Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 11COURSE AU CLOCHER

Au petitjour, les fugitifs avaient atteint un hameau perdu dans lacampagne. Ils s’y arrêtèrent. Malgré leur vaillance, les chevauxétaient rendus. La route semblait déserte. On résolut de se reposeren cet endroit jusqu’au soir. Le capitaine don Gaspard et leseigneur Mathéus morts, quelle apparence y avait-il qu’on lespoursuivît ?

Au moment où la nuit se faisait, Carquefou,qui rôdait toujours à l’entrée du hameau, vit accourir un cavalierqui galopait sur un bidet de poste. Il sauta sur une borne pour lemieux voir.

– Eh ! ventre mahom ! sedit-il, c’est Péters !

Le bidet, tout écumant, s’arrêta devantlui.

– Eh ! vite ! en selle !cria Péters, les reîtres sont après vous !

Carquefou et Dominique sanglèrent les sellessur les dos des genêts rafraîchis par la provende et le repos.

Renaud, Armand-Louis et Adrienne furent prêtsen un instant.

– Partez ! dit Péters : lesvoilà !

– Veux-tu venir ? je t’enrôle, luidit Renaud.

Les yeux du pauvre Péters se remplirent delarmes.

– Eh ! monsieur, que pourriez-vousfaire de moi ? ne suis-je pas faible et tout tordu ?dit-il avec un regard d’une indicible tristesse.

Les cinq fugitifs sautèrent en selle.

Le nuage qui roulait s’approchaitrapidement ; tout à coup, du milieu de la poussière jaillit unéclair : trois ou quatre balles égratignèrent le sol autourd’eux. Péters poussa un cri :

– Ah ! mon Dieu ! c’est fait demoi ! dit-il.

Un coup de feu l’avait atteint au milieu de lapoitrine. Il se coucha au pied d’un mur. Les ombres de la morts’étendirent sur son visage.

Armand-Louis voulut mettre pied à terre ;Péters l’arrêta d’un geste.

– Peut-on faire quelque chose pourtoi ? dit M. de la Guerche ému.

Péters secoua la tête :

– Ils ont trop bien visé, murmura-t-ild’une voix défaillante ; seulement, si je n’ai pas été inutileà votre salut, pensez quelquefois au pauvre bossu.

– Meurs en paix ! je tevengerai ! lui dit Renaud dont les yeux étaient humides.

En quelques bonds, les fugitifs eurent atteintl’extrémité du hameau. Les reîtres passèrent devant Péters expirantet s’élancèrent à leur poursuite.

Renaud restait un peu en arrière, maintenantson cheval à quelques pas de son ami. Quelquefois il retournait latête pour voir quelle distance le séparait encore descavaliers.

– Ils ne sont que sept ou huit !S’il n’y avait pas Mlle de Souvigny, quellemêlée ! murmura-t-il.

Et il allait de moins en moins vite,élargissant toujours davantage l’espace entre M. de laGuerche et lui.

Carquefou allait du même pas.

– Si je ne perds qu’une jambe ou deux, cene sera rien ! dit le valet.

La lune qui venait de se lever éclairait laroute.

Tout à coup, M. de Chaufontainesaisit le bras de Carquefou :

– Regarde ! dit-il.

Et d’un doigt rigide, il lui montrait uneforme noire qui semblait grandir sur le chemin.

– Quoi donc ? demanda Carquefou.

– Là-bas, ce cavalier qui court avec lavitesse du vent… il atteint cette longue ligne de peupliers… il ladépasse.

– Oui, je l’aperçois… Dieu ! qu’ilest grand !

– Ah ! si je n’avais pas tué leseigneur Mathéus, je croirais que l’homme noir qui galope là-basc’est lui !

Carquefou devint tout blanc :

– Si ce n’est pas lui, c’est sonspectre ! s’écria-t-il.

L’homme noir fit quelques bonds encore, puisson cheval qui râlait s’abattit. Il voulut se relever et retomba.Celui qui le montait le piqua de son épée. Une imprécation terribles’échappa de ses lèvres. Deux cavaliers passèrent devant lui.

