Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 13LES DEUX COUSINES

M. le marquis de Pardaillan, vers lequel lafortune poussait Adrienne, habitait un vaste château non loin deGothembourg. C’était un homme qui, quoique jeune encore, avait tousles cheveux blancs, avec un air singulier d’autorité mêlé deraillerie. Il avait à un haut degré l’habitude du commandement, etn’aimait pas à ce qu’on lui tînt tête. Établi en Suède depuis ungrand nombre d’années, il occupait dans la vaillante armée quivenait si glorieusement de pousser la guerre en Pologne, un rangconsidérable qu’il devait bien plus à son mérite qu’à son nom et àl’éclat de sa fortune. Des infirmités, gagnées au service du roidans une campagne longue et difficile, le forçaient de renoncer aumétier des armes. Il se consolait d’un repos vers lequel ses goûtsne le portaient pas, par le faste de sa vie.Mlle de Pardaillan, sa fille, l’aidait à faireles honneurs d’un château ouvert à quiconque avait de la naissanceou un grade dans les troupes du roi Gustave-Adolphe.

Le marquis de Pardaillan ouvrit ses bras àMlle de Souvigny, qui s’y jeta ; mais aumême instant il lui présenta une jeune personne qui se tenaittimidement debout derrière lui.

– Ma fille, Diane de Pardaillan, dit-il,aimez-la comme une sœur.

Diane jeta ses bras autour du coud’Adrienne :

– Le voulez-vous ? dit-elle d’unevoix douce.

M. de Chaufontaine, ébloui, sentitquelque chose qu’il ne connaissait pas s’agiter dans soncœur :

– À présent, je crois auxséraphins ! murmura-t-il sans perdreMlle de Pardaillan des yeux.

Mais, au lieu de l’accueil cordial auquel ilse croyait quelque droit, M. de la Guerche fut surpris del’air de hauteur avec lequel son parent le reçut. Bien loin de luitendre la main, il lui laissa seul gravir les marches duperron.

– Voici bien longtemps déjà quej’attendais Mlle de Souvigny ma nièce, dit-ille sourcil froncé et les lèvres légèrement relevées des coins.

Armand-Louis comprit la portée de cesmots ; ils l’atteignirent au cœur. Ainsi finissait cetteodyssée qui, malgré les périls encourus, avait laissé dans son cœurune trace lumineuse. N’était-il pas alors et à toute heure auprèsd’Adrienne ? ne lui semblait-elle pas à lui et comme enchaînéeà sa vie par des liens indestructibles ? À présent, le rêveavait fini, l’heure triste du réveil venait de sonner. SiMlle de Souvigny était sauvée, n’était-ellepas en même temps perdue pour lui ? Combien de penséescruelles ne lui traversèrent pas l’esprit en ce moment ? Commeun homme qui vient tout à coup de quitter une oasis et s’enfoncedans les sables arides du désert, Armand-Louis ne voyait plus qu’unvide sombre et sans limites autour de lui.

M. de Pardaillan se méprit sur lacause de son silence et de la pâleur qui se répandait subitementsur le visage de M. de la Guerche.

– Vous ne répondez pas, monsieur ?reprit-il d’un air de hauteur.

Mais déjà Armand-Louis s’était remis.

– Monsieur le marquis, dit-il, vous avezpeut-être vu M. le comte de Pappenheim ?

– Je ne l’ai pas vu, mais il m’a écrit,répliqua M. de Pardaillan un peu surpris.

– Alors rien ne m’étonne plus ; jen’imiterai pas M. le grand maréchal de l’empire ;seulement je dirai : « Je m’appelle le comte Armand-Louisde la Guerche, et quiconque osera prétendre que mon noble et honorégrand-père, M. le comte de Charnailles, et moi n’avons pas eupour notre parente Mlle de Souvigny tous leségards qu’elle mérite, celui-là en a menti. »

M. de Pardaillan regardaM. de la Guerche, qui ne baissa pas la paupière.

– Et moi Renaud de Chaufontaine, marquisde Chaufontaine, ajouta Renaud, je dirai comme Armand-Louis etjetterai mon gant à quiconque soutiendra le contraire.

