Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 17UN SERPENT SOUS L’HERBE

Si nousvoulons avoir la clé de ces petits mystères, il nous faudra entrer,peu d’instants après, dans une chambre toute parée de fleurs, etqu’illumine doucement la clarté d’une lampe cachée sous un arbusteodoriférant. La fenêtre est ouverte ; un vent léger se jouedans les plis soyeux des rideaux qu’il gonfle comme un voile. Aucunbruit dehors, si ce n’est le murmure des feuilles.Mme la baronne Thécla d’Igomer, en déshabillé denuit, est couchée dans un grand fauteuil, l’un de ses bras nus pendnégligemment le long de son corps alangui, oubliant d’agiterl’éventail qu’elle a pris d’une main négligente ; l’autresoutient sa tête. Elle songe ; mais le pli de sa lèvre estaccusé ; la pointe interne de ses sourcils se touche ;l’œil est sombre ; il a les reflets métalliques de la merfrappée par un éclair. Par moments, sa poitrine s’enfle et desrougeurs subites passent sur son visage. Immobile et muette, elleest pleine de menaces et d’orages. La baronne est petite etmignonne ; le tissu léger de sa robe laisse voir la rondeurnacrée de ses épaules, la blancheur laiteuse de ses bras, lasouplesse harmonieuse de sa taille. Quelle courbe élégante danstout son corps, quelle grâce dans l’attitude ! Mais le souriren’éclaire pas sa bouche et son visage, empreints alors d’uncaractère singulier d’audace et de sombre résolution.

Un bruit furtif a glissé sous le balcon ;un pas crie dans le sentier ; la baronne n’a pas remué, maisun frisson a parcouru ses joues qui deviennent blanches tout àcoup. Les rideaux s’agitent sous une main impétueuse qui lesécarte ; Renaud a posé le pied dans la chambre. Le regard deMme d’Igomer se lève.

– Eh ! quelle rêverie ! s’écriaRenaud ; on vous prendrait, ma charmante, pour la belleAlcmène attendant Jupiter.

Le doigt de Mme d’Igomermontra à Renaud un tabouret près du fauteuil qu’elle occupait, etd’une voix âpre :

– Monsieur de Chaufontaine, vous nem’aimez pas ! dit-elle.

– Quelle folie ! s’écria Renaud.

– Vous ne m’aimez pas, vous dis-je !Ah ! je l’ai bien vu aujourd’hui !

– Aujourd’hui, dites-vous ? qu’ai-jedonc fait aujourd’hui ? Ingrate, j’ai passé deux heures àrimer un sonnet que je vous destinais ; mais Phœbus m’a tenurigueur ; je n’ai pas accroché plus de quatre vers ; lesvoici.

– Laissez, reprit la baronne avec unesorte d’impétuosité farouche, vous riez et vous partez !

Renaud tressaillit.

– Eh ! n’hésitez pas !… j’aitout compris.

– Eh bien ! oui, je pars !répondit Renaud, qui prit sa résolution tout d’un coup.

Un frisson parcourut le corps de labaronne :

– Ah ! c’est donc vrai ; vousme quittez ?

– Pourquoi mentirais-je ?

Renaud posa un genou sur le tabouret etchercha à prendre la main de Mme d’Igomer.

– D’ailleurs, reprit-il d’une voixcaressante et en portant à ses lèvres la petite main glacée qu’iltenait entre les siennes, ce n’est pas moi qui vous quitte, c’estmon corps ; mon âme reste ici.

– Ici, cela est bien possible !répondit la baronne qui jeta sur Renaud un regard rempli d’un telfeu, qu’il n’en put soutenir l’éclat ; mais laissons toutevaine parole. Vous dites que vous m’aimez ; pourquoi, si vousm’aimiez, partiriez-vous ? Pourquoi me faire cet affront etcette douleur ? Qui vous y force ? Répondez franchement,sans détour, comme un homme répond à un homme. Pourquoi ?

Renaud se redressa.

– La guerre a éclaté en France entre ceuxde ma religion et les calvinistes, dit-il ; je suisgentilhomme et catholique, je vais rejoindre l’armée du roi.

– Et moi ?

– Vous ?

– Tenez, Renaud, je vais vous dire leschoses comme je les pense. Cette heure peut décider de ma vie toutentière. Vous savez si je vous aime ! Hélas ! mes yeux,ma rougeur, mon trouble vous l’avaient dit avant que ma bouche eûtparlé. Mais vous ne savez pas quelle flamme cet amour a alluméedans mon cœur ! Il me faut le vôtre sans partage, sinon…Ah ! je ne réponds plus du feu qui brûle dans mon sang !il peut me précipiter aux plus terribles entreprises. Il faut quej’aime ou que je haïsse ! Voulez-vous me donner cette preuveque véritablement vous m’aimez ? Eh bien ! restez !je suis la baronne d’Igomer, une des premières femmes de la Suèdepar le rang et la fortune. Avant vous, je n’ai rien aimé. Je suisveuve, restez et prenez ma main.