– Adieu, fantôme ! cria Carquefourassuré.

Mieux montés, Armand-Louis, Adrienne etDominique avaient alors une grande avance. Les reîtres étaientdispersés comme une compagnie de perdrix : ceux-là très loin,ceux-ci plus près, d’autres autour du cavalier dont le chevalvenait de s’abattre.

– Te souviens-tu de la vieille légended’Horace et des trois Curiaces ? dit Renaud à Carquefou.

– Vaguement.

– Eh bien ! pour ton plaisirparticulier, je vais la mettre immédiatement en action ;malheureusement, je ne puis t’offrir que deux Curiaces.

Ayant ainsi parlé, Renaud tourna bridesubitement, fondit sur le premier reître qui le poursuivait et luicassa la tête d’un coup de pistolet. Le second voulut fuir, maisson cheval était hors d’haleine. D’un choc violent, Renaud le fitrouler par terre, puis sautant sur le cavalier et la pointe dupoignard à sa gorge :

– Tu auras la vie sauve si tu parles.

– Que voulez-vous savoir ? dit lereître qui respirait à peine.

– Comment s’appelle cet homme noir qui sedémène là-bas sur la route ?

Le reître tourna la tête à demi.

– Celui qui frappe la terre du pied, uneépée nue à la main ?

– Oui.

– C’est notre lieutenant, le seigneurMathéus Orlscopp.

– Mathéus ! Je ne l’ai donc pastué ?

– Ah ! c’était vous ? reprit lecavalier que Renaud venait de lâcher. Le coup était bienappliqué ; mais notre lieutenant porte toujours une casaque depeau de buffle sous son pourpoint ; l’arme a seulement déchiréles côtes ; étourdi par le choc, il a fait le mort.

– Ah ! le serpent !

– Vous m’avez épargné ; un avis, àprésent : ne tombez plus entre les mains du seigneur Mathéus.Vous êtes accusé de meurtre et d’assassinat ; vous seriezpendu avant d’être jugé.

– Merci.

Péters était vengé ; Renaud savait cequ’il désirait savoir ; Carquefou ne demandait qu’à fuir. Ilspressèrent l’allure des genêts et rejoignirent Armand-Louis.

– Ce pays est malsain pour nous, ditRenaud.

– Et le seigneur Mathéus Orlscoppressuscité est à nos trousses, ajouta Carquefou.

Adrienne pâlit à ce nom.

– Madame, rassurez-vous, repritRenaud ; je lui ai promis mon poignard tout entier, ill’aura.

Les fugitifs continuèrent leur route jusqu’ausoir sans être inquiétés. Mais si on ne les poursuivait plus, rienencore n’était sauvé. Avant le jour, le seigneur Mathéus nepouvait-il pas se procurer des chevaux frais et lancer dans toutesles directions des agents chargés de les arrêter ? Renaud etArmand-Louis n’étaient plus en France. Les terres de Flandreétaient soumises à l’empereur d’Allemagne ; le nom etl’autorité du grand maréchal de l’empire y étaient reconnus. Ilfallait éviter de tomber aux griffes de la justice. Les cinqcavaliers changèrent trois ou quatre fois de chemin, marchèrentjusqu’au jour et arrivèrent enfin sous les murs d’une grande villeque couronnait la flèche d’une cathédrale.

Les portes venaient de s’ouvrir ; unefoule de paysans et de maraîchers, poussant devant eux des ânes,des charrettes, des chevaux chargés de légumes encombraient laroute et s’enfonçaient sous de larges portes ouvertes au milieu deformidables remparts.

– Entrons avec eux, dit Carquefou, noussaurons où nous sommes. Et puis j’ai toujours pensé qu’on secachait plus aisément dans une foule que dans un désert. En rasecampagne, je ne vois pas un arbre que je ne le prenne pour unestafier.

– Entrons ! réponditArmand-Louis.

