Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 16LE COUP DE FOUDRE

Cependant Carquefou vivait plantureusement dans lechâteau de Saint-Wast qu’il appelait une noble et magnifiquedemeure. Il en admirait l’architecture imposante, et jurait sesgrands dieux que, parmi les châteaux de sa connaissance, aucunn’avait de cuisines si larges et si béantes, ni si bienfournies.

– Monsieur, disait-il à Renaud, c’estpitié de voir une maison si pleine de choses excellentes aux mainsde tels mécréants !

Quelquefois le matin, à jeun, ilsoupirait ; le soir, après un souper délectable, il versaitdans son verre des larmes d’attendrissement.

– Monsieur, reprenait-il alors, il estclair que de pareilles bénédictions de la Providence ne peuvent pasdurer éternellement ; que sommes-nous pour les mériter ?de pauvres pécheurs enraciné dans le vice !

– Parle pour toi ! répondaitRenaud.

– Tel maître, tel valet, a dit lesage ; la logique ne permet donc pas que je me sépare de vous.Un matin nous nous réveillerons dans quelque abominable taudis toutsemé d’embûches, l’estomac creux, la poche vide. Il faut prier,monsieur, et se réconforter en attendant les jours d’épreuves.

Renaud suivait les conseils de l’honnêteCarquefou. La présence de Diane, celle aussi de la baronned’Igomer, l’aidaient à ne pas trop souffrir de l’absenced’Armand-Louis. Il soupirait quand il voyait l’une, et souriaitquand il regardait l’autre, et les pénitences ne chômaient pas.

Un matin, Armand-Louis entra comme un coup detonnerre dans la cour du château. Quel pressentiment avait conduitAdrienne à sa fenêtre ? M. de la Guerche vit unemain petite et blanche derrière le rideau, puis un profil fin etjoyeux… Tous les jours qu’il avait passés loin deMlle de Souvigny furent oubliés.

Il monta quatre à quatre le grand escalier duchâteau, faisant sonner ses éperons sur les marches, et poussa laporte du cabinet de M. de Pardaillan.

– Eh ! eh ! monsieur lemarquis, dit-il en riant, deux commissions comme celle-là, etj’aurai cent ans !

À la vue du sceau royal,M. de Pardaillan tressaillit :

– Est-ce le roi Gustave-Adolphe enpersonne qui vous a remis ce pli ? dit-il.

– Non, monsieur le marquis.

– Son capitaine des gardes,alors ?

– Pas davantage.

– Et connaissez-vous le contenu de cesdépêches ?

– Je n’en connais ni un mot ni unesyllabe.

M. de Pardaillan frappa sur untimbre. Un laquais parut :

– Priez M. le baron Jean de Werth demonter chez moi, reprit-il.

– Est ce tout ? demandaArmand-Louis.

– Tout.

– C’est plaisir de courir pour vous,monsieur le marquis, vous ne vous ruinez pas en compliments.

M. de Pardaillan saisit la main dugentilhomme :

– Ne m’en veuillez pas !reprit-il ; dans ce pli, il y a la ruine ou le salut de lamoitié du monde… Dieu veuille avoir inspiré le roi !

On entendit le pas de Jean de Werth,M. de Pardaillan montra à M. de la Guerche uneporte pratiquée dans l’angle de son cabinet :

– Vous m’excuserez, n’est-ce pas ?reprit-il.

– Les affaires du roi ne sont pas lesmiennes, s’empressa de répondre le voyageur.

Et Armand-Louis, que le salut du mondeoccupait moins que le souvenir d’Adrienne, sortit là-dessus,laissant M. de Pardaillan seul avec le baron.

– Vous le voyez, dit alors le vieillard àJean de Werth, en lui montrant la dépêche que M. de laGuerche venait de remettre entre ses mains, le sceau estintact : je n’ai voulu ouvrir ce pli qu’en votre présence.Déchirez vous-même l’enveloppe.

Jean de Werth prit la dépêche et en rompit lesceau. M. de Pardaillan déploya la feuille de papier. Soncœur battait. Tout à coup, l’expression d’une joie inexprimable sepeignit dans tous ses traits.

– Voyez, lisez ! dit-il avec un élanqu’il ne sut pas maîtriser.

La dépêche ne contenait que ces deuxmots : Non, jamais !

Et plus bas, de la même écriture :Moi le roi.

Et plus bas encore, le nom deGustave-Adolphe.

Un sceau de cire vierge, aux armes de lamaison royale, accompagnait la signature du roi.

Jean de Werth froissa le papier entre sesmains.

– C’est donc la guerre !s’écria-t-il.

