Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 30LE COMTE ÉBERART

Tandisque le roi envoyait des émissaires pour reconnaître l’état desroutes et la force des garnisons, et qu’il faisait distribuerpartout des proclamations dans lesquelles il annonçait qu’il venaitfaire la guerre à l’empereur et non à l’Allemagne, les officiers dequelques corps d’élite voulurent, à l’instigation de Renaud,célébrer par un banquet leur bonne arrivée en Poméranie.

C’était sa maxime, qu’il fallait tenir le cœurde l’homme en joie, et, sur ce chapitre, son sentiment serencontrait avec celui de Carquefou.

Les vieux capitaines et les sombrescalvinistes qui allaient au combat en chantant des psaumes setinrent à l’écart. Il n’y eut donc autour de la table, avecArmand-Louis et Renaud, que les plus jeunes et les plus brillantsofficiers de l’armée. Leurs chevaux n’avaient point encore galopésur la terre allemande.

On remarquait parmi les convives un beaucavalier d’une tournure tout à fait martiale et noble : labarbe soyeuse et noire, les cheveux courts et frisés, la tailleélégante, le geste aisé, la bouche un peu hautaine, mais fine, leregard d’un oiseau de proie. On admirait la magnificence de sesarmes ; il parlait anglais avec les Anglais, français avec lesFrançais, suédois avec les Suédois. Personne ne savait d’où ilvenait, mais chaque officier croyait qu’il appartenait à l’un descorps de l’armée. On l’avait rencontré partout, tantôt avec l’un,tantôt avec l’autre. Il semblait connaître tout le monde. Lessoldats ne pensaient pas qu’il y eût un capitaine plus magnifiquedans l’armée. Sa main généreuse semblait puiser dans un coffreinépuisable.

Les dragons affirmaient que c’était uncuirassier du régiment saxon.

Les cuirassiers prétendaient à leur tour quec’était un chevau-léger des bandes écossaises.

Les chevau-légers n’hésitaient pas à penserque c’était un reître des compagnies allemandes.

Quant aux reîtres, recrutés dans la Bohême, leBrandebourg et le Palatinat, ils croyaient tous que c’était uncapitaine des gardes suédoises.

On l’appelait le comte Éberart.

La première fois que M. de laGuerche l’avait rencontré, le comte Éberart et lui se regardèrentavec un sentiment singulier d’attention ; la curiositédominait chez Armand-Louis, la colère et l’inquiétude chez le comteÉberart. Quelque chose faisait croire au cavalier français qu’ilavait vu ce visage quelque part déjà ; mais où ? Renaud,à qui M. de la Guerche fit part de sa surprise, luirépondit qu’il avait éprouvé le même sentiment lorsqu’il s’étaittrouvé en face de l’inconnu.

– Mais nous avons tant couru !ajouta-t-il tranquillement.

Et, en manière de commentairephilosophique :

– Je lui ai vu manier l’épée et tenir lescartes, reprit-il : c’est un parfait galant homme… il m’apresque égratigné et m’a gagné vingt ducats le premier jour ;le lendemain je l’ai écorché et lui ai pris cent pistoles.

À la première nouvelle du festin, le comteÉberart avait parlé d’un joli petit vin d’Espagne dont il voulaitenvoyer un baril à ses frères d’armes.

Le baril arriva, et on déclara parfait le vind’Espagne qu’il contenait.

Il y avait trente officiers autour de latable ; rien ne délie les langues comme le vin, la jeunesse etla guerre.

On parlait beaucoup ; on parlait sanscesse. Armand-Louis remarqua que le comte Éberart écoutait plusqu’il ne parlait. Cependant il ne ménageait pas le vind’Espagne.

« Voilà qui est singulier », pensaM. de la Guerche.

Après le récit de vingt aventures où l’amouravait sa large part, on en vint à parler des chances de la guerredans laquelle la Suède s’était engagée.

Le comte Éberart fut le premier qui poussa laconversation sur ce chapitre. On l’y suivit sans résistance ;sa main complaisante versait autour de lui le vin d’Espagne parlarges rasades. Il buvait bien, mais il écoutait mieux encore.

« Nous avons là un gentilhomme qu’on nesurprendra pas en flagrant délit d’indiscrétion ! » pensaArmand-Louis.

– Voilà l’île de Wollin qui s’est renduesans coup férir, comme l’île de Rugen sur laquelle nous sommesdescendus ! dit un dragon.

– L’île d’Usedom a suivi ce nobleexemple ! reprit un chevau-léger.

– L’armée impériale a peur de se faire dumal ! ce qui l’engage à s’en aller, poursuivit uncuirassier.

Le comte Éberart pâlit un peu, et regardant lecuirassier :

– Oh ! vous finirez par larencontrer ! dit-il.

– Dieu vous entende ! s’écriaRenaud ; je suis venu ici pour en découdre… Si elle reculetoujours, cette armée invisible, il nous faudra jeter nos épées etprendre des cravaches !

Il sembla à M. de la Guerche que lecomte Éberart se mordait les lèvres.

– Eh ! eh ! dit celui-ci d’unevoix brève, ce ne serait peut-être pas prudent !