Le marquis de Pardaillan se connaissait enphysionomie.

– Entrez, beau cousin, entrez, monsieur,reprit-il gracieusement.

Armand-Louis, pas plus que Renaud, ne songea àrepousser l’hospitalité du marquis, mais les pièces d’or queM. de Charnailles avait remises à M. de laGuerche, celles dont la bourse de Renaud était pleine au départavaient été semées en route en grand nombre, il n’en restait plusguère au fond de leur poche, et la vie allait grand train auchâteau de Saint-Wast. Ce n’était plus comme à la Grande-Fortelle,où les parties d’hombre les plus désastreuses ne coûtaient pas plusd’un petit écu. De plus, M. de Pardaillan, qui avait lamain prodigue, ne croyait pas, ainsi qu’un grand nombre depersonnes riches, que d’autres eussent parfois besoin de ce qu’ilavait, lui, à profusion. Souvent le soir, en sentant sous sesdoigts la doublure de ses hauts-de-chausses, Armand-Louis pensaitqu’il faudrait peut-être un jour regagner la France. La mer n’étaitpas couverte de Bons Samaritains toujours prêts à recevoirà leur bord les voyageurs dans l’embarras. Le retour pouvait êtrepénible.

Cependant là n’était pas la cause des plusgros soucis de M. de la Guerche. Il voyait bien encoreAdrienne, et Adrienne n’était pas changée à son égard, mais il lavoyait moins souvent et moins librement. À la table deM. de Pardaillan, couverte des mets les plus abondants,et les plus délicats, il n’était pas assis à côté d’elle ;combien alors il regrettait l’hôtellerie du « Canardd’or », voire même celle de la « Croix de Malte »,où il avait vu la mort de si près ; il protégeait alorsMlle de Souvigny, et le sourire de l’aimablefille illuminait tout.

En outre, il n’était plus seul auprès d’elle.Saint-Wast était bien certainement le château le plus fréquenté quise pût voir à vingt lieues à la ronde. C’était chaque jour visitesnouvelles, gens d’épée et gens de robe, magistrats, gouverneurs,généraux ; le torrent ne s’écoulait jamais. Parmi cesvisiteurs, quelques-uns faisaient au château d’assez longs séjours,et tous n’avaient pas, tant s’en faut, les cheveux blancs deM. de Pardaillan. On en voyait qui regardaientMlle de Souvigny plus longtemps qu’il n’estbesoin pour saluer une personne qu’on ne connaît pas ;d’autres ne se gênaient guère pour déclarer hautement qu’elle étaittout à fait charmante et digne de faire l’admiration deStockholm.

L’un de ces indiscrets complimenta mêmeM. de Pardaillan.

– Vous aviez une perle, dit-il en faisantallusion à Diane, à présent vous en avez deux.

Armand-Louis, cette fois, daigna regarderMlle de Pardaillan. Elle lui parut ce qu’elleétait en effet, la plus aimable et la plus accomplie des femmesqu’il eût encore vues, si on en excepte Adrienne ; un petitnez fin, des yeux d’un bleu sombre, expressifs, clairs, lumineux,tout à fait parlants ; une bouche qui n’avait pas besoin des’ouvrir pour être éloquente, le cou d’une déesse, des cheveuxdorés par un rayon de soleil et plus abondants que les longsrameaux d’un saule, la taille souple, tous les mouvementsharmonieux. Gaie, et laissant voir les deux fossettes roses de sesjoues, c’était une de ces nymphes que les poètes font sourire dansleurs églogues ; sérieuse, c’était une princesse.

– Mais elle est charmante,adorable !… c’est une fée ! dit-il.

– Est-ce d’aujourd’hui seulement que tut’en aperçois ? dit Renaud avec un gros soupir.

