Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 9OÙ L’ON VOIT QUE LES HÔTELLERIES SE SUIVENT ET NE SE RESSEMBLENTPAS

Laprésence de Renaud et de Carquefou, dont l’humeur bizarre et gaieplaisait à Mlle de Souvigny, la remit en joie.C’était en outre un surcroît de protection. Armand-Louis ne seraitplus seul à braver les dangers du long voyage qu’ils allaiententreprendre. Ils étaient en outre jeunes tous les quatre, libres,avec l’espace devant eux. On quitta donc l’hôtellerie du« Canard d’Or » le rire aux lèvres. La France futtraversée sans coup férir, et déjà M. de Chaufontaines’attristait d’un tel excès de monotonie ; Carquefou mêmeavouait qu’il n’avait presque plus peur, et souhaitait à demi unpetit brigand qui fît diversion, lorsqu’en arrivant en Flandre ilstombèrent dans une auberge où campait un gentilhomme espagnol aveclequel ils avaient fait commerce d’amitié depuis une heure et quiparaissait un personnage plein d’honneur et de civilité.

C’était un cavalier doux, qui parlait d’unevoix mielleuse, le chapeau à la main, et tout confit en souriresbéats. De sa main droite, il jouait quelquefois avec un chapelet àgrains d’or et d’ébène. Armand-Louis et Renaud, après une longueroute, avaient rencontré ce personnage à quelque distance d’un grosbourg, sur le chemin de Malines. Ils étaient couverts de poussièreet paraissaient las. Le cavalier, qui venait d’apercevoir Adrienneet l’avait examinée en dessous, s’approcha de M. de laGuerche d’un air poli :

– Votre Seigneurie paraît étrangère à cepays, dit-il, et vous cherchez, j’imagine, un gîte où cette dameait faculté de se reposer.

– Je l’avoue, répondit Armand-Louis, lachaleur a été accablante aujourd’hui, nos chevaux sont rendus. Ya-t-il loin encore d’ici à Malines ?

– Faites mieux ! daignez me suivrejusqu’à ce bourg dont on voit le clocher là-bas, derrière ce rideaude saules ; j’y connais une hôtellerie à l’enseigne de la« Croix de Malte » dont le maître est un honnête chrétienqui n’écorche point trop les voyageurs que la divine providence luienvoie… Ma piété me donne quelque crédit sur cet homme, qui est unnotable de Bergheim.

« Voilà un cavalier qui s’exprime en bonstermes ; il me plaît », pensaM. de Chaufontaine.

– Daignerez-vous m’y suivre ? repritl’homme au chapelet.

– Volontiers, répondit Armand-Louis.

Carquefou se glissa du côté de l’inconnu quimontrait tant de bienveillance.

– Au point de vue de la réfection, cettehôtellerie de la « Croix de Malte » pratique-t-ellehonnêtement les lois de l’hospitalité ? demanda-t-il.

– L’Église nous défend de nous occuper deces misères, mais ceux qui trouvent quelque plaisir dans lesdélices de la chair estiment que la cuisine où je vous mène estabondante et délicate.

– Je suis un pauvre pécheur, pardonnezmon indiscrétion, répliqua Carquefou qui déjà reniflait l’odeur dufestin.

Renaud poussa son cheval auprèsd’Armand-Louis.

– Ne va pas t’aviser de dire à ce saintpersonnage que tu es de la vache à Colas, abominable parpaillot,dit-il, on t’aspergerait d’eau bénite, et nous perdrions un gîtequi me paraît aimable.

On arriva en vue de l’hôtellerie. La croixblanche de l’ordre de Malte dessinait ses huit pointes sur unelarge enseigne. Le cavalier ôta son chapeau dont la plume balaya lesol, et sautant de selle, il présenta le poing àMlle de Souvigny.

– Vous êtes presque chez moi, dit-il.

Et se découvrant de nouveau :

– Je m’appelle don Gaspard d’Albacète yBuitrago, reprit-il.

La table fut dressée sous un frais couvertdans le jardin. Carquefou avait déjà rendu visite aux fourneauxqu’il trouvait convenablement garnis. Armand-Louis pria leur guidede partager leur menu.

– Bien qu’il soit dans mes principes devivre simplement, j’y dérogerai, puisqu’il vous est agréable dem’avoir en votre compagnie, dit l’Espagnol.