– Votre mari, moi ?

– Et pourquoi non ? Je suis d’unrang à porter la couronne de marquise !

– Je le sais, et mes aïeux meremercieraient d’ajouter votre blason à ceux qui chargent notreécu, mais l’honneur me fait une loi de partir, et voudrais-je vousexposer à prendre le deuil en même temps que la robe demariée ?… Si je restais enchaîné par vous, que diraient mesfrères d’armes ?

– Eh bien ! partez ! mais alorsque je vous suive, et que dans ce camp où vous brûlez de combattre,ce soit avec moi, avec la marquise de Chaufontaine, votre femme,que vous entriez !

Renaud tressaillit. Il avait prévu des larmes,une explosion de colère ; mais cette proposition nette etfranche, il n’y avait pas pensé.

– Vous hésitez ! poursuivit labaronne.

– C’est impossible ! dit enfinM. de Chaufontaine qui pensait à Diane.

– Ah ! vous voyez bien que vous nem’aimez pas ! Celle que vous aimez, c’est Diane dePardaillan ; mais, prenez garde !

Renaud, qui jusqu’alors s’était efforcé degarder une attitude calme et même souriante, devint tout d’un coupsérieux.

– Voici peut-être trois paroles de trop,ma chère Thécla, dit-il.

– Et pourquoi ne parlerais-je pas ?Dites, n’en ai-je pas le droit ? Il s’agit de vous, il s’agitde moi, et je me tairais ? Oh non ! j’irai jusqu’au bout.Me direz-vous à moi que vous n’aimez pas Diane ? Ah !j’ai voulu douter, j’ai voulu fermer les yeux à l’effrayantevérité ! mais c’est vous qui avez pris soin de me les ouvrir.De quels regards ne la suivez-vous pas quand elle passe ! quelrayonnement dans tous vos traits quand elle vous parle !Ah ! je ne le vois jamais cet éclair de bonheur quand vousêtes près de moi ! Tenez, ce soir encore, pendant ce tristerepas qui nous réunissait à la même table, et pour la dernière foispeut-être, alors que je ne voyais que vous, quels yeux, quelsourire cherchiez-vous ? Et vous croyez que cette humiliationje la subirai, que cet oubli je vous le pardonnerai, et que sanscombats je laisserai maîtresse de votre vie et de votre cœur cetterivale que je déteste ? Oh ! ne me croyez pas insensée oulâche à ce point ! Non ! vous ne me connaissez pas toutentière, Renaud !

M. de Chaufontaine se leva, et d’unevoix ferme et polie :

– Est-ce une menace, madame labaronne ? dit-il.

Mais Thécla, subitement, lui jeta les brasautour du cou par un de ces mouvements vifs et passionnés dont lesfemmes ont le secret.

– Par pitié, ne pars pas !reste ! ce que tu voudras je le voudrai. Veux-tu que nousquittions la Suède ? je te suivrai ; j’irai en Espagne,en Italie, partout où tu me diras d’aller avec toi, près de toi.Ah ! tout mon être t’appartient autant que je la hais, cetteDiane !

Renaud dénoua les bras deMme d’Igomer, et d’une voix dont il sut maldissimuler la tristesse :

– Et pourquoi donc la haïssez-vous tant,puisque je pars et que peut-être je ne la reverrai plus ?dit-il.

L’angoisse de la mort passa dans les veines deThécla.

– Et c’est à elle que vous pensez ?Partez donc, s’écria-t-elle, partez ! et que maudit soit lejour où je vous ai rencontré, le jour où votre bouche menteuse m’adonné le premier baiser ! Courez en France, et priez Dieu quejamais Il ne vous ramène sur mon chemin ! Quelque chose de bonétait là que vous pouviez vivifier ; maintenant que vous avezdéchiré ce cœur, il n’en sortira plus que du fiel et du venin.Adieu !

Renaud n’avait jamais vuMme d’Igomer avec cette redoutable physionomie queles sentiments les plus terribles et les plus violentsbouleversaient. C’était un autre visage, c’était une autre voix. Ilcommençait à croire qu’il avait eu tort de s’adresser à Thécla pourfaire pénitence ; mais il n’était pas homme à subir les coupsde l’orage sans riposter ; comme autrefois le Parthe del’histoire, il rendait trait pour trait. Saluant doncMme d’Igomer avec un mélange de politesse etd’ironie :

– Contre les hommes, j’ai mon épée,dit-il ; contre les femmes, l’oubli.

D’un geste impérieux,Mme d’Igomer lui montra cette fenêtre où si souventelle lui avait fait un collier de ses bras.