– Alors pourquoi s’occupe-t-on deMlle de Souvigny ? s’écria Armand-Louis,qui de grand cœur aurait souhaité que la terre entière n’eût d’yeuxque pour Mlle de Pardaillan.

Les mille sentiments confus et cuisants qu’ilavait éprouvés lors de la visite de M. de Pappenheim à laGrande-Fortelle, il les éprouvait de nouveau, mais plus âpres, plusamers, plus irritants. Chaque jour il avait des velléitésimpatientes de couper la gorge à quelqu’un ; un matin ilvoulait tuer un gentilhomme de la Finlande queMlle de Souvigny avait écouté. Le lendemain,il brûlait du désir de provoquer un seigneur poméranien avec quielle avait dansé. Ordinairement il souhaitait que le château prîtfeu pour avoir l’occasion d’enlever Adrienne et de disparaître avecelle.

Quand d’aventure il causait avec un seigneurde passage chez M. de Pardaillan, Armand-Louis nemanquait pas de lui vanter les charmes, la figure, l’esprit deDiane. Rien n’était comparable à cette ravissante personne. C’étaitune grâce indicible et des yeux à n’en pas trouver de plus beaux.On lui perçait le cœur quand on lui répondait :

– C’est vrai ; mais sa cousine,Mlle de Souvigny, n’est pas moinsséduisante.

– À qui le dites-vous ? pensaitalors le pauvre Armand-Louis.

M. de Chaufontaine, on le sait,n’avait pas tardé non plus à remarquer de quels avantages la natures’était plu à orner Mlle de Pardaillan. Iln’en pouvait détacher ses yeux et gémissait.

– Se peut-il, disait-il quelquefois, quede tels cheveux, de si belles dents, des mains si charmantes, unfront si pur, une bouche si semblable à la rose, soient le partaged’une huguenote, car c’est une huguenote comme ta cousine Adrienne,mon cher parpaillot ! Je te demande un peu à quoi pensent lessaints du paradis quand ils permettent de pareilleschoses ?

Puis il soupirait :

– Ah ! mon pauvre bon Dieu !reprenait-il d’un air lugubre, il y a tant de bonnes catholiqueslaides auxquelles tu ne penses pas !

Un soir, il entra dans la chambre deM. de la Guerche d’un air lugubre.

– Les neuvaines et les cierges n’ypeuvent rien, dit-il ; il faut donc que je me confesse. Jesuis tombé dans les pièges du Malin : je suis amoureux d’uneabominable huguenote, jolie comme les amours, belle comme unemadone.

– Toi, mon pauvre ligueur ? ditArmand-Louis qui savait tout.

– Moi-même ! Mon âme est en proie audémon ; mais, dussé-je en mourir, je l’exorciserai. SainteEstocade ma patronne m’a suggéré une idée que je veux mettre àprofit sans plus tarder.

– Voyons l’idée.

– Tu as compris que j’aimais follementMlle de Pardaillan. Quelle confusion pour monâme !

– L’étrange eût été que tu ne l’eussespoint remarquée.

– Parle pour toi, réprouvé ! Ehbien ! je veux incontinent m’habituer à en adorer une autre.Ce sera ma pénitence.

– Ah ! voilà ce que te conseillesainte Estocade ? Saint Hercule-coupe-tête a-t-il poussé lacomplaisance jusqu’à te faire voir le remède ? C’est tonpatron aussi, je crois ?

– Tu te moques, vilain hérétique ;mais saint Hercule-coupe-tête a fait ce que l’effroyable Calvin,ton ami, n’aurait pu faire. Le remède est ici.

– Dans ce château ?

– À Saint-Wast : c’est une jeunedame qu’on dit veuve.

– La baronne d’Igomer ?

– Elle-même. La baronne a vingt-cinqans ; c’est auprès d’elle que je veux faire pénitence.

– La pénitence est jolie.