En s’asseyant, il se signa.

– Monsieur, c’est vendredi ! s’écriaRenaud, tout à coup, nous voyageons et avons le droit de manqueraux règles de l’abstinence ; mais vous, seigneur ?

– J’ai une dispense du Saint-Père. Il adaigné me l’accorder pour ces sortes d’occasions, et en récompensede quelques œuvres pies qu’il m’a été permis d’accomplir.

« C’est un Père de l’Église en habit degentilhomme ! » pensa de nouveauM. de Chaufontaine.

– Holà, Péters, ici ! cria le Pèrede l’Église.

On vit accourir un valet chétif et maigre,pâle et contrefait, qui tremblait de tous ses membres.

– Tu vois ces jeunes seigneurs, méchantdrôle, reprit don Gaspard, ils sont de mes amis ; si tu ne lessers pas avec zèle et politesse, je te couperai les oreilles et jete les ferai manger en grillades… À présent, file,coquin !

Une assiette jetée sur le dos de Péters quiprit la fuite appuya cette recommandation.

« Eh ! eh ! voilà un sainthomme qui a la main leste », pensa M. de laGuerche.

– Si l’on n’inspirait pas une terreursalutaire à ces malfaiteurs, ils ne respecteraient pas les honnêtesgens ! poursuivit don Gaspard qui s’assit galamment à côté deMlle de Souvigny.

Pendant le repas, qui fut arrosé de vinsexquis, le cavalier se montra galant et empressé pour Adrienne,beau causeur et fort homme du monde. Il raconta mille histoires oùsa modestie ne brillait pas, bien qu’il se déclarât le plus humbledes serviteurs de Dieu, vida lestement son verre, étala sur latable une main fine noyée dans des flots de dentelles et ornée dejoyaux qui jetaient mille feux ; il en avait, disait-il, descoffrets pleins, et ne les portait que pour avoir l’occasion de lesoffrir aux personnes qui tenaient à ces colifichets ; audessert, il s’oublia quelque peu, et tirant une bague de son doigt,il voulut la passer à celui deMlle de Souvigny.

– Merci, dit Adrienne en écartant lebijou.

– Gardez vos pierreries, ajoutaM. de la Guerche d’un ton un peu sec.

– Sacrebleu ! ce n’est pourtantqu’un rubis de mille pistoles ! et foi de capitaine, cettebabiole ferait mieux sur cette main blanche que sur la rude main dedon Gaspard d’Albacète y Buitrago !

– C’est un élu qui jure ! grommelaRenaud en sourdine.

– Un élu qui arrive du Pérou !murmura Carquefou.

M. de la Guerche, un peu surpris,échangea un regard avec Adrienne.

Bientôt après, il passa dans sa chambre, moinstranquille alors qu’il ne l’était en arrivant dans la salle dufestin ; il commençait à concevoir quelque doute sur lasainteté d’un cavalier qui portait de si beaux rubis à son doigt etles offrait si lestement. La nuit cependant se passa sans accident.Les deux amis avaient résolu de partir dans la journée ; maisvers midi, don Gaspard les pria avec les plus vives instancesd’accepter à souper. Armand-Louis regarda Renaud qui regardaArmand-Louis. Pouvait-on honnêtement rejeter l’invitation d’unhomme qui s’était montré si plein d’obligeance et de piété ?M. de la Guerche se rappelait encore bien l’épisode durubis. Mais quand le sage pèche sept fois par jour, un capitaineétait-il bien coupable s’il avait une minute d’inadvertance ?Le regard de Carquefou plaidait d’ailleurs pour don Gaspard.

– Permettez-moi de vous demander lesacrifice d’un jour, reprit le gentilhomme espagnol, je veux boireà l’heureuse issue de votre voyage et faire partager la bonnefortune que j’ai eue de rencontrer de si dignes seigneurs à uncavalier de mes amis non moins brave que pieux.

La crainte d’offenser le capitaine décidaM. de la Guerche.

Il fut résolu qu’on resterait jusqu’aulendemain à l’hôtellerie de la « Croix de Malte ». DonGaspard se confondit en remerciements ; et bientôt après ungrand mouvement de servantes et de marmitons, portant force platset force bouteilles, remplit d’aise le cœur faible de Carquefou.Péters marchait à leur tête.