Puis, frappant du pied :

– Ah ! reprit-il, avec lui, nousétions les maîtres de l’Europe !

M. de Pardaillan ne voulut pasrépondre, mais il pensait que la Suède, avec ses seules armes,pourrait bien devenir la maîtresse de l’Allemagne.

Tandis que cette scène se passait dans lecabinet de M. de Pardaillan, M. de la Guerchecherchait Adrienne ; Adrienne le cherchait aussi.

Quand Mlle de Souvignyl’aperçut, elle lui prit les mains et l’entraîna dans un endroitécarté du jardin. Armand-Louis ne pouvait pas parler. Adrienneavait les yeux humides et brillants. Quand ils furent bien seuls,au fond d’un bosquet, elle s’arrêta, et, soupirant :

– Enfin ! dit-elle.

Des larmes jaillirent de ses yeux etbaignèrent son visage qui rayonnait d’une expression de joieanxieuse et troublée.

– Qu’avez-vous ? s’écriaM. de la Guerche tout ému à la vue de ces pleurs.

– Je ne sais, mais je suis tremblantejusqu’au fond de l’âme, inquiète, agitée… Ah ! j’avais besoinde vous voir !… Quelque chose se passe ici qui m’effraye…quoi ? je l’ignore, mais tout me fait peur… il y a un malheurautour de nous.

– Un malheur ? répétaArmand-Louis.

– Vous savez si je suis prompte àm’alarmer ; je croyais qu’un danger encouru par vous pouvaitseul remplir mon âme de ce trouble qui la tourmente ; ehbien ! vous voilà, je sais qu’aucun péril ne vous menace, etla terreur me gagne.

Armand-Louis passa son bras sous la taille deMlle de Souvigny qui chancelait.

– Est-ce le baron Jean de Werth ?dit-il tout à coup.

– Ah ! taisez-vous !… Il y aquelques jours, nous causions, M. de Pardaillan étaitlà ; j’achevais de broder un nœud de rubans ; le baronJean de Werth parlait de guerre et de combats ; ma penséeétait près de vous. Il me disait quels périls entourent un soldat,il me disait que bientôt il allait partir, que peut-être il nereviendrait plus, mais qu’il se sentirait plus hardi contre la mortet mieux protégé si une main amie lui donnait un nœud de rubanspareil à celui que je brodais.

– Et vous lui avez donné celui auquelvotre main a touché, Adrienne ?

– Il l’a pris du moins, et je le lui ailaissé. Ah ! je vous jure qu’alors je pensais à vous, jevoyais votre tête menacée par le fer qui étincelle, par le plombqui vole… et ma main défaillante n’a pas su protéger ce morceau desoie. Me pardonnez-vous, Armand ?

– Adrienne, m’aimez-voustoujours ?

– Si je vous aime !… Dieu du ciel,il le demande ! Vous voyez, je vous dis bien tout… Allez, j’aiassez pleuré ! Mais depuis l’heure où ce nœud de rubans apassé de mes mains dans les siennes, le baron me regarde avec uneexpression que je ne lui avais pas vue encore. Vous souvient-il deM. de Pappenheim ? c’est le même sourire, le mêmeregard.

Armand-Louis allait répondre ; la voix deRenaud l’appela.

– Un pli qui arrive de France à tonadresse, mon pauvre parpaillot ; si la dépêche te dérangedéchire-la en mille morceaux. J’ai remarqué que les lettres sontune mauvaise affaire ; écrites par des amis, ce sont des coupsd’escopettes dirigés contre notre argent, et nos tristes boursesn’ont pas besoin de ces saignées pour être à sec ; signées parles grands parents, elles sont pleines d’homélies et d’objurgationsnon moins compendieuses que désagréables.

Mais déjà Armand-Louis avait ouvert la dépêchequi arrivait de France.

– Lisez, dit-il àMlle de Souvigny, et lisez haut.

Adrienne jeta les yeux sur le papier ;dès les premiers mots elle pâlit.

À M. le comte de la Guerche.

Mon fils bien-aimé,

Sachez que le dernier boulevard de lareligion réformée en France, La Rochelle, est cerné par denombreuses troupes amenées de tous les coins du royaume parM. le cardinal de Richelieu. Si Dieu ne prend pas en pitié sesserviteurs, nous succomberons sous le nombre, mais nous mourrons enbraves gens, l’épée au poing, en confessant notre foi. SiMlle de Souvigny, ma fille d’adoption, estseule et abandonnée de son oncle, vous vous devez à elle toutentier. Adieu, alors. Si elle a reçu chezM. de Pardaillan l’hospitalité qui lui est due, consultezvotre cœur, il vous dira où est la vraie place de l’honneur. Aurevoir, alors. Que Dieu vous garde, mon fils, et répande sur vousSes bénédictions.