– Jusqu’où pensez-vous que le roi, notrebien-aimé général, nous mène ? poursuivi Renaud d’un airtranquille.

– Mais jusqu’à Prague ! réponditl’un.

– Peut-être même jusqu’à Munich ouAugsbourg ! poursuivit un autre.

– Bah ! j’espère bien qu’il nes’arrêtera qu’à Vienne ! ajouta un troisième.

Les yeux du comte Éberart lancèrent deséclairs.

– Vienne est un peu loin,messieurs ! dit-il.

– Bah ! le comte de Thurn y est bienallé avec ses Bohémiens !

– Pourquoi le roi Gustave-Adolphen’irait-il pas avec ses Suédois ?

– Voilà déjà le duc de Poméranie,Bogislas XIV, qui traite.

– Il traite, lui ? s’écria le comteÉberart qui se leva à demi.

– Il fait mieux : il capitule.

– En êtes-vous bien sûr ? demanda lecomte qui, voyant tous les yeux tournés vers lui, se rassitlentement.

– La nouvelle en est arrivée ce matin auquartier général ; demain, la ville de Stettin doit nousouvrir ses portes.

– C’est une place de ravitaillement pournotre armée ; messieurs, buvons à notre premier succès, ditl’un des convives.

– J’allais vous le proposer !répondit Renaud.

On remplit les verres ; quand on lesreposa sur la table, celui du comte Éberart était encore plein.

– Oh ! oh ! fit Armand-Louisqui l’observait toujours.

– Ma foi, messieurs, cette guerres’annonce tristement ! continua M. de Chaufontaine.Tout cela est pitoyable ! Trois îles prises, une provinceenvahie, une ville qui se rend, et pas un pauvre coupd’épée !… J’en pleure ! Cependant l’empereur Ferdinand abien quelques généraux, que diable !

– Eh ! oui, dit le comte Éberart, ila le duc de Friedland !

– Le comte de Tilly !

– Et Torquato Conti !

– Il a aussi le grand maréchal del’Empire, le comte de Pappenheim !

Le comte Éberart regarda l’interlocuteur.

– Celui que les Allemands appellent leSoldat ? dit Renaud.

– Précisément, répondit le comteÉberart ; et les Allemands qui ont combattu sous ses ordresassurent qu’il mérite ce nom glorieux.

– Eh bien ! je l’ai vu une fois, ily a longtemps… je ne serais pas fâché de me rencontrer de nouveaudevant lui, face à face, ajouta Renaud.

– C’est un plaisir qui pourra vous êtreréservé !… reprit le comte Éberart. À votre santé, monsieur lemarquis !

Cette fois le comte but gaiement et vida sonverre.

– Si tous ces capitaines fameux veulents’opposer à notre marche, qu’ils se hâtent ! reprit uncornette ; voici les soldats qui ont fait la guerre sous lecomte de Mansfeld qui s’empressent d’accourir dans nos rangs. Il enest arrivé quatre cents aujourd’hui.

– Quatre cents ? s’écria le comteÉberart.

– Et des meilleurs ! Il en est milleautres encore qui se battaient avec le duc de Brunswick, que j’aivus défiler ce matin sous les couleurs suédoises.

– Et on annonce que quinze centscavaliers de la vieille armée du roi Christian de Danemark nousauront rejoints demain dans la matinée.

– L’empereur n’avait-il pas dit que leroi Gustave-Adolphe était une majesté de neige ?… M’est avisque Ferdinand est une majesté de poussière ! dit Renaud.

Le couteau avec lequel jouait le comte Éberartdéchira la nappe. Il attacha ses yeux sur Renaud, puis s’efforçantde sourire :

– Vous avez l’esprit railleur, monsieurle marquis, dit-il ; cependant on a vu des armées disparaîtredans le désert, et le désert, c’est de la poussière !

Un officier des gardes se tourna du côté ducomte Éberart :

– Par hasard, monsieur, douteriez-vous dela victoire ? dit-il.

Le comte Éberart devint grave :

– Dieu est le maître !reprit-il ; mais je suis moins jeune que vous, monsieur, etquoique mon expérience ne soit pas vieille encore, voilà vingt ansque je fais la guerre !

– Vingt ans ! s’écria Renaud.

– J’en ai trente-cinq, monsieur.

– L’âge du roi Gustave-Adolphe.

– Le même. Or j’ai vu l’armée du vieuxcomte de Tilly, du temps où Christian de Brunswick tenait lacampagne, un rude homme de guerre, celui-là, messieurs. Plus tard,je l’ai revue dans les champs de Lutter, aux prises avec les Danoisque l’exemple de leur roi animait ; vous savez ce qui estadvenu de Christian de Brunswick et de Christian de Danemark…L’armée du comte de Tilly s’appelle l’Invincible,messieurs !

Renaud remplit son verre.

– Il suffira d’un jour pour lui faireperdre son nom ! dit-il.

Armand-Louis se leva. Une idée subite venaitde l’inspirer.

– Au roi Gustave-Adolphe ! dit-il, àsa victoire ! à l’humiliation de l’Empire ! Viennent lesarmées de Tilly et de Wallenstein, et qu’elles soient disperséescomme sont dispersés ces grains de sel que je jette auvent !