– Crois-moi, disait Carquefou àDominique, quand la Providence place sur le sentier de la vie unbon souper arrosé de bons vins, c’est se montrer impie que derepousser de tels bienfaits.

À l’heure convenue, don Gaspard arrivaaccompagné de ce pieux ami dont il faisait, disait-il, un grandcas.

– Le seigneur Mathéus Orlscopp est unMachabée pour la vaillance, dit-il, mais c’est en même temps un deces hommes de guerre que les saints se réjouissent de protéger àcause de leurs vertus.

Le seigneur dont on faisait un si magnifiqueéloge avait un grand visage maigre et jaune, de longs bras, delongues mains, un habit tout noir, une épée et un poignard àmanches de fer, le regard presque toujours baissé, et sous un nezcrochu une bouche mince à lèvres pâles. De quelque côté qu’on leregardât, il semblait qu’on ne le voyait jamais que de profil.

« C’est un anachorète qui vit deracines », pensa Renaud.

Et il lui versa une large rasade de vin duRhin pour le réconforter.

L’anachorète vida le verre d’un seultrait.

Le seigneur Mathéus ne souffla mot pendant lerepas, mangea comme un colosse et but comme un Titan. Renaud, misen gaieté, le félicita sur son appétit qui ne le cédait point à sasoif.

– Monsieur, dit le seigneur Mathéus, j’ail’estomac fort délabré : la nourriture est pour moi une œuvrede contrition.

– Ma foi, monsieur, ma piétés’accommoderait fort de ce délabrement ! répondit Renaudémerveillé.

Don Gaspard, au contraire, trempait à peineses lèvres dans la liqueur dorée de la Champagne et des coteaux duRhin ; il était tout miel et tout sucre, et ne haussait le tonque pour donner des ordres à Péters, auquel il adressait forcegourmades entre deux madrigaux ; à chaque mot le petit valetbaissait la tête comme un mouton mordu par un loup.

Adrienne regarda ce pauvre hère ; Pétersavait un visage honnête et triste ; mais pendant qu’ellel’observait, il lui fit un signe des yeux, et, s’approchant à pasfurtifs, il chercha à lui parler.

Don Gaspard saisit un tabouret et le lançadans les jambes de Péters qui poussa un cri.

– Le maladroit aurait sali votre robe sije ne l’avais pas averti ! dit l’Espagnol.

Cependant Carquefou mettait à l’écart forcevolaille et force pâtés, sans négliger les bouteilles à demipleines.

– La maxime est sage qui nous enseignequ’au temps des prospérités, il faut prévoir les mauvais jours,disait-il à Dominique.

Dominique admirait le seigneur Mathéus, ets’étonnait que tant de victuailles pussent trouver place dans lecorps d’un homme.

– Mais tandis que de nombreux valetschargeaient la table de mets délicats incessamment renouvelés, lecapitaine espagnol tournait parfois des yeux langoureux du côté deMlle de Souvigny. Jamais dentelles plus richesn’avaient caressé ses poignets, jamais bijoux plus éclatantsn’avaient mêlé leurs feux sur ses doigts effilés ; il enfaisait nonchalamment étinceler les facettes aux clartés desbougies.

– À propos, seigneur Mathéus Orlscopp,que me disiez-vous donc tout à l’heure ? s’écria-t-il d’un airnonchalant, les chevaux de ces seigneurs français sont-ils vraimentmalades ?

– Malades ? répéta Armand-Louis.

– Hélas ! oui, répondit Mathéusgravement ; ce matin, après la messe, je suis entré dans leurécurie pour voir si l’hôtelier les soignait convenablement, et ilest bon que vous sachiez, messieurs, qu’après mon prochain, ce quej’aime le plus au monde, c’est le cheval. J’ai le regret de vousdire que vos montures m’ont paru dans un triste état et incapablesde remuer les jambes… j’en ai le cœur navré !

Renaud courut à l’écurie impétueusement :les chevaux gisaient sur la paille, l’œil éteint, les flancsagités.

– Diable ! fit-il.

