Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 4OÙ CARQUEFOU FAIT SON ENTRÉE DANS LE MONDE

Jamaison ne vit Montaigu et Capulet, Guelfe et Gibelin, vivre en aussibonne intelligence ; mais lorsque le Montaigu était las dedemeurer en paix, étonné de n’avoir donné ou reçu, après huit joursd’attente, aucun horion, il déclarait la guerre à un certain grandgarçon du pays qu’on appelait Carquefou, et les combatsrecommençaient de plus belle.

Ce Carquefou était à peu près de l’âge deRenaud, qui n’avait guère qu’un an ou deux de plus qu’Armand-Louis.Fils d’un arquebusier qui vivait maigrement de son travail dans unvillage voisin, il menaçait de devenir grand comme un peuplier, etc’était à sa manière le garçon le plus original qui fût à dixlieues à la ronde. Carquefou faisait profession d’avoir peur detout.

– Des moutons aussi ? lui demanda unjour Renaud.

– Monsieur le marquis, ils ont descornes, répondit Carquefou.

Sa maxime était qu’il fallait se méfier dececi, de cela, et du reste.

– Qui ne s’expose pas se risqueencore ! disait-il quelquefois en manière de sentence. Jugezdes dangers que courent ceux qui s’exposent !

En conséquence, toutes les fois que l’occasions’en présentait, Carquefou se battait comme un tigre.

Jamais on ne vit dans le Maine et l’Anjou, laMarche et le Berry, personnage dont la conduite fût moins d’accordavec les principes ; quand les paroles disaient oui, lesactions répliquaient non. Un soir, on le vit partir avec unevieille arquebuse sur le dos et un formidable couteau de chasse aucôté, il portait une brebis sur son épaule ; c’était pendantles neiges de l’hiver.

– Eh ! Carquefou, où donc vas-tu encet équipage ? lui demanda un voisin.

Carquefou entrouvrit sa souquenille et fitvoir qu’elle était garnie d’une paire de gros pistolets et d’unlarge poignard.

– Je fais le commerce des agneaux, etj’ai peur que les béliers ne me croquent ! répondit-il enpressant le pas.

Il avait de ces répliques extravagantesauxquelles on ne comprenait jamais rien. Aussi les malins duvillage assuraient-ils que ce nom de Carquefou qu’il tenait de sonpère était trop long des deux tiers ; il fallait supprimerCarque et laisser fou.

Au petit jour, on vit rentrer Carquefou pliantsous le poids de quatre ou cinq loups qu’il avait tués à l’affût.On s’empressa autour de lui.

– Ils ont mangé la brebis, fit-il, maisj’ai leurs peaux ; c’est un petit commerce que nous faisonsentre nous : cinq loups pour un mouton ; les blessés necomptent pas.

On en retrouva deux qui rendaient l’âme dansles bois.

– Allons ! dit Carquefou, les loupsont du bon : en voilà deux qui n’entraient pas dans lemarché.

Renaud eut vent de cette extermination deloups.

– Ça, lui dit-il, tu n’as donc pas eupeur ?

– Au contraire, monsieur lemarquis : c’est la peur qui m’a fait déguerpir de mon lit. Leshurlements de ces bêtes enragées m’empêchaient de fermerl’œil ; je tremblais au fond de mes couvertures ! C’estpourquoi j’ai pris la résolution de les assassiner pour éviterd’attraper la fièvre.

– Il fallait au moins meprévenir !

– Eh ! monsieur, si j’avais attenduseulement une nuit encore, on m’aurait trouvé mort dans machambre ! Les coquins criaient sous mes fenêtres ; lamort dans l’âme, je me suis armé jusqu’aux dents et chargeant unimbécile de mouton sur mes épaules, j’ai cherché un ravin noirpropre à me cacher, et je m’y suis blotti en grelottant. Le moutona eu l’imprudence de bêler ; les bandits à quatre pattes sontarrivés ; c’était à qui donnerait le premier coup dedent : j’ai visé dans le tas. Ah ! monsieur, au moment oùj’ai lâché la détente, j’ai fermé les yeux, j’avais mis une poignéede clous et de ferrailles dans l’arquebuse ; la Providence apermis que la charge portât en plein dans le cœur de la bande. Tousles loups hurlaient à la fois ; j’ai cru que mon dernier jourétait arrivé. J’ai risqué un œil : il y en avait deux parterre qui se débattaient, un troisième se mordait la queue ;ça m’a donné l’espoir que cet animal était contrarié ; defait, il avait un gros clou dans le ventre, et ça le dérangeait. Unquatrième, un bon fils celui-là, m’a découvert de mon trou ;il a voulu venger son père qui expirait, et n’a fait qu’un bondjusqu’à moi, je lui ai cassé la tête d’un coup de pistolet :une politesse en vaut une autre, il n’a plus rien dit. Les parentsdes morts se sont consultés : il y en avait qui opinaient pourla retraite, c’étaient les miséricordieux et les rassasiés ;d’autres prêchaient pour la bataille ; ces messieurs voulaientmanger du chrétien après avoir mangé du mouton. J’ai perdu la tête,et, sortant hors de ma cachette, je suis tombé au beau milieu duconciliabule, le pistolet d’une main, le poignard de l’autre ;une balle conduite par mon saint patron s’est logée dans lacervelle de l’orateur le plus bruyant, et j’ai joué de mon couteausur le dos des autres. Les méchants ont pris la fuite. Il étaittemps, je ne tenais plus sur mes jambes… Ah ! vous savez,celui qui avait un clou dans le ventre ? le lâche ! ill’a emporté ; mais il en est mort : Bien dérobé neprofite jamais.

