a-t-on dit,mêmes armes et mêmes chevaux. Quiconque vous apercevait en passantpouvait croire que vous étiez frères ; mais un jour, et auplus fort de cette intimité si tendre et que tant de personnes vousenviaient, la main du roi tomba sur votre joue. Est-cevrai ?

Le duc, qui venait de saisir un mouchoir et ledéchirait entre ses doigts, ne répondit pas.

– On raconte bien, poursuivit lecapitaine Jacobus, que plus tard, et à l’instigation de sa mère, lejeune roi vous embrassa et vous combla de cajoleries ; maiscette insulte, vous l’avez gardée sur la joue ; le son mat dece soufflet retentit encore au plus profond de votre cœur ; lamarque n’en est pas effacée. Et tenez, tandis que je vous parle, lerouge de la honte et de la colère vous monte encore auvisage !

Le duc mordit ses lèvres jusqu’au sang ;il avait le visage en feu.

– Ah ! ce soufflet !murmura-t-il.

Mais faisant tout à coup un effort violent surlui-même, et d’une autre voix :

– J’étais presque un enfant alors,dit-il ; le roi l’était aussi.

– Oui, un enfant qui portaitl’épée ; mais c’était l’héritier d’un roi, et vous ne l’avezpas tirée !

– Ah ! tais-toi ! Que veux-tudonc, toi qui parles ainsi ?

– Et plus tard (car vous allez voir,monseigneur, que je sais bien tout), quand vous aviez âge l’homme,n’avez-vous pas pensé à donner un lustre plus éclatant à la racedont vous sortiez en vous alliant à une princesse de la maison deBrandebourg ?

– Qui t’a dit ?…

– Et que voulez-vous que fasse uncapitaine d’aventures s’il ne cherche pas, en battant le monde, àdeviner l’histoire secrète des grands seigneurs quil’emploient ? J’interroge, j’écoute et j’apprends. Donc,sincèrement ou non, vous étiez épris de la princesse Eléonore,fille de l’électeur Guillaume ; mais voici que desambassadeurs viennent, au nom du roi de Suède, demander la main decette princesse, et le duc de Lauenbourg retourne dans ses châteauxle cœur ulcéré, les mains vides ! Votre Altesse avait trouvédevant elle le même homme qui avait levé sa main sur votre visage,monseigneur. Est-ce vrai, dites ?

– Ah ! démon, tu sais tout !murmura le duc.

– Est-ce tout ? Oh ! nonpas ! Un jour vint où le hasard des voyages vous fitrencontrer une femme jeune et belle. Ah ! vous ne songiez pasà lui faire porter la couronne de duchesse à celle-là ! Sanaissance n’était point illustre, mais vous l’aimiez, et votre cœurbattait quand vous entendiez son pas léger. Que d’efforts, que delarmes pour attendrir ce cœur impitoyable ! avec quellepersévérance ne cherchiez-vous pas le chemin qui pouvait vous yfaire entrer ! Un homme paraît, et ce que vos soupirs, vostransports n’avaient pu mériter, en un jour il l’obtint. Dès lorsMarguerite Cabeliau appartenait au comte de Wasaborg.

Le duc ne déchirait plus le mouchoir quetordaient ses mains, il le mordait.

– Le comte de Wasaborg ! Ah !si j’ai cru un temps que c’était là le véritable nom du séducteur,poursuivit le capitaine, c’est que je ne savais pas alors que leroi, comme un étudiant de l’université d’Upsal, courait lesaventures, s’enveloppait d’un manteau sombre, se glissait la nuitsous les ombres d’un jardin et parlait d’amour aux pieds d’unejeune fille lorsqu’on le croyait au fond de son palais, occupéseulement des affaires de l’État ! mais vous le saviez déjà,vous ?

– Oh ! oui, murmura le duc.

– Et vous le saviez si bien, qu’un jourvous êtes venu en personne, déguisé, une bourse d’or à la main,prier l’homme qui vous parle d’enlever Marguerite. C’étaitpeut-être l’amour qui vous animait encore, mais peut-être bienaussi était-ce la haine ? Ah ! j’en ai vu la marque survotre front quand vous m’avez rejoint, la nuit même de cettetentative inutile contre la maison blanche, et que roulant votreceinture pleine d’or autour de ma taille, vous m’avez crié :« Va-t’en, disparais ! Cet homme est le plusfort ! » Alors vous pensiez moins à Marguerite que vousperdiez qu’à Gustave-Adolphe qui vous avait vaincu ! Quel âpresourire sur vos lèvres ! quelle contraction sur votrevisage ! Allez ! je suis bien sûr que jamais le roi nevous a vu ainsi. Sans doute alors il vous connaîtraitmieux !

La sueur perlait sur le front du ducFrançois-Albert : il étouffait. Jetant tout à coup à ses piedsles lambeaux du mouchoir mis en pièces :

– Mais enfin, pourquoi me dis-tu toutcela ? Que t’importe ? s’écria-t-il.