– La Providence nous envoie quelquefoisde ces épreuves, dit le seigneur Mathéus qui l’avait suivi ;il faut se résigner à sa sainte volonté ; d’ailleurs,l’hôtellerie n’est pas mauvaise.

– Ah ! seigneur, je n’ai ni votrepauvre santé, ni votre vertu ! dit Renaud.

Cet incident contrista les voyageurs ; onne pouvait plus songer à partir le lendemain.

– Pour moi, j’en suis ravi ! dit donGaspard ; j’aurai la bonne fortune de vous revoir.

Il décocha une œillade du côté d’Adrienne etsortit avec le seigneur Mathéus qui n’épargnait pas lesrévérences.

– Je n’aime pas ce don Gaspard ! ditMlle de Souvigny ; quant à son compagnonà la figure jaune et au pourpoint noir, il me fait l’effet d’unevipère.

– Langage de parpaillotte ! s’écriaRenaud. Si de tels hommes rencontraient l’ombre de Calvin, ils laconvertiraient : voilà ce qui vous offusque.

Carquefou, qu’on n’avait point vu à l’heure oùl’on passait les vins d’Espagne et les gâteaux, entra sur la pointedes pieds, ferma prudemment la porte, regarda autour de lui et mitun doigt sur ses lèvres. Tout à l’heure rouge comme la crête d’uncoq, il était devenu pâle comme l’aile d’une mouette.

Dominique le suivait d’un air consterné ;l’un et l’autre regardaient derrière eux comme s’ils avaient peurd’être pourchassés par une légion de diables.

– Qu’est-ce donc ? demandaM. de la Guerche.

– M’est avis qu’il faut déguerpir d’ici,répondit Carquefou. Le capitaine don Gaspard d’Albacète y Buitragom’a tout l’air d’être de la famille du capitaine Jacobus.

– Hein ? fit Renaud.

– Monsieur le marquis, parlons bas. Cettehôtellerie fourmille de coquins, c’est peut-être pour cela qu’on yfait une chère si délicate. De légers indices m’avaient donnél’éveil ; tandis qu’on versait les vins du Rhin, don Gaspardne buvait pas assez et vous poussait à rire. Je rôdais donc du côtédes communs, au fond d’une cour intérieure où personne de vous n’amis le pied. Douze sacripants faisaient bombance autour d’unetable : quelles mines ! quels profils ! Dominique,que j’avais invité à me suivre, vous le dira.

Dominique leva les yeux et les bras vers leciel.

– Mais Dominique est un garçon avisé quisait prendre la fuite à propos, reprit Carquefou. Glacé par laterreur, qui est ma compagne éternelle, immobile et livide, jesentais mon sang se figer dans mes veines. « Approche !me cria le chef de la bande, bois-moi ça ! » Là-dessus ilm’offre un broc. On m’a toujours enseigné qu’il ne faut pasmolester les gens, surtout quand on n’a pas pour soi la supérioritédu nombre. « Bois donc ! tu es à ces voyageurs que monmaître a rencontrés sur la route de Malines ? » reprendcet homme. J’ai répondu honnêtement par un signe de têteaffirmatif. « Nous sommes, nous, à don Gaspard d’Albacète, uncapitaine qui n’a pas son pareil pour les coups de main, si cen’est peut-être son lieutenant, le digne Mathéus Orlscopp. »Ce petit discours a produit sur mes jambes l’effet d’un gros coupde bâton, mes genoux se dérobaient sous moi. Les coquins n’ont pastardé à m’accabler de questions. La Providence a eu la délicatessede me douer d’une figure si niaise, que ça me donne l’occasion deparaître encore plus bête que je ne suis ; j’ai répondu demanière à contenter mes sacripants, si bien que l’un d’eux m’aproposé de m’enrôler dans la bande ; j’ai objecté moninnocence ; ils ont insisté, et, pour mon coup d’essai, jedois escamoter vos épées et les remplacer par des lattes defer-blanc… j’ai presque promis.

– Comment, drôle !

– Eh ! monsieur le marquis, on saitde par le monde que je ne suis pas un héros ! Mes douzenouveaux amis ont huit ou dix compagnons encore qui battent lesenvirons ; ils m’ont fait entendre que le capitaine seproposait d’offrir sa main à une jeune Française arrivée toutrécemment à l’hôtellerie de la « Croix de Malte ». Lanoce se fera sans curé, et le seigneur Mathéus servira de témoin,m’a dit le chef, un grand rouge que je ne voudrais pas rencontrerau coin d’un bois.

