Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 18LA ROCHELLE

Quelquesmois se sont écoulés ; attaquée du côté de terre, bloquée ducôté de la mer par une jetée et par une flotte, séparée du mondepar les forces imposantes que le cardinal de Richelieu a réuniesautour de ses murailles croulantes, La Rochelle est arrivée à cetteheure fatale où la garnison, affamée et décimée, défend bien plusson honneur que la ville assiégée. Armand-Louis et Renaud se sontséparés à Dunkerque. Avant de courir à de nouvelles aventures, quipeuvent les faire se rencontrer sur des champs de bataille, épéecontre épée, ils se sont embrassés.

– N’épargne pas plus les catholiques queje n’épargnerai les huguenots, dit Renaud à son frère d’armes.

Et tandis que l’un, déguisé en colporteur, laballe sur la croupe du cheval, cherchait une route écartée qui luipermît de pénétrer dans la place investie, l’autre, au grand jour,le front haut, la rapière au flanc prenait le plus court, encompagnie de Carquefou, pour se rendre au camp du cardinal.

Tous deux avaient réussi. Passant comme uneflèche au travers des balles, le cheval d’Armand-Louis l’a portéjusqu’aux portes de la ville, qui se sont ouvertes et refermées surle cavalier. À la première rencontre, Renaud est rentré sous satente, l’épée rouge. Il avait payé sa bienvenue.

À la vue de son bien-aimé fils,M. de Charnailles, blessé, dévoré par la fièvre etl’insomnie, a trouvé la force de le serrer dans ses bras et depleurer.

– Je mourrai content, lui dit-il, je saismaintenant que tu es digne du sang dont tu sors.

Rien de plus terrible et de plus navrant quel’aspect de La Rochelle. Les boulets et les bombes du cardinal yont opéré de larges trouées ; des pans de murs sontbattus ; des maisons, renversées de fond en comble, fument, àdemi rongées par un reste d’incendie ; les églises, toutesportes ouvertes, sont à toute heure remplies d’une foulesilencieuse de femmes et d’enfants, qui prient à genoux parmi lesdécombres. Les hommes sont aux remparts. À toute minute, unprojectile passe en sifflant, heurte un toit, crève un mur, perceune tour et soulève, en tombant, un nuage de poussière. Chaque murchancelle ; les brèches s’élargissent, le travail d’une nuitsuffit à peine à réparer les désastres d’une heure. Les mortss’amoncellent. On n’espère plus le salut, on cherche l’occasion debien tomber. La cité tout entière est en deuil.

Dans le camp ennemi, abondamment pourvu detoutes choses, le cardinal attend l’heure désirée qui, en luilivrant La Rochelle, lui permettra de porter tous ses efforts surl’Europe, et de frapper la maison d’Autriche. Il calcule combien dejours le séparent encore de ce moment décisif. Il presse le travaildes ingénieurs, il active l’ardeur des soldats. Souvent, ilcontemple la ville dont les derniers canons grondent encore. Sonregard s’assombrit :

– Que de braves gens qui tombent làdedans ! dit-il ; mais je vaincrai la ville rebelle,dussé-je n’en pas laisser pierre sur pierre ! Il faut que laFrance soit une et forte dans la main du roi !

Et les batteries qu’il visite après, vomissentle fer et le feu.

Un matin, M. de la Guerche entrechez M. de Charnailles, qui parfois se traîne jusqu’à unbastion pour mettre lui-même le feu à quelque coulevrine. C’estl’âme qui soutient la vie et lui commande de durer ; le corpsest épuisé. À la vue de son petit-fils, hâve, le regard enflammé,noir de poudre, le vieux gentilhomme se soulève sur sonlit :

– Eh bien ? dit-il.

– Tout est perdu ! répondArmand-Louis.

M. de Charnailles regarde leciel :

– Seigneur ! Seigneur ! que Tavolonté soit faite ! s’écrie-t-il.

Puis, assurant son regard, et d’une voixferme :

– À présent, va-t-on se rendre ?reprend-il.

– Non ; il y a encore des canons enétat de tirer, des bras en état de frapper.

– Alors pourquoi se désespérer ?Dieu, qui a sauvé Son peuple dans le désert, ne peut-Il pas tirerLa Rochelle de l’abîme ?

– Un messager est entré cette nuit dansla ville ; tout secours est impossible ; la flotteanglaise, lasse de tenir la mer inutilement, regagne sesports ; nous restons seuls.