– Tant mieux, le châtiment en sera pluscomplet.

Armand-Louis ne comprenait pas bien comment labeauté de la baronne d’Igomer rendrait la punition de Renaud plusradicale. Tandis qu’il cherchait la solution de ce problème,M. de Chaufontaine versait un flacon d’eau de senteur surses mains, ses cheveux, son mouchoir, ses vêtements, et partaitpour faire pénitence auprès de la jeune veuve.

Il y avait en ce moment, au château deSaint-Wast, un jeune seigneur originaire du Brabant, contre lequelArmand-Louis se sentait animé d’un mouvement de haine toutparticulier. On disait ce jeune seigneur engagé dans l’armée quel’empereur Ferdinand avait placée sous le commandement du fameux etinvincible comte de Tilly.

Le baron Jean de Werth rappelait le comte dePappenheim par l’audace, la morgue, la magnificence ; ilfaisait voir en outre une jactance et une intempérance de langagequi semblaient étranges chez un homme d’une bravoure proclamée parcent témoins et dix blessures.

Jean de Werth avait le regard hautain et laparole caustique, et, dans le visage, une expression d’astucemélangée de violence qui était singulièrement insupportable àM. de la Guerche. Ses manières, empreintes d’insolence etd’ostentation, laissaient percer les traces d’une brutalité quel’habitude des Cours lui faisait mal dissimuler. S’il jetait unducat d’or à un palefrenier qui ajustait les rênes d’un cheval, illui appliquait presque aussitôt un terrible coup de houssine à lamoindre apparence de lenteur ou de négligence. Si une jeune fille,servante ou jardinière, à laquelle il venait d’adresser un mot degalanterie, faisait mine de s’enfuir, il la saisissait par le brasou la taille avec une telle rudesse que la marque de ses doigtsrestait dans les chairs meurtries.

On voyait donc réunies, chez le seigneur Jeande Werth, la superbe des templiers, la vantardise d’un officier defortune, l’humeur fougueuse et farouche d’un flibustier ; aveccela de l’impertinence et de l’esprit. Ce qui faisaitqu’Armand-Louis avait pris garde à cet ensemble de qualités bonnesou mauvaises, c’est que le baron Jean de Werth avait remarquéMlle de Souvigny.

M. de Chaufontaine, de son côté,assurait qu’il s’occupait deMlle de Pardaillan.

– Que j’aurais de plaisir à lui couper lafigure en quatre ! disait Armand-Louis.

– Avec quelle joie ne lui planterais-jepas mon épée au travers du corps ! répliquait Renaud.

Le plus triste était qu’ils faisaient l’un etl’autre une pauvre figure auprès du seigneur brabançon. Commentlutter contre un homme habile à prodiguer les sérénades etremplissant le château de surprises fastueuses qui faisaient crierla valetaille ! L’animosité des gentilshommes français, dontJean de Werth paraissait avoir le sentiment, l’excitait à rendreplus excessives ses prodigalités.

Les poches du baron rappelaient le tonneau desDanaïdes, à cette différence près que si la cuve mythologique nepouvait pas se remplir, les poches de Jean de Werth ne pouvaientpas se vider.

On jouait quelquefois grand jeu, on le sait,au château de Saint-Wast. Jean de Werth, qui semblait avoirdécouvert quelque part une mine d’or dont il exploitait les trésorsà son profit, perdait ou gagnait comme si les pistoles et lesducats eussent été pour lui pareils à des grains de sable ou à depetits cailloux. Un soir la partie s’engagea entre lui et ungentilhomme norvégien. M. de Chaufontaine, qui étaitauprès de la table, faisait intérieurement des vœux pour leNorvégien. C’était la seule chose que la prudence lui permît derisquer.

– Vous ne pariez pas, monsieur lemarquis ? dit Jean de Werth en tournant la tête à demi versRenaud.