Adrienne se pressa contre Armand-Louis.

– Donc à cheval et jouons de l’éperon.Nous sommes quatre en tout, en comptant Dominique, et ils sont unevingtaine, sans compter ceux qu’on ne voit pas.

– Eh ! corne de bœuf ! noschevaux sont quasi morts sur la litière ! cria Renaud.

– Ah ! le bandit ! c’est untour de Mathéus Orlscopp ! reprit Carquefou ; ce matin,je l’ai vu se glisser dans l’écurie ; et ce soir il y estretourné comme une couleuvre qui se faufile vers un nid.

– C’est clair, il a administré quelquedrogue à ces pauvres bêtes !

Armand-Louis et Renaud se regardèrent.

– Et moi qui prenais don Gaspard pour unermite déguisé en capitaine ! moi qui, la conscience en peine,voulais me confesser au père Mathéus Orlscopp ! s’écria Renaudqui frappa du poing sur la table.

– Eh bien ! reprit-il après uninstant de réflexion, formons un bataillon carré, tombons sur cescoquins qui ne sont pas sur leurs gardes, emparons-nous de leurschevaux, et ouvrons-nous un passage, l’épée au poing.

– Monsieur le marquis, je m’évanouiraispour sûr avant d’être au bas de l’escalier, s’écria Carquefou.Laissez là, je vous prie, votre patronne sainte Estocade ;oubliez, s’il se peut, saint Hercule-coupe-tête, et invoquonssainte Prudence ; c’est une personne que je crois de bonconseil.

En ce moment le clocher du bourg sonna huitheures ; Carquefou se frappa le front et se mit à marcher fortvite dans la salle.

– La terreur échauffe mon cerveau,dit-il, permettez-moi de me nommer capitaine à mon tour ;quand il faudra se battre, je donnerai ma démission. C’est l’heureoù mes douze malandrins font collation pour se préparer à biendormir… je suis au courant de leurs petites habitudes. Je cours dece pas chez un armurier où j’achète deux rapières ; je lesporte à mes gens et leur dis que ce sont vos épées que j’aiempruntées pour leur être agréable. Naturellement on m’invite àtrinquer. Chemin faisant, j’ai obtenu chez un apothicaire borgne unpaquet de poudre narcotique ou de médecine infernale ; jejette le tout dans les cruches au goulot desquelles ces messieursétanchent leur soif. Ces cruches vides, je me faufile dans l’écuriedu capitaine don Gaspard et du pieux seigneur Mathéus.

– En as-tu la clé ? demandaRenaud.

– Non certes ! Mais si sot qu’onsoit, on saura bien en ouvrir la porte. Avez-vous remarqué uncertain pauvre diable pour lequel don Gaspard tient toujours enréserve une provision d’injures et de horions ?

– Péters ? dit Adrienne.

– Oui, madame, ou je me trompe fort, ouPéters doit détester don Gaspard de toute son âme. C’est donc unauxiliaire. Le bossu m’a déjà fait voir l’écurie en me désignant dudoigt les meilleurs chevaux, comme s’il m’engageait à les prendre.Ah ! les beaux genêts d’Espagne ! un homme est toujourslà qui les garde ; s’il est doux, il m’aide à lesbrider ; s’il est d’un caractère irascible, je lui introduiraidans la gorge un argument d’acier long de six pouces, tranchant etpointu à l’avenant. Je réponds après de sa discrétion.

– Très bien ! s’écria Renaud.

– Très bien, sans doute ! maisnous ? dit Armand-Louis.

– Attendez ! Pendant ce temps, vousinvitez le capitaine et son acolyte à grignoter quelques fruitsarrosés de liqueurs fines. Mlle de Souvignyvoudra bien jouer du luth et chanter : ils seront toutoreilles. Quand j’aurai tout parachevé, je sifflerai sous lafenêtre : ce sera alors à vous d’user d’éloquence pour engagervos convives à ne point gêner le départ.

– Mon éloquence est là, répondit Renauden frappant avec force sur la garde de son épée.

– À présent, prêtez-moi Dominique, repritCarquefou.

