Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 29VOILE NOIR ET VOILE BLANCHE

Bientôtaprès, l’armée, admirablement bien équipée et pourvue d’unenombreuse artillerie, reçut l’ordre de se tenir prête àl’embarquement. La flotte, montée par les meilleurs marins de laSuède, n’attendait plus qu’un vent favorable pour mettre à lavoile. Dans le camp et sur la rade on n’entendait point de rixe,aucun tumulte. L’esprit du roi semblait animer tous les régiments.Chaque soldat comprenait qu’il allait combattre pour sa foi et pourla Suède. On priait et on se préparait à bien faire son devoir. Deschants religieux et le bruit des armes, c’était tout.

Renaud admirait cette armée ; il trouvaitseulement qu’elle ne riait pas assez.

Une nouvelle cependant contribuait à lemaintenir en joie. Il avait appris, ainsi que M. de laGuerche, et de la bouche même de M. de Pardaillan, queDiane et Mlle de Souvigny accompagneraientl’armée en Allemagne.

Le roi les avait désignées l’une et l’autrepour suivre, en qualité de demoiselles d’honneur, la reineEléonore, qui se rendait à la cour de l’électeur de Brandebourg,son père.

– Si vous passez à Berlin, vous pourreznous faire le récit de vos exploits, dit Diane qui ne cacha pas àRenaud que c’était elle qui avait eu la pensée de cette expédition.Nous ne serons plus séparés que par deux armées et dix placesfortes.

– C’est comme si nous ne nous quittionspas, répondit Renaud.

Il est aisé de comprendre dans quellesoccupations et quelles fêtes s’écoulèrent les derniers jours quiprécédaient encore le moment du départ.M. de Chaufontaine oubliait presque d’invoquer sainteEstocade ; une chose néanmoins le préoccupait. Armand-Louis,qui l’observait, le surprenait souvent en conversation avec lesjeunes officiers les plus répandus dans le monde brillant deStockholm ; aussitôt qu’il en arrivait quelqu’un au campd’Elfsnabe, M. de Chaufontaine s’empressait de faire saconnaissance, et bientôt après on les voyait bras dessus, brasdessous, en train de causer.

– Quelle rage te prend de courir aprèstous les cornettes que nous envoie la Suède ? lui demanda unjour M. de la Guerche.

– Mon ami, répondit Renaud d’un airgrave, te souvient-il d’une personne qui s’appelait la baronned’Igomer ?

– J’ai certainement moins de raisons quetoi de me la rappeler, mais je ne l’ai pas oubliée.

– Eh bien ! je demande à tous lesofficiers un peu bien tournés s’ils savent ce qu’elle est devenue.J’ai toujours l’espoir que l’un d’eux, brun ou blond, l’aurarencontrée.

– Et que te répondent ces beauxmessieurs ?

– Aucun ne l’a vue depuis un long temps,aucun ne sait où elle est allée, et cela m’inquiète.

– Crains-tu que le désespoir ne l’aittuée ?

– Oh ! que nenni !

– Eh bien ! alors ?

– Tu es jeune, mon pauvre capitaine,Thécla (je me souviens qu’elle me permettait de l’appeler par cenom familier) a dans les yeux certains éclairs qui me donnent fortà penser.

– Oh ! une femme !

– Si ce n’était qu’un homme, ypenserais-je ?

– Par hasard aurais-tu peur ?

– Presque ! Carquefou m’a beaucoupparlé de ce sentiment avec lequel, à ce qu’il prétend, il vit dansune intimité parfaite ; maintenant, je le connais : c’estquelque chose qui vous donne de petits frémissements sousl’épiderme.

– Cependant la baronne d’Igomer ne s’estpas envolée comme un fantôme !

– Ceux-là disent qu’elle s’est faitereligieuse dans un couvent de Poméranie ; je ne crois pas aucouvent. Thécla avait le nez un peu retroussé et les lèvresroses : ces nez-là, pas plus que ces lèvres, ne se mettentsous les grilles. D’autres affirment qu’elle s’est retirée enAllemagne chez un prince de sa famille.

– Puisque nous allons en Allemagne, tevoilà tranquille. Tu la retrouveras.

– Hum ! ce n’est pas ce que jedésire le plus.

– Il y a des pénitences qui ne portentpas bonheur, méfie-toi de l’occasion, reprit Armand-Louis.

Renaud soupira, et d’un air moitié sérieux,moitié plaisant :

– Au contraire, je recommencerai, et cesera peut-être le moyen de n’y plus penser !