Celui-ci, dont les mains tourmentaient lesmailles d’une bourse assez plate, y puisa sans répondre deux piècesd’or qu’il jeta sur le tapis.

La prudence vaincue, les deux pièces d’orfurent perdues en deux secondes.

– Mettez-vous là, peut-être serez-vousplus heureux, dit le baron qui lui montrait un siège à l’autre boutde la table.

Renaud s’assit. Armand-Louis, qui depuisquelques jours mettait son imagination à la torture à cette seulefin d’inventer mille prétextes pour ne pas jouer, le regarda d’unair effaré.

Mais Renaud battait les cartes d’un aird’assurance. On aurait dit qu’il n’avait fait que cela toute savie.

Quelque temps la fortune lui fut favorable.L’or à chaque coup passait de la poche de Jean de Werth dans lasienne. Cette chance et l’entrain de Renaud donnaient fort à penserà M. de la Guerche. Son ami le ligueur lui faisaitl’effet d’un capitaine d’aventure menant une poignée d’hommes à labataille contre une armée.

« L’escarmouche est jolie, pensait-il, labataille sera désastreuse ! »

Et il multipliait les signes de détresse pourengager son ami à quelque modération. Renaud mettait une habileténon moins têtue à ne pas s’en apercevoir.

Jean de Werth riait et tirait sans cesse denouveaux ducats tout reluisants d’une longue bourse de soie quisemblait n’avoir point de fond.

Tout à coup, la chance tourna. Il fallait unas de cœur, Renaud amena un sept de pique. Les pièces d’or queRenaud avait mises en prison dans sa poche retournèrent en foulechez l’ennemi.

– Peut-être feriez-vous bien de battre enretraite, dit le baron d’un air railleur.

– Battre en retraite, allons donc !répliqua Renaud.

Il tint bon et fit donner ses réserves. En unclin d’œil elles furent enlevées.

– Mon cher de la Guerche, passe-moi tabourse ! cria Renaud d’un air délibéré.

Armand-Louis leva sur le ligueur des yeux toutpleins d’angoisse.

– Ma bourse ? dit-il.

– Parbleu ! celle que tu as glisséedans ton haut-de-chausses ce matin !

Dans ces sortes d’occasions, Renaud avait unemémoire implacable.

– Elle est bien petite, murmuraM. de la Guerche, qui songeait au lendemain.

– Donne toujours.

Armand-Louis glissa la main dans sa poche.

– Voilà ! dit-il en tirant sa boursedes profondeurs les plus secrètes de son haut-de-chausses.

C’était une honnête bourse en cuir d’Espagne,solide et ronde ; elle était de taille à contenir un héritage,mais sa mollesse indiquait qu’on y avait pratiqué de tropfréquentes saignées.

– Eh ! voilà un noble galion !dit le baron en ricanant ; il est fâcheux qu’il ait soufferttant d’avaries !

Renaud ouvrit la bourse et y plongea la main.Quelques maigres ducats tintèrent sous ses doigts.

La bataille s’engagea de nouveau. Mais quepouvaient faire de telles recrues contre des troupes aguerries etnombreuses ? Leur défense fut héroïque, mais, au bout dequelques minutes, la bourse de cuir d’Espagne gisait à plat sur lecoin de la table. Renaud la souleva ; elle ne rendait plusaucun son. La bourse était morte au champ d’honneur. Jean de Werthappuya ses deux coudes sur la table.

– Vous plaît-il de continuer ?dit-il ; j’accepte la bourse pour cent pistoles.

Renaud allait résolument la pousser sur letapis ; un regard sérieux de M. de la Guerchel’arrêta.

– Non, plus aujourd’hui ! ditM. de Chaufontaine qui se leva.

Une ou deux heures après, quand ils furentrentrés chez eux, Armand-Louis vida jusqu’au fond sa valise ;après quoi, n’y trouvant rien, il interrogea Renaud du regard.

– Eh ! parbleu ! réponditRenaud, ma valise est trop honnête pour ne pas ressembler à latienne ; le maudit baron m’a tout pris !