– Hé ! Dominique ! criaArmand-Louis, vous êtes aux ordres de Carquefou, armez-vousseulement.

– Eh ! camarade, je veux être francavec toi, poursuivit Carquefou, on te cassera peut-être un peu.

Dominique était un garçon résolu, à qui lafréquentation de Carquefou avait enseigné la philosophie.

– Nous sommes tous mortels ! dit-ilsimplement.

– Alors, passe le premier, poursuivitCarquefou.

Et ils sortirent précipitamment.

Quelques minutes après, un valet del’hôtellerie, dépêché par Renaud, introduisait le capitaine donGaspard et le lieutenant Mathéus dans la salle où peu d’heuresauparavant on avait soupé.

– Quelle aventure nous vaut cette aimablesurprise ? dit don Gaspard en apercevant des corbeilles defruits et des flacons sur une table.

– Le désir de passer quelques instants deplus avec des gentilshommes tels que vous, réponditArmand-Louis.

Don Gaspard sourit de l’air d’un chat qui voitfolâtrer une souris dans le voisinage de ses griffes.

– J’étais en prière, ajouta le sinistreMathéus ; le Seigneur me pardonnera d’avoir fait passer lapolitesse avant la piété.

Renaud lui présenta un siège.

– Seigneur Mathéus, vous m’inspirez unetelle sympathie, dit-il, que je prétends vous laisser un souvenirde mon passage à la « Croix de Malte », tenez, cettedague, peut-être : voyez, la lame en est damasquinée.

Mathéus Ortscopp tendit la main.

– Donnez, dit-il.

– Oh ! pas encore, répondit Renaudqui repoussa la lame dans le fourreau ; à l’heure de nosadieux seulement.

Fidèle au programme arrangé par Carquefou,Armand-Louis pria Mlle de Souvigny de chanteren s’accompagnant du luth.

Pâle d’émotion et comptant les minutes,Adrienne prit un luth et chanta ; elle croyait à toute secondeentendre le coup de sifflet qu’elle espérait et redoutait. Lecapitaine Gaspard la couvait des yeux ; pendant qu’ellechantait, il vidait coup sur coup de petits verres pleins jusqu’aubord des liqueurs les plus fines. Mathéus, toujours lugubre,l’imitait consciencieusement, en ayant soin de doubler la dose.

– Ah ! si l’empereur d’Allemagnevous entendait, vous seriez impératrice ! s’écria don Gaspardau moment où Adrienne cessait de chanter.

– Vous êtes un homme de goût, ditRenaud ; si nous ne partions bientôt, vous auriez le régald’entendre assez souvent cette musique.

Neuf coups sonnèrent à l’horloge du village.Don Gaspard regarda Mathéus.

– Ah ! vous partez ! dit-il, etMlle de Souvigny part avec vous ?

– Sans doute.

– Exposer une si charmante personne auxfatigues d’un voyage !… Ah ! fi ! je n’en croisrien !

Ce n’était déjà plus le même homme, ni le mêmelangage, ni le même ton ; le regard était hardi, le souriredédaigneux, le geste provocateur.

– Mon noble ami a raison, poursuivitMathéus qui fit voler un flacon par la fenêtre après l’avoirvidé ; il est de ces imprudences que des gentilshommes debonne maison ne permettent pas.

« L’heure est venue », pensaRenaud.

Le seigneur Mathéus se leva, étendit ses braset secoua ses jambes comme un chat-tigre qui entre en chasse. Lesverres de liqueur avaient glissé sur lui comme de l’eau sur unetoile cirée.

– Faut-il agir ? reprit-il, et fairevoir à ces nobles étrangers quelles gens nous sommes ?

Une horloge voisine répéta les neuf coups quivenaient de tinter.

Don Gaspard jeta un regard insolent surAdrienne :

– Ma belle enfant, ces Français sont fousde faire courir les routes à tant d’attraits, je vous prends sousma protection ; demain vous serez doña Adrienne d’Albacète yBuitrago !

Cependant, le coup de sifflet de Carquefou nese faisait pas entendre.

Armand-Louis, qui venait de se lever, se plaçadevant Mlle de Souvigny.

– Çà, mon maître, à qui croyez-vousparler ? dit-il.

Don Gaspard ne remua pas.