– C’est superbe ! réponditRenaud ; mais comment arranges-tu cette peur qui tedévore ?…

– Dévore est faible, interrompîtCarquefou : elle me massacre.

– Massacre, soit ; mais enfin cettepeur, comment l’arranges-tu avec cette vaillance qui te fait braverune troupe de loups dans un ravin, au milieu de la nuit, loin detout secours ?

– C’est fort simple. Quand un péril memenace, ma terreur est si grande que je m’y précipite, la tête enavant, pour ne pas le voir.

– Voilà qui n’est pas logique, mongarçon ; raisonne un peu, s’il te plaît.

– Monsieur le marquis, je ne suis pasphilosophe, moi : je suis poltron.

Cela dit, Carquefou n’en démordait plus.Poltron il était, poltron il restait.

– Eh bien ! dit Renaud, je prétendste corriger de ce défaut et te rendre courageux, bon gré malgré.

– Oh ! que nenni ! réponditCarquefou ; il vous serait plus facile de faire une brebisnoire d’un agneau blanc.

– C’est ce qu’on verra.

Et pour n’en pas avoir le démenti, et à défautd’Armand-Louis, M. de Chaufontaine choisit l’honnêteCarquefou pour adversaire intime, quoique bon catholique.

Un mathématicien qui déjeune d’équations etsoupe de logarithmes ne pourrait pas calculer le nombre de coups,taloches, gourmades et horions qu’ils échangèrent pendant six mois.Quand ils partaient, l’un suivant l’autre par les clairières, ilss’en allaient blancs, ils revenaient noirs ; Carquefou avaitdes bras de fer, mais Renaud avait des muscles d’acier. À bout derésistance et d’efforts, le fils de l’arquebusier finissaittoujours par plier devant le gentilhomme ; mais il s’entêtait,et, chaque jour vaincu, chaque jour il revenait à la charge.

– Ce n’est pas que je sois brave,répétait-il obstinément, mais puisque vous avez entrepris monéducation, il faut bien que je vous témoigne ma reconnaissance.

Un soir il faillit se casser les reins entombant sur un lit de cailloux. Au cri poussé par Carquefou,Renaud, épouvanté, lui tendit la main.

Mais Carquefou était déjà sur ses pieds.

– Monsieur le marquis, je vous adore,dit-il. À présent, ne me tuez plus, je suis à demi corrigé.

Renaud, attendri, embrassa Carquefou.

– Pourquoi n’es-tu pas huguenot !s’écria-t-il, j’aurais tant de plaisir à te convertir !

On était donc heureux aux environs de laGrande-Fortelle, comme aussi dans l’enceinte du château.Armand-Louis découvrait chaque jour de nouvelles grâces, descharmes plus séduisants à Mlle de Souvigny.Nulle n’avait, à l’entendre, ce sourire aimable, ce regardlumineux, ce mélange de raison et de bonté.

Armand-Louis remerciait Dieu de l’avoir faitgrandir dans une maison où tant de jeunesse et de beauté devaientun jour trouver asile. Renaud combattait à armes émoulues contreCarquefou qu’il assommait dévotement et consciencieusement chaquematin ; après quoi il chassait ou pêchait. Le soir, il rendaitvisite pacifiquement à son ami, qu’il trouvait étudiant ou suivantdes yeux Mlle de Souvigny, qui allait etvenait dans l’appartement.

– Ah ! la vie est bonne !disait Armand-Louis.

– Certainement, répondait Renaud.

Et il soupirait.

Alors, il regardait dans l’azur assombri lesgrands vols d’oiseaux voyageurs qui disparaissaient au loin.

– Qu’on serait heureux de couler sonexistence dans ces lieux charmants ! reprenait Armand-Louis.Ne te semble-t-il pas qu’il n’y manque rien ?

Un jour Renaud frappa du pied :

– Ah ! s’écria-t-il, il y manquequelque chose !

– Eh ! quoi ?

– Il y manque des aventures !

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