– Ainsi il ne reste rien ?

– Rien.

– Et nous sommes en Suède !

– C’est bien plus drôle ! répliquaM. de Chaufontaine.

Et tous deux partirent d’un éclat de rire.

Pour expliquer cette gaieté, il convient dedire que ce jour-là personne n’avait dansé avec Adrienne, et queRenaud, après avoir longtemps regardé autour de lui, avait ramasséet glissé furtivement dans son sein une fleur tombée du corsage deMlle de Pardaillan. Armand-Louis ouvrit lafenêtre toute grande, le rossignol chantait dans les arbres. Le sond’un luth, plus doux encore, se fit entendre.

– Je reconnais ces soupirs harmonieux,dit Renaud ; j’en ai entendu de pareils à l’hôtellerie de la« Croix de Malte ».

Armand-Louis rougit.

– Eh ! eh ! tu as remis tonmanteau, reprit M. de Chaufontaine.

– Oui, balbutia Armand-Louis qui,furtivement, se glissait vers la porte.

Le refrain d’une chanson se mêlait au chant durossignol et soupirait dans la nuit.

– Hélas ! ce n’est pasMlle de Pardaillan qui chante ! murmuraRenaud.

Il agrafa lestement sa cape sur ses épaules etse trouva près de la porte en même temps que son ami.

– Tu sors donc aussi ? ditArmand-Louis qui s’arrêta.

– Coquin ! ne faut-il pas que jeguérisse ? s’écria Renaud d’un air où le désespoir se mariaità une envie folle de rire.

– Ah ! la baronned’Igomer ?

– Hélas ! mon pauvre parpaillot,elle a pitié de mon martyre, elle consent à m’entendre…

– Ce soir ?

– À l’instant… Diane était si jolieaujourd’hui ! je me suis jeté aux genoux de la baronne…Indignée, elle m’a repoussé en jurant qu’elle serait à son balconvers minuit.

– Voilà donc pourquoi tu perds mon argentsans sourciller ?

– Plains-moi !… Il faut à tout prixque j’oublie Mlle de Pardaillan.

– Vivant, je n’oublierai jamaisMlle de Souvigny ; mort, je ne cesseraipas de l’aimer ! s’écria M. de la Guerche.

Ils sortirent sans bruit du château, et chacuntira de son côté.

Le luth soupirait toujours ; une lumièrebrillait timidement au balcon de la baronne d’Igomer.

Tandis que les deux jeunes genss’abandonnaient à ces charmants entretiens, musique enchantée de lajeunesse en sa fleur, douces conversations qui semblent toujoursnouvelles et qui varient si peu, un laquais, à l’autre extrémité duchâteau, introduisait Jean de Werth dans l’appartement deM. de Pardaillan.

Ce n’était plus le même homme au souriresardonique, au geste violent, à la voix âpre. Il avait l’attitudefière d’un homme de guerre ou d’un ambassadeur. On voyait sur latable devant laquelle il se tenait debout, une lettre ouverte,timbrée d’un sceau de cire rouge ; M. de Pardaillan,auquel il la montrait du doigt, la relisait.

– Vous le voyez, dit Jean de Werth, voussavez ce qui m’amène en Suède ; il n’est pas nécessaired’appuyer, j’imagine, sur l’importance de la mission qui m’a étéconfiée par Sa Majesté l’empereur d’Allemagne.

– Non certes ! s’écria lemarquis.

– Alors, puis-je espérer que ces papiersdont vous avez pris connaissance seront présentés à Sa Majesté leroi Gustave-Adolphe votre maître ?

– Ils le seront certainement, quoique, àvrai dire, je ne fonde pas un grand espoir sur le résultat de cespropositions.

– Quoi ! une alliance secrète entreles deux États ? La faculté pour la Suède de s’agrandir ducôté de la Pologne et de la Russie ; au besoin même, lapossibilité de réunir sous la même couronne les provinces duDanemark ? N’est-ce point une offre qui soit de nature àséduire l’esprit guerrier de votre roi ?