– Pas de bruit, jeune homme, dit-il, jeparle à des étourdis ! Le moment est venu de s’expliquerfranchement, puisque vous n’avez rien su deviner. Le comte dePappenheim a su le jour de votre départ et le chemin que vouspreniez…

– Ah ! le comte dePappenheim !

– J’ai servi sous ses ordres. Il vous afait suivre, et ce n’est pas le hasard qui m’a conduit au-devant devous. Je vous ai dit alors que vous étiez chez moi, vous yêtes ; mais M. le comte de Pappenheim, un magnifiqueseigneur, messieurs, a trop parlé.Mlle de Souvigny est d’un sang noble, elle estbelle, et de plus le pan de sa robe ne serait pas assez ample pourcontenir les ducats d’or qui lui seront remis en dot ; doncM. le comte de Pappenheim ne touchera pas à un cheveu de satête. Elle est à moi, et je la garde pour moi !

– Misérable ! s’écria Armand-Louisqui mit l’épée à la main.

Renaud se dirigea vers la porte, en poussa leverrou et serra la clé dans sa poche.

Le seigneur Mathéus haussa les épaules, serapprocha de la table et choisit méthodiquement un nouveauflacon.

– Ne faisons pas le méchant, reprit donGaspard, qui, cette fois, se leva : je suis bon prince, moi,et ne désire point la mort du pécheur. Avant d’engager l’affaire,comptons bien : vous êtes deux, nous sommes vingt ; neluttez pas, ce serait inutile et bête. Laissez-moi la fille, videzvos bourses, j’en aurai besoin pour la cérémonie, jetez vos épéeset retournez chez vous… À ces conditions, je vous épargne ;sinon, vous sortirez d’ici plus froids que le marbre et un peutroués.

Le coup de sifflet promis par Carquefou ne sefaisait pas entendre encore.

« Comme il tarde ! » pensaitRenaud.

Don Gaspard tortilla sa moustache.

– Vous êtes des enfants,ajouta-t-il ; un de mes hommes va passer par cette fenêtre, unautre enfoncera bientôt cette porte ; comment voulez-vous queMlle de Souvigny n’ait pas l’obligeance de lessuivre ? Vingt autres encore sont là-bas, prêts à nous donnermain-forte. La résistance serait ridicule !

– Extravagante ! murmura le seigneurMathéus.

En ce moment, on entendit sous la fenêtrecrier le gravier légèrement. Quelqu’un marchait le long du mur.

Dans le corridor, un pas sourd faisait gémirle plancher.

– Entendez-vous ? dit donGaspard.

Et du doigt il montra la vitre, derrièrelaquelle une ombre se mouvait, et la porte qu’une main invisibleébranlait.

Presque au même instant, un bruit sourd, commecelui d’un corps qui tombe lourdement, résonna dans la nuit, lavitre se brisa en éclats, et Carquefou parut sur l’appui de lafenêtre.

– Eh ! il était temps !s’écria-t-il en brandissant en l’air un poignard rouge de sang,voilà un coquin qui ne me fera plus peur !

Il n’avait pas fini qu’un râle d’agonie se fitentendre du côté du corridor, et la porte fut ébranlée par le chocd’un corps qui glissa sur le carreau. Renaud s’élança d’un bond etl’ouvrit. Au même instant, Dominique sauta dans la chambre, unedague à la main, par-dessus le cadavre d’un soldat couché sur leseuil.

– Bien frappé, ami Dominique ! criaCarquefou.

Don Gaspard pâlit. Le seigneur Mathéus devintblême.

– Trahison ! s’écria le capitainequi voulut s’élancer dehors.

Armand-Louis lui barra le passage.

– Trop tard ! dit-il.

– Monsieur, dit alors Renaud à Mathéus,votre ami, don Gaspard d’Albacète y Buitrago, a prétendu tout àl’heure que quelqu’un sortirait d’ici froid comme le marbre et unpeu troué, j’ai idée que ce sera vous.

Carquefou et Dominique gardaient la fenêtre etla porte, l’épée au poing. Aucune autre issue. Don Gaspard et leseigneur Mathéus dégainèrent.

– À nous les reîtres !crièrent-ils.

– Frappez toujours ! les reîtresdorment ! répondit Carquefou.

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