M. de la Guerche regardait sanscesse à la dérobée Mlle de Souvigny quiaffectait une contenance calme. Se pouvait-il qu’elle fût arrachéede ses bras, et, qu’à peine hors du royaume de France, des mainsennemies l’entraînassent loin de lui ? Certainement on ne laravirait pas avant qu’il ne fût mort ; mais après ?

Renaud lui poussa le coude et du doigt montrasilencieusement, au-dessus de la porte, un large écusson sur lequelon voyait, taillées en relief dans la pierre, deux fortes mainsouvertes et coupées. Ils étaient à Anvers.

– Vite au port ! ditArmand-Louis.

Une ruelle les conduisit aux bords del’Escaut ; un grand nombre de barques et de navires couvraientle fleuve. D’autres le montaient ou le descendaient. On ne voyaitpartout, sur les quais, que futailles, caisses et ballots. Un hommeécrivait sur ses genoux, à l’ombre d’une baraque.

Armand-Louis l’aborda poliment et lui demandas’il ne connaissait pas un bâtiment prêt à mettre à la voile pourla Suède.

– Il en est parti un hier pour Stockholm,répondit cet homme.

– Hier, c’est trop tôt, ditCarquefou.

– En voilà encore un qui partira pourTorneo dans un mois.

– Dans un mois, c’est trop tard, ditRenaud.

Information prise, on acquit la certitudequ’aucun navire ne partirait pour les pays du Nord avant huitjours.

Renaud proposa de quitter la ville, de pousseraussi loin du côté de la Hollande que leurs chevaux leurpermettraient d’aller, de les remplacer par les premiers qu’ontrouverait à acheter chemin faisant, et de courir ainsi jusqu’àRotterdam.

Armand-Louis tourna les yeux versAdrienne.

Elle fit un effort pour se lever, pâlit etretomba sur son siège. La fièvre, ces longues courses qu’on venaitde fournir, les scènes terribles auxquelles elle venait d’assisterl’avaient épuisée.

– Abandonnez-moi…, dit-elle ; jesuis votre danger… votre péril. Quand je serai seule, je trouveraibien une maison où quelque âme charitable m’accueillera.

Elle n’avait pas achevé que M. de laGuerche était à ses pieds, l’angoisse dans les yeux, la prière à labouche.

Quant à M. de Chaufontaine, il sepromenait d’un air furieux, le chapeau rabattu sur lessourcils.

– Vous abandonner, madame !s’écria-t-il, que dirait feu le marquis de Chaufontaine mon père,qui est mort l’épée au poing ? De telles propositions sefont-elles à des gens de cœur ?

Adrienne tendit ses mains à tous deux.

– Eh bien ! dit-elle les yeuxmouillés de larmes, restons ensemble. Où vous irez, j’irai ;où vous tomberez, je tomberai.

– Le plus simple, d’ailleurs, est de nouscacher où il y a le plus de monde, dit Carquefou. Nous sommes dansun quartier qui ressemble à une fourmilière, restons-y. M’est avisseulement qu’il serait sage de changer de vêtements. Autre plumage,autre oiseau.

– Et de chercher un logement par la mêmeoccasion, ajouta Renaud. Je ne sais rien de plus mauvais que decoucher à la belle étoile, surtout quand il pleut.

On fit choix, dans une ruelle écartée, d’uneauberge qui avait deux sorties. Dominique et Carquefou, quis’étaient chargés de trouver des vêtements, revinrent dans lasoirée avec un paquet formidable sur leurs épaules.

– Les habits dans lesquels j’ai mes braset mes jambes glissés, dit Carquefou, ont une odeur de prison quime donne le cauchemar. Les vôtres, messieurs, sentent le cachot.Faisons peau neuve.

Quand les fugitifs reparurent sur le quai, onles aurait pris pour des officiers wallons tout récemment échappésde l’armée de Tilly. Carquefou se carrait dans un manteau de drapgris à bordure écarlate et prenait des airs de capitan.

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