– Gustave-Adolphe appartient, vous lesavez, à la religion réformée, et l’empereur Ferdinand estserviteur du pape.

– Entre nous, et maintenant que noussommes seuls, est-ce bien sérieux ? Protestant, je le veuxbien, mais Gustave-Adolphe est prince et ambitieux avanttout !

M. de Pardaillan secoua la tête.

– Vous vous trompez, monsieur le baron,reprit-il d’un air de fierté ; Gustave-Adolphe, avant touteschoses, est suédois.

– Ne chicanons pas sur les mots,ambitieux ou suédois, c’est tout un, poursuivit Jean de Werth.Puisque les propositions que je suis chargé de lui transmettre ontpour conséquence immédiate l’agrandissement de la Suède…

– Nous ne nous entendons pas. Le roimaître est suédois et protestant ; il ne sépare pas la penséede la religion de celle de son royaume.

Jean de Werth sourit.

– Croyez-vous que l’empereur Ferdinand,que je sers, oublie un jour qu’il est bon catholique ? Je lesuis aussi, par la morbleu ! mais si j’ai quelque avantage àme lier avec un protestant, je le fais sans hésiter ; sonsalut n’est point mon affaire.

– À la cour de Stockholm, la foi passeavant l’intérêt politique.

Le baron réprima un geste d’impatience.

– Enfin, reprit-il, il est urgent que jesache quelle réponse je dois apporter à Vienne. C’est pourquoi jedésire que le roi Gustave-Adolphe soit informé de ma présence enSuède. Si je me suis dès l’abord adressé à vous, c’est que jesavais quelle place vous teniez dans les Conseils du roi. Jecraignais, en outre, que ma présence à la Cour ne réveillât millehostilités en donnant l’éveil sur l’objet de ma visite.

– Vous avez eu raison, votre présencepourrait tout perdre.

– Mais puisque mon séjour à Saint-Wastn’amène pas de solution, eh bien ! je partirai à touthasard.

– Gardez-vous-en bien ! Dans l’étatoù sont les affaires d’Europe, votre arrivée auprès du roiproduirait l’effet d’une bombe au milieu d’un amas de poudre.Pourquoi ne pas envoyer tout de suite le comte de Tilly ou SonExcellence le duc de Friedland avec le héraut de l’empire ?Vous ou lui, c’est tout un.

La comparaison flattait Jean de Werth.

– Alors, dit-il d’un ton radouci, que neparlez-vous vous-même ? Volontiers je remets le soin de cettenégociation à votre habileté.

– Oubliez-vous qu’il y a iciMlle de Souvigny etMlle de Pardaillan ?… Puis-je lesabandonner ? Je ne suis pas seul à Saint-Wast !

– C’est vrai ; il y aM. de la Guerche et M. de Chaufontaine.

– Et vous.

– Ah ! vous pensez qu’un Flamand telque moi n’est pas moins redoutable que ces deux Français… je vousremercie. Mais là n’est pas la question, j’ai encore huit jours àvous donner : si rien alors n’est décidé, au risque de toutcompromettre, j’irai chez le roi.

– Il faudrait, et cela vaudrait cent foismieux, trouver un homme sûr qu’on chargerait de porter ce message àGothembourg. On s’assurerait de sa discrétion en ne lui disantrien.

– C’est un moyen dont j’ai maintes foiséprouvé l’efficacité.

– Si cet homme sûr était en même tempsloyal, incorruptible, intelligent, actif, je n’hésiterais pas à luiconfier les papiers que voici, sa présence auprès deGustave-Adolphe n’exciterait aucun soupçon, s’il était inconnusurtout.

– Mais cet homme, vous l’avez dans lamain.

– Qui ?

– M. de la Guerche.

– Armand-Louis ? et vous croyezqu’il acceptera ?