En parlant ainsi, Armand-Louis prenait unepincée de sel et la lançait en l’air, par-dessus son épaule.

Le comte Éberart fronça le sourcil, et soudainl’on vit paraître au milieu de son front deux sabres rouges quiformaient la croix.

– Le comte de Pappenheim ! murmuraM. de la Guerche.

Presque aussitôt la main de l’étranger seporta sur son front et y resta quelques secondes ; quand il laretira, la croix sanglante avait disparu, mais si prompt qu’eût étéce mouvement, il ne le fut pas assez pour Armand-Louis.

À présent, M. de la Guerche savaitoù il avait vu le superbe étranger qui remplissait le camp du bruitde sa magnificence, et dans quelles circonstances terribles ilss’étaient autrefois mesurés du regard.

Tout le monde s’était levé ; on vidaitles verres, on criait : « Mort à l’Empire ! »Dans l’exaltation de ce premier moment, personne ne prenait plusgarde au comte Éberart. Il venait de laisser tomber son verre quivolait en éclats.

– Vous ne buvez pas ! lui dit Renaudtout à coup.

– Mon verre vient de se briser !répondit le comte froidement.

Son regard et celui de M. de laGuerche se croisèrent. De nouveau M. de Pappenheim fronçales sourcils et sur son front pâle les deux glaives rougestracèrent furtivement leur croix menaçante.

Cependant le banquet touchait à sa fin. Onapporta des cartes, des cornets et des dés. Le comte Éberart jetaquelques pièces d’or sur la table, les perdit, et se leva. Unmoment après, il sortait de la salle lentement.

Armand-Louis, qui ne l’avait pas perdu de vueun seul instant, le suivit. Quand ils furent seuls derrière la haieépaisse d’un jardin, il l’aborda.

– Monsieur le comte de Pappenheim, unmot, dit-il.

Le comte releva la tête fièrement, et, d’unevoix dédaigneuse :

– Vous m’avez reconnu, je le sais !Livrez-moi donc, dit-il.

Un mouvement d’indignation fit frémir levisage de M. de la Guerche.

– Voilà un mot, dit-il, dont j’aurais àvous demander compte si nous n’étions pas dans un momentcritique ; mais j’oublie tout pour ne songer qu’au péril quevous courez. Monsieur le grand maréchal, vous avez mangé le pain demon père et dormi sous son toit. Il y a un cheval sous ma tente etun homme sûr qui vous feront franchir nos avant-postes. La nuit estvenue, partez.

– Vous savez qui je suis, vous êtesArmand-Louis de la Guerche, et vous m’offrez un cheval ?

– Que le jour ne vous trouve pas dans lecamp ! poursuivit M. de la Guerche sans s’arrêter àl’interruption du comte de Pappenheim ; une nouvelle émotionpourrait vous trahir en faisant briller sur votre front le signe devotre famille, et il y a parmi nous des soldats allemands quin’auraient peut-être pas une discrétion absolue. Or, si quelqu’unvous nommait, vous savez quel traitement on réserve à ceux qui sehasardent chez l’ennemi.

Le visage de M. de Pappenheim pritune expression de hauteur.

– Un roi qui défendait son pays, dit-il,entra un jour déguisé en ménestrel dans le camp des Danois. Ceroi-là, vous n’ignorez pas son nom, les Anglais l’appellentaujourd’hui Alfred le Grand.

– Monsieur le comte de Pappenheim veut-ilme suivre ? répondit Armand-Louis.

– Et vous pensez toujours à ce guide sûret à ce cheval qui doivent me conduire hors du camp ?

– Toujours.

Le comte de Pappenheim regarda Armand-Louis.La guerre sans pitié, la guerre implacable qu’on faisait à cetteépoque, les passions religieuses surexcitées, les scènes terriblesauxquelles dès son adolescence il avait été mêlé, avaient pu rendreimpitoyable et farouche l’âme du chef redouté des arméesimpériales, la plier à bien des ruses, l’accoutumer à se faire unjeu des choses les plus saintes et les plus respectées ; maisle germe des grandes qualités existait encore en lui. Le temps etla guerre ne l’avaient point entièrement étouffé.

Par un mouvement plein de noblesse il tenditsubitement la main à M. de la Guerche.

– Voilà une chose dont je me souviendrai,dit-il.

Et cette fois l’éclair de la loyauté donna àson visage une expression nouvelle de dignité et d’élévation.

Une heure après, et au milieu des ombres de lanuit, deux cavaliers couverts de grands manteaux quittaient latente de M. de la Guerche. Arrivé aux portes du camp,M. de Pappenheim regarda autour de lui.

– Et le guide ?

– Le guide, c’est moi ! réponditArmand-Louis.

Et donnant le mot d’ordre à l’officier degarde, il s’enfonça au galop dans la campagne.

– Ah ! vous m’avez vaincu deuxfois ! dit le grand maréchal avec un mélange d’orgueil etd’étonnement. Prenez garde à la troisième !

Et poussant son cheval, il disparut dans lanuit.

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