Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 31UNE ANCIENNE CONNAISSANCE

Unescène d’un autre genre se passait le lendemain dans l’intérieur ducamp suédois.

Si bien composée que fût l’armée royale, laréputation de Gustave-Adolphe était telle qu’un grand nombre decapitaines, accourus de tous les points de l’horizon, s’étaientempressés de se ranger sous ses drapeaux dès qu’il eut mis le piedsur le territoire allemand. D’autres passions que la foi religieuseet le patriotisme animaient ces nouveaux venus. Ils aimaient labataille pour la bataille et le profit, et ils pratiquaient laguerre en gens qui n’ont point l’habitude des scrupules. Le roisouffrait de leur présence.

Un matin on vint lui apprendre qu’un partid’éclaireurs, commandé par un capitaine des compagnies franches,avait surpris un gros bourg où campait un bataillon de troupesimpériales. L’affaire avait été chaude ; la compagnie revenaitchargée de butin, mais on racontait des choses terribles de cetteexpédition.

Gustave-Adolphe donna ordre à Arnold de Brahéd’amener auprès de lui le capitaine de la compagnie.

– Votre nom ? dit le roi.

– J’en ai plusieurs, selon les pays,répondit hardiment l’aventurier. Dans les Pays-Bas, j’étais lecapitaine Goliath. Ici, je suis le capitaine Moloch. En France, onm’appelle le capitaine…

– Assez ! interrompit le roi. Quandun homme a tant de noms, il ne m’importe plus d’en connaîtreaucun.

L’aventurier mordit ses moustaches.

– Vous avez, cette nuit, surpris dans soncampement une troupe ennemie ? poursuivit le roi.

– Oui, Sire.

– Où sont les prisonniers ?

– Je les ai tous passés au fil del’épée.

– Tous ? les blessésaussi ?

– Je ne fais pas de distinction.

Une expression de colère terrible passa sur levisage du roi.

– Et le bourg ? reprit-il.

– Il a été livré aux flammes.

– Quoi ! les femmes ! lesenfants !

– J’ai crié : « Villegagnée ! » Mes soldats ont ramassé le butin.

– Misérable bandit ! s’écria-t-il,est-ce donc cela que j’ai promis à ce pauvre peuple vingt foisdépouillé ?

Le capitaine Moloch voulut répondre ; unregard du roi lui coupa la parole.

– Que le butin volé cette nuit soit renduà ceux qu’on a si traîtreusement mis à sac, reprit-il ; queles hommes qui ont souillé leurs mains par le massacre etl’incendie soient dépouillés de leurs armes et chassés ducamp ! que leurs chevaux et leurs bagages soient vendus àl’encan, pour le prix en être distribué à leurs victimes ! Ettoi, capitaine Moloch, ton épée !

Le capitaine hésitait, mais vingt officiersl’entouraient. Il la tira lentement.

– Arnold de Brahé, reprit le roi, prenezcette épée, et cassez-la comme l’épée d’un lâche et d’unmécréant.

Les lèvres du capitaine devinrent blanches.Arnold de Brahé prit l’épée, et, l’appuyant sous son pied, larompit en morceaux.

– À présent, remercie Dieu etva-t’en ! ajouta Gustave-Adolphe. Si tu n’avais pas combattusous les nobles couleurs de la Suède qui te protègent, aussi vraique je tiens ma couronne de mon aïeul Gustave-Wasa et de l’amour demon peuple, je te ferais pendre comme un chien à la plus hautebranche d’un chêne.

Un nuage passa devant les yeux du capitaineMoloch qui chancela.

Deux bas officiers venaient de s’approcher delui, et sur un signe du roi le dépouillaient de son poignard et desinsignes de son grade.

Le capitaine poussa un cri d’hyène.

– Et vous ne me faites pas tuer !Ah ! Sire, vous avez tort ! dit-il.

Mais déjà l’épée d’Arnold de Brahé luimontrait le chemin qu’il devait suivre pour sortir du camp.