– Si vous lui parlez de ce voyage commed’un service à vous rendre, il n’hésitera pas.

– Eh ! eh ! vous avez peut-êtrelà une bonne idée.

– Excellente, monsieur le marquis. Ainsi,c’est entendu, demain vous parlerez à M. de laGuerche.

– Demain.

– Et le même jour il partira ?

– Diable, faut-il encore lui laisser letemps de se retourner !

– Ce n’est pas la peine ; les bonnesidées sont comme les fruits mûrs, il faut les cueillir et lescroquer sur-le-champ.

Jean de Werth fit deux pas vers laporte ; arrivé là, il se retourna.

– Quant aux choses qui nous concernentpersonnellement, dit-il, rien n’est changé, n’est-ce pas ?

– Rien.

– Quelle que soit même la résolution duroi !

– Le roi peut tout dans sonroyaume ; dans cette maison, je suis le maître.

M. de Pardaillan ne manqua pas, lelendemain, de parler à M. de la Guerche, comme il l’avaitpromis au baron. Quitter un château où Jean de Werth étalait samagnificence aux yeux d’Adrienne, n’était pas une fête pourArmand-Louis ; mais le moyen, quand on est jeune et bienportant, de refuser un petit voyage qui rend service au tuteur dela personne qu’on aime ?

– Je suis à vos ordres, ditM. de la Guerche à M. de Pardaillan.

– Il ne s’agit, en somme, que d’unepromenade, répliqua le marquis, le roi est dans son château, prèsde Gothembourg. Le pli que je vous chargerai de porter renferme despapiers de la plus haute importance : j’y joins une lettre. Jene puis confier le tout qu’à un gentilhomme. Vous remettrez lalettre et les papiers aux mains du roi, ou à celle du capitaine deservice, si le roi était en affaires.

– Après quoi j’attendrai !

– Voilà tout.

– Longtemps ?

– Je ne le pense pas ; le roiGustave-Adolphe est expéditif.

– Ah ! tant mieux ! s’écriaM. de la Guerche.

– Maintenant, si vous partiez ce soir,vous me feriez grand plaisir.

M. de la Guerche soupira ; maisavant tout il ne fallait pas mécontenter un homme sous ladépendance de qui vivait Mlle de Souvigny.

– Je partirai ! dit-il aveceffort.

M. de Pardaillan lui serraaffectueusement la main ; mais, comme son hôte se retirait,Armand-Louis le retint, et, avec un sourire :

– On m’a conté, dit-il, l’histoire d’unphilosophe d’autrefois qu’un roi de Paphlagonie voulait envoyer enambassade chez un prince voisin, roi du Pont ou de Phrygie. Lephilosophe prit son bâton, et le remettant à un écuyer :« Porte-le à l’écurie, dit-il, et quand le bâton sera devenugros comme un cheval, avec deux jambes à chaque bout, tu me leramèneras ; alors je partirai. » Vous plaît-il, monsieurle marquis, que j’envoie ma canne à votre écuyer ?

M. de Pardaillan sourit à sontour.

– Mon meilleur cheval est à votredisposition, dit-il, et comme on peut manquer de quelque chosequand on a voyagé comme vous l’avez fait, je me charge de tout.

Armand-Louis informa Renaud de son prochaindépart.

– Se bat-on où tu vas ? demandaRenaud d’un air d’envie.

– Non, on parle.

– Alors, je reste.

– Je comprends… Tu as vu mademoiselleDiane, ce matin.

– Ah ! mon ami, qu’elle étaitcharmante ! Si je n’obtiens pas de la baronne d’Igomer degrimper à son balcon, je suis perdu !

– Ce soir encore !

– Ce soir, demain, toujours !oh ! je ne veux rien épargner pour mon salut ! Et je nesais que la baronne qui puisse rompre le charme.

– Bonne pénitence, alors !

– Ami, bon voyage, je prierai pourtoi !

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