Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 10FLAMBERGE AU VENT

Adriennes’était jetée à genoux dans un coin de la salle où l’on voyait uneimage de la Vierge. Dans l’exaltation de sa terreur, elle oubliaitqu’elle était protestante, et priait de toute son âme la saintemère de Dieu.

Cependant le combat venait de commencer desdeux côtés de la chambre, avec Dominique et Carquefou pour témoins.Armand-Louis tenait tête au capitaine don Gaspard, Renaud auseigneur Mathéus Orlscopp.

Bien convaincu que toute fuite étaitimpossible, et sûr à présent que quelque ruse infernale nepermettait pas à ses cavaliers de lui prêter secours, don Gaspardne comptait plus que sur son épée. La question était pour lui desavoir s’il aurait affaire à M. de la Guerche seul :un contre un, la partie lui paraissait au moins égale ; maisun reste de fierté, qui tressaillait encore dans cette âme avilie,lui défendait d’en faire la demande.

Moins scrupuleux, le seigneur Mathéus s’enchargea. Rompant d’un pas et faisant ployer la lame de sa granderapière prise entre ses deux mains :

– Est-ce un duel ou un assassinat ?dit il en s’adressant à Renaud.

– Carquefou, pas un mot, pas un geste, etsi je meurs, ne me venge pas ! cria le loyal jeune homme.

Un pâle sourire effleura les lèvres deMathéus, il saisit son épée de la main droite et glissa la maingauche sous son pourpoint.

Une seconde après, Renaud tombait engarde ; mais au moment où les deux fers s’engageaient,Mathéus, évitant la rencontre, tourna un pistolet contre sonadversaire et fit feu.

– Meurs donc ! s’écria-t-il.

Renaud avait vu le mouvement de Mathéus, siprompt qu’il eût été, et sautant de côté, il entendit siffler à sonoreille la balle qui alla se perdre dans le mur.

– Ah ! bandit !s’écria-t-il.

Bondissant alors avec la souplesse et larapidité d’un chat sauvage, il saisit au corps Mathéus, et luiplongeant dans la gorge son poignard tout entier :

– Je te l’avais promise, cette arme, lavoilà ! dit-il.

Mathéus ouvrit les bras, la rapière échappa desa main et il tomba sur le carreau. Un léger frisson parcourut soncorps et il resta immobile.

– J’ai fait justice !… Maintenant, àtoi, la Guerche ! cria Renaud.

De l’autre côté de la salle, le combat étaitacharné, silencieux, terrible. Don Gaspard faisait voir qu’il avaitune longue habitude des armes, aucune feinte ne lui était inconnue.Un instant la jeunesse d’Armand-Louis, dont le teint clair etfleuri n’annonçait pas plus de vingt ans, lui avait fait croirequ’il viendrait aisément à bout d’un pareil adversaire ; dèsles premières passes, il changea d’opinion. Agile et ferme était lamain, prompt et sûr le coup d’œil ; le fer visait au cœur, etil avait pour y pénétrer un bras d’une souplesse et d’une vigueurincroyables. Le capitaine Gaspard d’Albacète y Buitrago essaya detoutes les ruses, mêlant aux ressources du jeu espagnol lessurprises de l’escrime italienne, mais rien n’ébranlait lesang-froid d’Armand-Louis, et partout le fer rencontrait lefer.

On entendait la double respiration des deuxlutteurs, respiration haletante, saccadée, pleine de sourdesexclamations. Les yeux lançaient des flammes. Armand-Louis avait lapâleur d’un cadavre, les lèvres relevées et blanches ; onvoyait ses dents briller d’un sourire haineux. Jamais Renaud nel’avait vu ainsi. La sueur perlait sur le front de Carquefou. Ilsouleva sa dague à demi et interrogea M. de Chaufontainedu regard. Renaud secoua la tête.

– Tant pis ! murmura Carquefou enenfonçant la dague dans son fourreau.

Cependant le bras de don Gaspard commençait àse fatiguer, il tenta une dernière attaque et se découvrit ;l’épée d’Armand-Louis partit comme si elle eût été poussée par unressort d’acier et disparut tout entière dans la poitrine ducapitaine.