Déjà aussi les imprécations de ses camaradesqui passaient en courant lui apprenaient que les ordres du roivenaient d’être exécutés.

– Laissez passer la justice du roi !cria Arnold, tandis que les rangs s’ouvraient.

Le capitaine fit quelques pas ; au momentoù il allait sortir du cercle implacable qui l’entourait, il setrouva en présence d’Armand-Louis et de Renaud qui poussèrent uncri.

– Laissez passer la justice du roi !répéta la voix d’Arnold, laissez passer le capitaineMoloch !

– Moloch ou Jacobus ! ditM. de la Guerche qui, dans cette figure bouleversée,venait de reconnaître l’homme de la maison blanche, l’homme del’auberge des « Trois-Pintes ».

Le capitaine Jacobus le regarda.

– Oui, Jacobus, dit-il, et celui-làn’oublie rien !

Si le soir de ce jour-là quelqu’un avait suivile capitaine Jacobus dans sa fuite, il l’aurait vu s’arrêter dansune méchante taverne dont la branche de pin symbolique se balançaità l’angle d’un chemin, et demander un pot de bière. Le capitaineavait l’écume aux lèvres, les yeux injectés de sang. Il tomba surun banc, grondant comme un dogue.

– Et il ne m’a pas fait tuer…l’imprudent ! murmura-t-il.

Ses ongles déchiraient le bois de la table. Onlui apporta son pot de bière ; il en but quelques gorgées.

– Ah ! j’ai la poitrine en feu, etle cœur me brûle ! reprit-il.

Et malgré lui il rugissait, tandis que sesmains crispées cherchaient, aux places qu’elles occupaient encorele matin, sa dague et son épée.

– Rien ! plus rien !poursuivit-il, ni armes, ni soldats ! Hier capitaine,aujourd’hui un misérable, un fugitif ! quelque chose qu’onmenace et qu’on frappe !

Tout à coup, ses doigts qui erraient le longde son corps rencontrèrent une bourse cachée dans un pli de saceinture.

Il la tira convulsivement de sa cachette etl’ouvrit. Des pièces d’or tombèrent sur la table.

– De l’or ! ils m’ont laissé del’or !… Les maladroits ! murmura-t-il.

Le capitaine vida son pot de bière à demi etcompta son trésor. Un sourire éclaira ses traits décomposés.

– Ah ! je puis avoir une épée, unedague, un cheval ! dit-il.

Il réfléchit une minute.

– Me laisser la vie sauve, quand d’un motil pouvait !… Et le chêne était là ! reprit-il.

Il frappa du poing sur la table ; lafureur l’étouffait. Il fit briller l’or à la lumière d’unechandelle et le fit tinter entre ses doigts.

– Cette vue me rend fou, reprit-il enpassant la main sur son front brûlant. Se croire perdu, sansressources, tombé au plus profond de l’abîme, et trouver tout àcoup sous sa main le talisman qui rend tout possible !Ah ! le roi Gustave-Adolphe verra ce que c’est que lecapitaine Jacobus ! Mais d’abord au plus pressé.

Il saisit d’une main le broc vide et le jetacontre le mur.

– Holà ! quelqu’un !cria-t-il.

Un homme entra.

– Y a-t-il dans les environs un armurieret un maquignon ? dit-il.

Le tavernier cligna de l’œil.

– S’il faut un cheval et des armes àVotre Seigneurie, sans aller bien loin on peut trouver cela,répondit-il.

– Ici, peut-être ?

– Hélas ! seigneur, on meurtbeaucoup aux environs depuis quelque temps !

– Et tu hérites ?

– Non, seigneur, je ramasse.

Le tavernier alluma une lanterne de corne etconduisit le capitaine Jacobus dans un caveau où l’on parvenait parune allée en pente que d’épaisses broussailles défendaient contretout regard indiscret. Il y découvrit des chevaux de belle taille,et derrière une cloison un amas d’armes de toute espèce.