Le 24 juin 1630, le signal d’embarquement futenfin donné ; le vent soufflait du nord. Une fouleinnombrable, accourue de tous les points de la Suède, se pressaitaux abords de la rade. Les bourgeois et les paysans, mêlés auxgentilshommes, faisaient retentir l’air de mille acclamations.Quand le roi parut à cheval, entouré de ses capitaines et de lafleur de sa noblesse, ce fut comme un coup de tonnerre. La voix ducanon se mêlait aux cris de la multitude. Mille pavillonss’agitaient aux mâts des navires, les armes étincelaient ausoleil : c’était un magnifique spectacle qui remplissaitd’émotions diverses l’âme des spectateurs. Que ne pouvait-on pasattendre d’une telle armée commandée par de tels chefs ? LaSuède la saluait de ses adieux enthousiastes. Il semblait que lavictoire l’attendît à l’autre bout de l’horizon.

Gustave-Adolphe n’était plus le cavalier queM. de la Guerche avait vu aux environs de la maisonblanche, franchissant d’un seul bond une haie en fleur, et livré àtous les emportements de la jeunesse et de l’amour. C’était àprésent le chef couronné d’un peuple en armes, le capitaine sur quireposaient les destins d’un royaume. Il était grave et serein,actif et calme ; il avait l’ardeur d’un héros et l’autoritéd’un général. Il suffisait de le regarder pour que la confiancepénétrât les âmes. Plus d’un, parmi les bourgeois et les marchandsqui le suivaient des yeux, regrettait alors de ne pas être dans lesrangs de ces vaillantes troupes, le mousquet sur l’épaule ou lesabre au poing.

Armand-Louis ne put s’empêcher de penser, ensaluant Gustave-Adolphe de l’épée, que ce jeune roi, à l’œilrayonnant, n’aurait peut-être pas tardé à délaisser Marguerite, siun coup de foudre n’avait pas en une heure précipité le dénouement.Que pouvait la tendresse mystérieuse de la blonde calviniste enprésence des enivrantes promesses de la gloire et des acclamationsde tout un peuple ?

« Il lui a laissé un coin de son cœur,c’est beaucoup », pensa-t-il.

Une salve d’artillerie venait d’annoncer queles bataillons du régiment de Stenbock, que le roi aimait àcommander en personne, avaient quitté le front de l’armée pourmonter à bord des bâtiments, lorsque les yeux de M. de laGuerche s’arrêtèrent sur une femme vêtue de noir qui priait sur untertre à l’écart. Beaucoup d’autres femmes priaient à genoux dansla foule : pourquoi celle-ci, plutôt que toute autre,attira-t-elle ses regards ? Quelque chose, qu’il nes’expliquait pas, poussait Armand-Louis de son côté. Elle avait uneattitude qui le touchait ; on y voyait comme le recueillementd’une âme qui s’abandonne tout entière ; l’indéfinissableémotion que ressentait le jeune capitaine augmentait à mesure qu’ils’approchait davantage de cette femme.

Quand il ne fut plus qu’à quelques pas dutertre sur lequel elle priait, inquiet de savoir s’il devait ladistraire de sa sainte occupation, il s’arrêta. Elle leva sonvoile.

– Marguerite ! s’écriaArmand-Louis.

– Oui, Marguerite, dit-elle en luitendant une main diaphane qu’il baisa avec respect ; mais nonplus celle que vous avez connue autrefois, dans l’ivresse d’unamour coupable, belle peut-être, heureuse, et qui croyait que lebonheur est de ce monde, cette Marguerite enfin qui dormait au bordd’un précipice et que Dieu a réveillée ! Que de larmes depuisce jour terrible ! Puissent les douleurs du sacrifice m’avoirépurée ! Puissé-je avoir mérité le pardon d’En Haut quej’implore ! Mais, si c’est un crime de prier pour celui quej’ai tant aimé, ah ! ce crime, je n’aurai jamais le couraged’y renoncer ! Je priais donc pour Gustave-Adolphe, pour cettearmée qui court au-devant de la guerre, pour cette flotte qui vachercher les tempêtes.

– Le roi est là, dit Armand-Louis ;en quelques bonds mon cheval l’aura rejoint ; je puis, si vousvoulez…

– Non ! reprit Margueritevivement ; j’ai fait serment de ne lui parler jamais. À ceprix mon père m’a pardonné. Ah ! ne souhaitez pas que je lerevoie… Si cela m’arrivait un jour, c’est qu’il serait mort.

L’artillerie grondait toujours, saluant chaquerégiment qui passait.

Marguerite, les yeux remplis de pleurs,contemplait ce spectacle.

– Et cependant ma voix l’a poussé danscette route ! murmura-t-elle.