Un jet de sang vermeil rougit les mains deM. de la Guerche. Livide, l’œil hagard, le capitainechancela, ses genoux plièrent et il tomba la face contre terre.Deux fois ses mains battirent le carreau, deux fois il essaya derelever le front, puis il ne remua plus.

– Mort ! dit froidement Renaud.

Armand-Louis frissonna de la tête aux pieds.C’était la première fois que sa main faisait couler le sang, lepremier homme qu’il tuait. Immobile, il regardait le corps ducapitaine étendu sans vie à ses pieds. À sa colère succédait unsentiment profond de tristesse. Renaud lui frappa sur l’épaule.

– Il a vécu comme un bandit, il meurtcomme un soldat ! C’est plus qu’il ne méritait, dit-il.

– Ah ! c’est pour vous !s’écria M. de la Guerche, qui souleva Adriennechancelante dans ses bras.

– C’est toujours pour quelqu’un ou pourquelque chose ! répondit Renaud ; donc, plus deregrets !

– En route à présent ! criaCarquefou.

Adrienne, effarée, se suspendit au brasd’Armand-Louis et ferma les yeux pour franchir la salle oùcoulaient deux ruisseaux de sang.

Des chevaux tout sellés attendaient au bas dela fenêtre. Péters, qui les avait tenus pendant l’entrée deCarquefou, ouvrit la porte de l’hôtellerie. Derrière eux, dans unecour voisine, on entendait un bruit confus de voix et des crisd’imprécations ; déjà des coups de poing retentissaient contreles ais de la porte.

– Les reîtres sont en révolte ! ditPéters.

– Ta main, mon brave ! ditCarquefou, qui tendit la sienne au valet.

Puis enfonçant les éperons dans les flancs desa monture :

– Maintenant, au galop !reprit-il.

– Que Dieu vous garde ! cria lepauvre Péters.

Et, comme un tourbillon, le groupe des cinqcavaliers roula sur la route.

Derrière eux, le tumulte des cris et desimprécations redoublait.

Après qu’ils eurent franchi cinq ou six lieuesavec la vitesse d’un vent d’orage, rassurés par le silence duchemin dont rien derrière eux ne troublait la solitude, sur leconseil de Carquefou lui-même, ils ralentirent leur allure.

– Ce n’est pas que je sois tranquille,dit-il ; mais il faut donner à nos chevaux le temps desouffler.

Il enleva son chapeau et s’en servit commed’un éventail.

– Si nous en revenons, reprit-il, j’enferai une maladie.

– Çà, lui dit Renaud, explique-nous unpeu comment tu as fait pour nous débarrasser de la visite de lagarnison et te procurer ces bons genêts qui piaffent encore sousnous malgré la course furieuse qu’ils viennent defournir ?

– Monsieur le marquis, je n’en sais rien,mais cependant je vais vous en faire le récit. Il vous souvient quej’étais parti avec Dominique pour faire emplette de deux épées chezun armurier, et provision de médecine chez unapothicaire ?

– Oui.

– Les épées furent promptementachetées ; quant au narcotique, je l’obtins à l’aide d’un écud’or qui tomba sur le comptoir de l’apothicaire, et d’une lamed’acier qui brilla à deux pouces de son visage. Ce digne homme serendit à l’évidence, de ce double raisonnement, et vida ses droguesdans un petit sac de toile dont je m’étais muni par précaution. Endeux bonds je regagnai l’hôtellerie. Les coquins à qui j’avaisaffaire achevaient quelques brocs. Vous rappelez-vous ce pauvrediable que don Gaspard malmenait et à qui le seigneur Mathéusdistribuait plus de coups de pied que de pistoles ?

– Péters ?