– Parce que, moi aussi, je haisGustave-Adolphe, que nos haines sont sœurs, et que sa mort que vousdésirez, il me la faut !

Les deux interlocuteurs se regardèrent face àface une minute.

Le duc saisit la main du capitaine.

– Ah ! tu le hais ! Parle,parle, alors ! dit-il. Et si tu m’apportes la vengeance,quelle que soit la récompense que tu ambitionnes, elle est àtoi !

– La vengeance est boiteuse, monseigneur,laissez-lui le temps d’arriver. Mais choisissez votre heure, jeserai près de vous, dans votre ombre, et le jour où vous medirez : « Frappe ! » je frapperai. Il vousmanquait un complice, un homme à qui l’on peut tout dire et quisoit prêt à tout, qui veille et qui se taise, qui jamais n’oublieet jamais ne pardonne, un de ces êtres qui se donnent corps et âmeà une entreprise noire, et qui s’acharnent après leur victime commele loup après une piste : je suis cet homme,regardez-moi !

En ce moment, debout, tête nue, les yeuxremplis d’éclairs, le front livide, les lèvres agitées par lefrisson de la haine, le capitaine Jacobus était terrible àvoir.

– Oui, oui, dit le duc, tu es bien celuique j’attendais !

– À l’œuvre donc ! s’écria lecapitaine. Vous êtes d’une maison souveraine, les portes de tousles palais vous sont ouvertes, et vous ne voulez pas laisser tomberdans le sang le blason de votre famille… c’est bien ; vousserez la pensée, je serai l’instrument. Est-ce que j’ai un avenir,moi ? Que m’importe de livrer mon nom à l’exécration des racesfutures, si Gustave-Adolphe tombe !… Homme, il m’ainsulté ; soldat, il m’a outragé ; capitaine, il m’adépouillé, flétri, chassé !… Ma vengeance, voilà ma loi !et s’il y a quelque mission difficile, basse, périlleuse, et aubout de cette mission un crime, me voici, je m’en charge !

– Eh bien ! j’accepte, répondit leduc. À présent, prends tes armes et suis-moi.

Le capitaine boucla l’épée à saceinture ; le feutre rabattu sur le front et enveloppé d’unépais manteau qui le cachait à tous les yeux, il sortit du campsuédois et gagna bientôt les bords de l’Oder.

– Ah ! je comprends, dit-il ;Votre Seigneurie va prendre ses quartiers dans le camp de TorquatoConti.

– Crois-tu donc que je veuille yrester ? J’y passe ! répondit le duc.

Et tandis qu’il galopait dans la nuit, ildonna libre carrière à sa haine.

– La mort du roi ! reprit-il, certesje la souhaite autant que toi… puissé-je un jour le voir expirant àmes pieds ! Mais ce que je veux d’abord, ce qu’il me faut, ceque j’aurai, si Dieu me prête vie, c’est sa ruine, sonhumiliation ! Va ! Il m’accorde encore sa confiance, ceroi qui m’a outragé, je n’épargnerai rien pour que cette arméequ’il a réunie soit dispersée, pour que lui-même, errant et vaincu,traverse en fugitif cette Allemagne où il est descendu enconquérant ! Ses plans, je les connaîtrai ; sesdémarches, je les épierai ; ses entreprises, j’en livrerai lesecret à l’ennemi… Tu me serviras dans cette œuvre ténébreuse, etsi, malgré mes efforts pour le perdre, la fortune des batailles luiétait favorable, alors, sois tranquille, je ne tarderai pas à tecrier : « Frappe ! » et peut-être frapperai-jele premier !

– Peut-être ! dit Jacobus.

Tous deux pouvaient voir les feux de bivacallumés sur le front de l’armée impériale, lorsqu’un cavalier quipassait au galop sur la route les accosta.

Le duc de Lauenbourg reconnut le comte dePappenheim, qui n’eut pas de peine à reconnaître à son tour lecapitaine Jacobus.

Tous trois ralentirent l’allure de leurschevaux.

– Quelles nouvelles apportez-vous,monsieur le duc ? demanda M. de Pappenheim d’unevoix dont la politesse cachait mal l’ironie.

– Le roi quitte demain son campement,répondit le duc ; il veut offrir la bataille à TorquatoConti.

– Appuyé sur Stettin, le roi est tropfort ; le général des armées impériales n’acceptera pas labataille, répliqua le grand maréchal.

– Les places qui commandent le cours del’Oder emportées, le roi marchera sur le Brandebourg : il ades intelligences chez l’électeur son beau-père.

– Nous n’attendrons pas qu’il soit maîtrede l’Électorat comme de la Poméranie ; dans huit jours j’auraivu le comte de Tilly.

– Hâtez-vous ! le roi marche commele vent.

– Eh bien ! nous reviendrons commela foudre ! répondit le comte de Pappenheim.

Et ils se séparèrent aux approches du campimpérial ; l’un allait chez Torquato Conti, l’autre continuaitsa route.

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