Lemarquis

Hercule-Armand de CHARNAILLES.

Adrienne leva son front pâle. La mort étaitdans ses yeux, mais d’un accent résolu, et prenant la main de celuiqu’elle aimait :

– Armand-Louis, dit-elle, vous devezpartir !

– Je partirai, réponditM. de la Guerche.

– Eh mordieu ! je voussuivrai ! s’écria Renaud.

– Toi ! reprit Armand-Louis, jecroyais qu’une chaîne te retenait ici ?…

Une ombre de tristesse se répandit sur levisage de M. de Chaufontaine.

– À toi l’ami de mon enfance, lecompagnon de ma jeunesse, je dirai tout. Oui, j’aime, et du plusprofond de mon cœur, j’aime, comme je n’aurais jamais cru le filsde mon père capable d’aimer. Ah ! ce sera peut-être pour toutela vie ! mais je m’appelle le marquis de Chaufontaine, et sij’ai laissé une à une les pierres de mon château à toutes lesbroussailles du chemin, on ne m’accusera jamais de chercher unehéritière pour rendre à mon blason son éclat perdu ! Je porteune hermine dans mon écu… ma renommée restera sans tache commeelle. À présent, je suis jeune, j’ai mon épée ! vienne lafortune, et pas une autre femme que Diane de Pardaillan nes’appellera la marquise de Chaufontaine.

– Ah ! déjà vous la méritez !s’écria Mlle de Souvigny.

Ils reprirent silencieusement le chemin duchâteau. Armand-Louis monta chez M. de Pardaillan ;Adrienne, rentrée dans sa chambre, tomba tout en pleurs àgenoux ; Renaud se mit à la recherche de Carquefou. Il pensaitmoins alors à la baronne d’Igomer qu’à sainte Estocade saprotectrice.

M. de Pardaillan approuva le projetd’Armand-Louis avec un empressement singulier. Il mit sa bourse,ses chevaux, sa maison à la disposition de son hôte, et lecomplimenta vivement de sa noble résolution.

« Voilà qui est bizarre, pensaArmand-Louis ; je comprends qu’il m’approuve, mais pourquoicette joie ? »

Cette réflexion ne l’empêcha pas de choisir unexcellent cheval dans les écuries du marquis. Il y trouva Carquefouqui gémissait.

– Je l’avais toujours dit, monsieur, celane pouvait pas durer ! s’écria le pauvre garçon ; c’étaitici le vrai pays de Cocagne, nous allons rentrer dans le royaumedes coups, des horions et du jeûne !

Le dîner qui finit la journée fut triste.Diane avait les yeux rouges d’une personne qui a pleuré. La baronned’Igomer était songeuse avec une nuance de mécontentement ;les ailes de ses petites narines mobiles passaient du rose aublanc. Adrienne était comme la statue de la tristesse et de larésignation. Renaud ne parlait pas. C’était la plus grande preuvede chagrin qu’il pût donner. Seul le baron Jean de Werth semontrait plein d’entrain et de feu.

Quand on fut passé dans la pièce voisine,M. de Pardaillan s’approcha de M. de laGuerche.

– Lorsque vous serez auprès deM. de Charnailles, dit-il, assurez-le queMlle de Souvigny, fussé-je mort, ne sera passeule dans la vie. Voici M. le baron Jean de Werth, sonfiancé.

La foudre tombant aux pieds d’Armand-Louis etd’Adrienne les auraient moins terrifiés.

– Son fiancé ! s’écriaM. de la Guerche.

– Si bon vous semble, monsieur le comte,répliqua Jean de Werth avec hauteur.

Adrienne se leva.

– J’ai idée cependant, dit-elle les yeuxtout étincelants de fierté, que je suis pour quelque choselà-dedans ?

– Assurément, madame.

– Alors, avant même de vous adresser àM. de Pardaillan, à qui mon père m’a léguée, je le sais,peut-être auriez-vous dû vous informer si j’avais votre recherchepour agréable. C’est m’offenser singulièrement de disposer, ainsique vous le faites, d’une main que je ne vous ai pas donnée. Sic’est par de tels moyens que vous croyez arriver à mon cœur, jevous dirai que vous vous trompez étrangement. Au surplus, etpuisque vous m’y contraignez, un mot coupera court à toutceci : Sachez, monsieur, que j’aime M. le comte de laGuerche.

– Ah ! malheureuse, ma parole estengagée ! s’écria M. de Pardaillan.