– Quelqu’un parle-t-il decapituler ?

– Personne ; chacun est à sonposte ; mais si c’est assez pour tous de bien mourir, pour moije veux faire plus.

– Parle.

– Je viens vous demander votrebénédiction. Dans une heure, je serai dans le camp de l’ennemi. Ilse peut que je n’en revienne pas.

M. de Charnailles embrassaArmand-Louis.

– As-tu pensé àMlle de Souvigny ? lui dit-il.

– Il n’est pas de minute où je n’entendeson nom dans mon cœur, répondit Armand-Louis, mais elle sait que lavoix de l’honneur est écoutée la première. Si je ne dois jamais larevoir, je veux qu’elle sache que j’étais digne d’elle.

– Très bien, mon fils ; à présent,explique-toi.

– Nous sommes ici cinquante gentilshommesqui avons fait serment de renverser la batterie qui bat la porte deCogne. C’est un adieu que nous voulons faire au cardinal, unevisite que veulent lui rendre des soldats qui n’auront plus bientôtd’autre patrie qu’un tombeau ou qu’une épée. Hier, cette batterieredoutable a été armée de ses dernières bombardes ; c’est parlà qu’on veut ouvrir la brèche destinée au passage du roi… Ce soir,cette batterie ne sera plus qu’un monceau de décombres. Alors nousaurons payé notre dette ; l’honneur sera sauf.

– Voilà pour la mort ; mais pour lesuccès ?

– Nous sommes cinquante, je vous l’aidit. À cette troupe déterminée se joindront deux cents piquiers ethommes d’armes qui nous suivront jusqu’au bout. Un émissaire qui apénétré dans le camp cette nuit nous a fait connaître que lecardinal doit visiter aujourd’hui même de nouveaux travaux de sapeentrepris à l’autre extrémité du camp, du côté du fort Saint-Louis.On ne nous croit plus en état de rien tenter hors de nos murs, maison n’a pas compté sur le secours du désespoir. Le fort Beaulieu,qui fait face à la porte de Cogne, est insuffisamment armé ;la garnison, qui compte sur notre épuisement, dort la moitié dujour ou s’éparpille en maraude. À midi, nous fondons sur labatterie que cette garnison est appelée à protéger ; elle seramal gardée ; nous passons sur le corps de ceux qui ladéfendent ; et, si nous pouvons pénétrer jusqu’à la tenteautour de laquelle se promène si souvent la robe rouge deM. de Richelieu, nos implacables ennemis connaîtront ceque peut amonceler de ruines une poignée d’hommes résolus à toutbraver.

M. de Charnailles joignit ses mainssur le front d’Armand-Louis :

– Que Dieu t’assiste ! mon fils,sois béni ! dit-il.

Les choses se firent comme M. de laGuerche l’avait annoncé. Un peu avant midi, les cinquantegentilshommes et les deux cents hommes de pied se réunirentderrière la contrescarpe qui défendait les approches de la porte deCogne. Chacun des cavaliers prit un homme en croupe. Au derniercoup de midi, la poterne cachée dans un angle du bastion s’ouvritet la troupe sortit comme une avalanche. Avant que les sentinelleseussent déchargé leurs mousquets, la distance qui séparait la portede la batterie catholique fut à moitié franchie. Quelquescanonniers, réveillés en sursaut, mirent le feu aux pièces ;mais, pointées contre le mur, elles envoyèrent leurs bouletspar-dessus les premiers rangs. Quelques hommes tombèrent cependant,mais Armand-Louis et vingt cavaliers sautèrent dans les batteriesavant que les pièces fussent rechargées, et firent main basse surles canonnières.

– En avant ! cria-t-il aux piquiersqui montaient par toutes les ouvertures.

– En avant ! répondirent deux centsvoix exaltées par la fièvre du triomphe.

– Moi, je reste, dit un vieux soldat.

Et, prenant une pioche, il se mit à creuser laterre au pied de l’épaulement.

C’était un piquier qui, pris de terreur, peude jours auparavant, avait abandonné son poste. Depuis lors, onn’avait pas vu visage plus sombre dans La Rochelle.

Armand-Louis le regarda d’un air demépris.

– À ta guise. Tu compteras ceux quireviendront, dit-il.

Le visage du piquier devint blême.

– Que ceux qui reviendrontm’oublient ! dit-il.

Et il frappa la terre à coups redoublés.