Renaud s’inclina comme un ambassadeur quiprend congé d’une souveraine, puis, la tête haute, il passa sur lebalcon.

– Ô Diane ! murmura-t-il.

Mme d’Igomer écouta immobileet muette, la main sur son cœur, les lèvres frémissantes, le bruitdes pas de Renaud qui s’éloignait dans la nuit. Quand le dernierson eut expiré dans l’air silencieux, sa poitrine embrasée segonfla :

– Oh ! oui, je me vengerai !dit-elle.

Ce n’était pas la même scène qui se passaitsous les fenêtres de Mlle de Souvigny à cetteheure sombre de la nuit. Les mains unies comme les âmes, Adrienneet Armand-Louis échangeaient un dernier adieu. Vingt foisM. de la Guerche l’avait quittée, vingt fois il étaitrevenu.

– Je n’ai pas peur maintenant, bien queje sache quel péril me menace, dit-elle. Certes, je ne serai jamaisla femme de Jean de Werth, jamais ! le mot qui doitm’enchaîner pour la vie, nulle autre oreille que la vôtre nel’entendra, je vous le jure. Partez donc en paix. Celle qui vousaime est de celles qui n’aiment qu’une fois.

Armand-Louis appuya ses lèvres sur la maind’Adrienne.

– Si je ne reviens pas, priez pour moi,dit-il.

Adrienne tira une bague de son doigt et lapassant au doigt de M. de la Guerche :

– Vivante, je suis à vous,reprit-elle ; morte, je ne serai à personne.

Armand-Louis l’attira sur son cœur, leurslèvres s’unirent, et sous le ciel étoilé ils prirent Dieu à témoinde l’éternité de leur amour.

Le lendemain, vers midi, Armand-Louis etRenaud, suivis de Carquefou, étaient à cheval dans la cour duchâteau. C’était l’heure du départ. Devant eux la campagnes’étendait toute baignée de l’éclatante lumière du jour.M. de Pardaillan, ému, serra la main aux deux amis qu’ilperdait. Le baron Jean de Werth parut en habits magnifiques. Unnœud de rubans brodés de fils d’or était fixé à la garde de sonépée. Sa main dégantée en caressait les franges avec une sorted’affectation.

M. de la Guerche passa devantlui.

– À vous le ruban, à moi le cœur,dit-il.

– À vous le cœur, à moi la main, réponditle baron.

M. de la Guerche réprima un geste decolère, et, faisant un effort suprême sur lui-même :

– Écoutez, monsieur le baron, reprit-il,vous avez entendu ce que hier Mlle de Souvignya dit à M. de Pardaillan. Je l’aime plus que la vie.Renoncez noblement à vos prétentions sur elle, et jusqu’à madernière heure, jusqu’à mon dernier souffle, le dévouement d’ungentilhomme qui n’a jamais menti à sa parole vous sera acquis.

Un sourire de dédain plissa les lèvres dubaron.

– Monsieur le comte, dit-il, je préfèrela dame au gentilhomme. Regardez cette dragonne brodée de la mainmême de Mlle de Souvigny ; aussilongtemps qu’elle sera là, au pommeau de cette épée, je nerenoncerai pas plus à elle que je ne rendrai sa parole àM. de Pardaillan.

M. de la Guerche se redressa sur saselle.

– Alors, monsieur, aussi vrai que jem’appelle Armand-Louis de la Guerche, je vous l’arracherai,s’écria-t-il.

Il poussa son cheval et franchit la porte d’unélan terrible.

Comme il tournait avec Renaud l’angle duchâteau, quelques roses unies par un bout du ruban tombèrent aupied de M. de Chaufontaine. Celui-ci les ramassalestement. Une main blanche, pareille à un flocon de neige, semontra au coin d’une fenêtre, fit un signe et disparut.

– Et ce n’est pas la fenêtre deMme d’Igomer ! dit Armand-Louis.

– Bonté du Ciel ! ce dernier malheurme manquait ! dit Renaud, ivre de joie.

– Reste donc, reprit M. de laGuerche, le bonheur est là.

– Que je reste ? Et que veux-tu queje devienne si elle m’aime, moi qui n’ai pas la couronne de Franceà lui offrir ? Non ! non ! tu connais mes principes…une épée d’or ou rien.

Il soupira, et glissa les fleurs et le rubansous son pourpoint. Puis se redressant, et de l’air d’un homme quia délibéré en lui-même :

– Ma foi, tant pis ! dit-il encore,puisque tu vas défendre La Rochelle, moi je vais m’emparer de cetteville hérétique ; j’en ferai cadeau à M. le cardinal deRichelieu, et, en retour, il me donnera bien un régiment que jemettrai aux pieds de Mlle de Pardaillan.

– Amen ! dit Carquefoutristement.

Une heure après, les tours du château deSaint-Wast s’effaçaient derrière un rideau de sapins.

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