– Et je la tiens pour bonne, reprit Jeande Werth, donc, je la garde.

Armand-Louis allait répliquer, Adrienne passadevant lui, et s’adressant au baron :

– Ah ! vous le prenez ainsi !poursuivit-elle, sachez donc que rien au monde ne me fera renoncerà celui que j’ai librement choisi, que si je ne suis pas fille à memarier sans le consentement de celui qui représente mon pèreici-bas, du moins il n’est pas de rigueur et pas de contrainte quime fassent céder !

– Il y a le temps, madame… et ce maîtreinvincible brise toutes les résistances.

Mlle de Souvigny eut unmouvement d’indignation.

– Et vous êtes gentilhomme !s’écria-t-elle.

– Madame, je suis Jean de Werth ; jevous aime, donc je vous aurai.

Le baron s’inclina profondément et sortit.

Armand-Louis, la main sur le pommeau de sonépée, tremblait de colère. Il allait s’élancer ;M. de Pardaillan le retint.

– Pas chez moi ; c’est monhôte ! dit-il.

– Voilà encore un homme de l’espèce desloups et des sangliers, avec qui je voudrais bien me voir face àface ! murmura Renaud.

M. de Pardaillan frappa du pied.

– Ah ! dit-il, pourquoi m’a-t-ilsauvé la vie ?

Le marquis leur raconta alors que pendant laguerre engagée par le roi Christian de Danemark contre l’Allemagne,renversé de son cheval à la bataille de Lutter, il allait périrsous les coups d’un cavalier croate, lorsque Jean de Werth, quis’initiait au métier des armes, le tira d’affaire en s’exposantlui-même. Le baron ne voulut rien accepter pour sa rançon, et, dansl’élan de sa reconnaissance, M. de Pardaillan jura alorsqu’il lui accorderait la première chose que son sauveur luidemanderait.

– Je me nommai et mis ma main dans lasienne, ajouta M. de Pardaillan.« Soit ! » me répondit Jean de Werth, et le jourmême j’étais libre.

Depuis ce jour, les hasards de la guerre lesavaient séparés ; Jean de Werth, le catholique, avait prisparti pour l’empereur ; M. de Pardaillan, protestantet Français d’origine, était resté fidèle au drapeau du roi deSuède ; une affaire avait plus tard ramené Jean de Werth enSuède ; fort du passé, c’était à M. de Pardaillanqu’il avait demandé l’hospitalité et son appui dans la conduited’une affaire délicate. C’est alors que le baron avait vuMlle de Souvigny.

– Huit jours après il me rappelait lapromesse faite il y a longtemps sur un champ de bataille arrosé demon sang. Que pouvais-je répondre ? s’écria le marquis.

Il fit quelques pas dans la pièce, en proie àla plus violente agitation.

– Ah ! que n’avez-vous parlé plustôt ? reprit-il. Que n’avez-vous parlé dès le moment de votrearrivée !

– Eh ! le pouvais-je ? s’écriaM. de la Guerche. Rappelez-vous de quel air vous m’avezreçu. Mlle de Souvigny est riche, je suispauvre, et, avant de me connaître, déjà vous me teniez ensuspicion. Pour un empire alors ma bouche ne se serait pasouverte.

– Ah ! ne m’accusez pas. Je ne vousconnaissais point alors, et je savais seulement par une lettre deM. de Pappenheim queMlle de Souvigny était, depuis de longuesannées, et sans motif apparent, retenue au château de laGrande-Fortelle, chez M. de Charnailles.

– Vous voyez donc bien que je devais metaire ! Mais déjà ma résolution est prise, et si un jour monépée me faisait conquérir une large place au soleil, alors jeserais venu vous dire : « J’aime Adrienne, je suis digned’elle, voulez-vous me la donner pour femme ? »

Renaud serra vigoureusement la maind’Armand-Louis.

– Espère, ami, dit-il ; Jean deWerth ne s’appelle pas Achille, et il n’est pas invulnérable.

– Espère aussi, puisqu’il t’aime, murmuraDiane à l’oreille de Mlle de Souvigny qu’elleserrait dans ses bras.

Pourquoi ce mot, prononcé d’une voix si douceet si timide que seule l’oreille d’une femme pouvait en saisir lessyllabes, fit-il froncer le sourcil à la baronne d’Igomer ?Pourquoi, tandis qu’elle regardait Renaud à la dérobée, vit-on sedessiner, comme mille légers serpents, des fibrilles rouges sur lefrais incarnat de ses joues ? n’était-ce pas que Renaud avaitles yeux tournés du côté de Diane en ce moment ?

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