– Précisément ! c’était un garçon,vous le savez, sur lequel je comptais. Celui-là, me disais-je, seravolontiers mon allié. Je l’avisai. « Vous n’aimez pasbeaucoup, lui dis-je, un certain capitaine qui a la fourrure d’unchat et les ongles d’un loup ? » Il leva les yeux auciel. « Bon ! alors, vous rendriez peut-être service,l’occasion aidant, à des voyageurs qu’il veut mordre ? »Péters me serra la main si violemment que je pensai tout net que lepauvre garçon nous était acquis. Je le priai de nous débarrasserd’abord de notre hôtelier, un vilain gris pommelé, que vous avezpeut-être remarqué, et qui m’avait tout l’air de marcher à la suitede don Gaspard comme un enfant de chœur sur les pas d’unchapelain.

– Tu es un héros, ami Carquefou, et turesteras héros, bon gré mal gré.

– Monsieur, je ne sais pas si c’estl’habitude des héros, mais moi je grelottais en me livrant à cesdiverses expéditions. Le bon Péters ayant accepté, il imagina enroute de demander à son patron, et à la requête de don Gaspard,disait-il, deux bouteilles d’un certain vin d’Alicante que l’hôtetient au plus profond de sa cave, dans un caveau dont seul il a laclé. Au nom de don Gaspard, l’hôte y court ; Péters le suit,et tout doucettement il fait retomber la trappe sur la tête duvieux coquin. La chose faite, il revient vers moi. J’étais alorsauprès de mes sacripants. Je leur présente mes deux épées ;ils m’embrassent, et, pour fêter ma bienvenue, je leur offre deuxcruches de vin dans lesquelles ma drogue infusait et que Pétersm’apporte d’un air naïf. Ah ! je ne craignais pas que leursoif fût épuisée ! Ils ont bu comme s’ils eussent traversé undésert ! La moitié s’endort, un quart ronfle, le restechancelle. Nous vidons la place, et, pour assurer leur sommeilcontre les indiscrets, nous barricadons la porte… Monsieur, il fautsavoir se mettre en garde contre les importuns.

– Et Dominique ?

– Tandis que je travaillais dans la cour,Dominique, guidé par le même Péters, travaillait dans l’écurie oùil choisissait les plus beaux chevaux, les meilleurs, et se hâtaitde les harnacher. Dominique est un homme d’ordre. Pour n’être pointdérangé dans son travail, il avait eu soin d’étrangler proprementun factionnaire qui rôdait dans les environs. Péters l’avaitprévenu que cet homme, qui jouait beaucoup et perdait souvent,avait le caractère mal fait.

– Tout allait bien jusque-là !

– Oui, monsieur ; tout allait assezbien ; mais rien n’est parfait en ce bas monde. Mes reîtres,que j’avais laissés tranquilles comme de petits anges, n’avaientmalheureusement pas tous collé leurs lèvres aux goulots de mescruches avec le même soin et la même activité. Les plus gourmandsavaient presque tout pris. Les autres, qui avaient encore soif, seréveillaient et se fâchaient déjà.

– De là ce vacarme que nous avonsentendu ?

– Justement. « Dépêchons, dis-je àDominique, on va casser la vaisselle. » Péters prend leschevaux en main et nous suit. Vingt pas plus loin, nous remarquonsdeux fantômes qui se tenaient cois, l’un sous la fenêtre, l’autredevant la porte de la salle dans laquelle vous devisiez.« Voilà des indiscrets », dis-je à Dominique. Lefactionnaire que vous savez l’avait mis en goût. Il touche sa daguedu bout du doigt. L’effroi me gagne, et, pour ne pas assister à desi terribles exécutions : « Charge-toi de celui de laporte, lui dis-je ; moi, je vais dire un mot à celui de lafenêtre. » Deux minutes après, les coquins n’avaient garde desouffler mot. Péters gardait toujours les chevaux.

– Voilà un palefrenier que je regretteraitoute ma vie, dit Renaud.

– Quant au reste, vous savez comment leschoses se sont passées, ajouta Carquefou ; je dois direcependant, et pour clore mon récit, que si vous ne vous étiez pashâtés de tuer, vous le seigneur Mathéus, et M. de laGuerche l’honnête don Gaspard, j’allais tomber en syncope.

– Pauvre agneau ! s’écriaRenaud.

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