Après qu’elle eut vu défiler les régimentsbleu et jaune, composés l’un et l’autre des meilleures bandes quela Suède eût envoyées autour du roi, elle se tourna versArmand-Louis qui la regardait en silence, et, s’enveloppant dansson voile :

– Adieu, à présent, dit-elle ; jevous ai rencontré dans des circonstances qui m’ont permis de voirvotre cœur à nu. Avec vous Mlle de Souvignysera heureuse.

Armand-Louis rougit.

– Aimez-la toujours !… il n’y a debonnes amours que les éternelles amours !

Puis tout à coup, changeant de voix et posantsa main froide sur l’épaule du capitaine :

– Il y a des choses que je n’ai pas ditesau comte de Wasaborg du temps que je le connaissais, reprit-elle,parce que le comte de Wasaborg, qui a le cœur trop confiant, ne lesaurait pas crues. À vous, qui êtes son ami, je les dirai. Il y a unhomme près de lui auquel il ouvre son cœur et qui le hait. Partoutoù vous verrez cet homme, veillez ! Il y va peut-être de lavie de Gustave-Adolphe.

– Le nom de cet homme ? demandaM. de la Guerche.

– Vous l’avez vu pendant une heure à lamaison blanche ; il s’appelle le duc Albert-François de SaxeLauenbourg.

– Est-ce donc le grand cavalier qui s’estlancé à la poursuite du capitaine Jacobus ?

– Lui-même !

Puis, faisant un effort et rougissant sous sonvoile :

– Il m’a aimée… comprenez-vous ?

– Eh bien ! dit M. de laGuerche, comptez sur moi.

En ce moment son escadron s’ébranlait ;la main de Marguerite lui montra les drapeaux qui flottaient sur lerivage ; il inclina son épée devant elle et partit.

Bientôt après, une dernière salve d’artillerieannonça que le dernier bataillon venait de quitter la terre. Levent gonfla les mille voiles blanches dispersées sur la mer, et laflotte s’éloigna, poussée en bon ordre vers l’horizon.

Le roi, debout sur l’arrière duvaisseau-amiral, regardait fuir les côtes de la Suède ; sesyeux se promenaient sur la foule confusément rassemblée autour dela rade d’Elfsnabe. On voyait au loin, sur un tertre isolé, unpoint noir.

– On dirait une femme qui prie, dit leroi à M. de la Guerche qu’il avait conservé près delui.

– Oui, répondit Armand-Louis d’une voixémue.

– Une mère, sans doute ; une fiancéepeut-être ? reprit le roi.

Il regardait toujours le point noir ;quand tout s’effaça dans l’ombre, un soupir gonfla sa poitrine.

– Mon cœur est resté là ! dit-il enmontrant la terre ; maintenant je suisGustave-Adolphe !

– Le comte de Wasaborg est mort !Vive le roi ! répondit M. de la Guerche.

Un matin, au soleil levant, la flotte aperçutles côtes d’Allemagne.

Un sentiment indicible d’enthousiasme s’emparade l’armée à la vue de cette terre où elle était appelée à défendreson Dieu et son pays. Elle débarqua en poussant le cri de guerre del’armée suédoise.

– Dieu est avec moi ! répétaient àl’envi trente mille voix toutes frémissantes d’ardeur.

Et posant le pied sur le rivage où il espéraittraverser des champs de bataille encore plus glorieux que ceuxqu’il avait rencontrés en Pologne, Gustave-Adolphe tomba à genouxet remercia la Providence qui lui permettait de faire sentir auxennemis de sa foi le poids des armes suédoises. Ses paroles, oùrespirait l’exaltation de la guerre, excitèrent un nouvelenthousiasme ; propagées de bouche en bouche, ellesenflammèrent quiconque tenait une épée, et l’armée établit son campavec la certitude qu’elle courait à la victoire.

Renaud ne se sentait pas d’aise.

– La poudre, la fumée, le feu, voilà,disait-il, le véritable élément où l’homme trouve à respirer.

Carquefou ne partageait pas, tant s’en faut,la même opinion ; mais depuis qu’il avait causé avec Magnusdes campagnes que le vieux reître avait faites en Transylvanie, enBohême, en Hongrie et chez les Turcs, il estimait que le marquis deChaufontaine ne l’avait point encore mené en de trop vilainspays.

– Chez les Turcs ! répétait-il sanscesse.

Et la présence d’un homme qui avait vu lesTurcs et s’était battu contre les Turcs le remplissaitd’admiration. Il tournait autour de Baliverne et lui parlait commeà une personne qui méritait tous les respects.

– Seigneur Magnus, disait-il quelquefois,si le bon Dieu m’avait fait naître dans votre peau, il y alongtemps que je serais mort !

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