– Hé ! hé ! la récolte estabondante ! dit le capitaine Jacobus.

– J’ai glané seulement.

L’économe tavernier et le capitaine tombèrentassez promptement d’accord. Celui-ci fit choix d’un grand chevalbai brun capable de le porter pendant dix lieues sans fléchir, etd’une longue épée à lame plate qui convenait à sa robuste main. Lemarché conclu et les pièces d’or comptées, le tavernier ôta sonbonnet et salua le capitaine.

– Si vous moissonnez par ici, dit-il ensouriant, veuillez m’accorder votre pratique.

Le capitaine Jacobus mettait le pied àl’étrier.

– Au fait, dit-il, on peut avoir besoinde toi, l’occasion aidant. Comment t’appelles-tu ?

– Maître Innocent, pour vous servir.

Le capitaine respira plus à l’aise quand il sesentit sur un bon cheval, l’épée au flanc et la dague à laceinture, mais la même pensée l’obsédait.

– Un aventurier contre un roi ! unhomme contre toute une armée !… la bataille est difficile,murmura-t-il.

Il voyait au loin dans la plaine les fuméesqui s’échappaient du camp suédois.

Un souvenir parut tout à coup illuminer sapensée.

– Ah ! je ne suis pas seul ! Unautre peut me venir en aide, et celui-là a le nom ! celui-là ale rang ! reprit-il.

Et, poussant son cheval, il s’enfonça dans ladirection du camp des Impériaux.

Au bout d’une heure d’une course effrénée, lecri d’une sentinelle autrichienne l’arrêta.

– Jésus et Marie ! cria-t-il.

En entendant le mot de ralliement de l’arméeimpériale, la sentinelle releva son mousquet, et le capitaineJacobus entra dans les lignes où flottait le drapeau de la Maisonde Habsbourg.

Un aide de camp du général Torquato Contipassait en ce moment ; le capitaine Jacobus lui demanda si leduc de Saxe Lauenbourg était au camp impérial.

– Pas encore, répondit l’aide de campavec un sourire.

Le capitaine réfléchit quelques minutes, lamain sur le garrot de son cheval trempé de sueur.

– Pensez-vous qu’il arriveaujourd’hui ? reprit-il.

– Aujourd’hui peut-être, demain peut-êtreaussi. On ne sait jamais bien ce que fait M. le duc deLauenbourg. Seul, le général Torquato Conti pourrait vous donner unavis sûr ; mais le général ne parle pas volontiers, et si vousn’avez pas sur vous un mot du duc, il se taira certainement.

Jacobus tourna bride. Il y avait quelque périlpour lui à retourner au camp suédois, mais il voulait à tout prixvoir le duc François-Albert, et, s’il perdait cette occasion, où laretrouverait-il ? D’ailleurs, tout le monde ne connaissait pasle capitaine Jacobus dans l’armée suédoise ; la nuit seraitvenue quand il toucherait aux avant-postes, il pouvait aisémentcacher son visage, et il avait souvent dans sa vie bravé desdangers plus grands pour des causes moins graves.

Le cheval du capitaine franchit de nouveau ladistance qui séparait les deux armées. Au cri de la sentinelle, ilrépondit par le cri de ralliement de l’armée deGustave-Adolphe : « Dieu est avec nous ! » etil entra hardiment dans cette enceinte où le matin même il avaitfailli perdre la vie.

Ainsi qu’il l’avait calculé, la nuit étaitvenue. Le capitaine poussa son cheval blanc d’écume vers unofficier d’artillerie dont le visage lui était inconnu.

– J’ai une dépêche importante à remettreà M. le duc de Lauenbourg, dit-il ; où puis-je letrouver ?

Du bout de sa houssine, l’officier lui montraune vaste tente dont le pavillon en queue-d’aronde flottait à l’unedes extrémités du camp.

– Hâtez-vous, dit-il, le duc partirapeut-être dans la matinée.

– Ah ! j’arrive à temps,merci ! répondit le capitaine.

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