Comme un torrent vainqueur d’une digue, leflot des assaillants se précipita sur les lignes de l’arméeroyale.

Mais là, il y avait déjà des bandesrassemblées à la hâte, qui portaient l’épée et le mousquet.

Les premières, rompues par la violence duchoc, se replièrent sur d’autres, et la mêlée devint terrible.

Cependant, les décharges de la mousqueterie,succédant tout à coup aux détonations de l’artillerie, venaientd’attirer l’attention du cardinal. Il quitta la partie des lignesqu’il visitait et regarda du côté de la batterie qui battait enbrèche la porte de Cogne. Elle était alors au pouvoir deshuguenots.

La première pensée du cardinal fut que lesassiégeants avaient reçu des renforts par un côté de ses lignesouvertes et qu’ils reprenaient l’offensive. Mais aucune troupe nesortait de la ville ; devant lui, il n’y avait qu’une poignéede combattants.

– Eh ! c’est une surprise ! Lesloups ont encore des dents ! murmura-t-il.

Il fit un signe à deux officiers qui partirentau galop ; mais déjà pressés de toutes parts et assaillis coupsur coup par des régiments frais, les huguenots, qui un instantavaient été maîtres du fort Beaulieu, battaient en retraite.

Une poignée d’entre eux rentra dans labatterie.

Le piquier abandonné tout à l’heure parM. de la Guerehe avait jeté sa pioche et poussé dansl’excavation creusée en grande hâte contre l’épaulement troisbarils de poudre sur lesquels il avait entassé des madriers, desdébris d’affûts, des amas de pierres ; tout auprès, on voyaitsur le sol une traînée de cendres noires. Le vieux soldat, accroupià côté de cette mine improvisée, tenait à la main une mèche decanon tout allumée.

Après chaque retour offensif, la vaillantetroupe conduite par Armand-Louis se rapprochait de plus en plus dupiquier. Chaque homme était couvert de sang, mais beaucoupn’avaient pu revenir jusque-là.

– Aux pièces ! cria la voixretentissante d’Armand-Louis.

Cinquante soldats coururent aux canons deM. de Richelieu, les tournèrent vers l’armée royale,glissèrent dans les gueules béantes les gargousses et les paquetsde mitrailles, pointèrent et attendirent.

Au moment où les troupes royales, ébranlées uninstant par une attaque furieuse d’Armand-Louis et de sescavaliers, revenaient à la charge, M. de la Guerche et sabande fidèle s’écartèrent.

– Feu ! dit-il.

Un jet de flammes enveloppa la batterie, quidisparut dans un nuage de fumée.

– La retraite à présent ! criaM. de la Guerche.

Et chaque homme valide franchitl’épaulement.

– Viens-tu, Jean Gautier ? demandaArmand-Louis au piquier immobile auprès de son trou noir.

Mais le vieux soldat secoua la tête.

– Non ! dit-il, si la retraiten’était pas couverte, vous péririez tous ! Entendez-vous cescris et la voix des chefs qui rallient les catholiques ? Vousdirez à ceux qui m’ont vu fuir comment je suis mort.

Armand-Louis comprit tout.

– Ah ! pauvre Jean Gautier, qu’ai-jedit ? s’écria-t-il.

Mais Jean Gautier lui montra du doigt LaRochelle.

– Courez ! il faut que ma tache àmoi soit effacée ! Votre main seulement.

– Saute en croupe, et partons !s’écria M. de la Guerche qui, tout ému, lui donnal’accolade fraternelle.

Mais déjà à travers le voile flottant de lafumée on voyait se dessiner les colonnes d’attaque.

D’un geste énergique, Jean Gautier repoussa lecavalier qu’il venait d’embrasser, et se blottit derrière un affût,la mèche fumante à son côté.

– Adieu ! cria-t-il.

Armand-Louis franchit d’un bond le fossé de labatterie et rejoignit les huguenots.

– Chapeau bas ! messieurs, dit-ilaux gentilshommes qui se pressaient autour de lui, un martyr s’estdévoué !

En ce moment, les troupes royales montaient àl’assaut de la batterie. Bientôt un essaim d’officiers, l’épéehaute, en couronna les travaux démantelés.

– Ah ! qu’ils sont loin ! ditl’un deux, qui cherchait les huguenots du regard.

– Ne nous ont-ils pas donné l’exemple dece qu’il fallait faire ? À vos pièces, canonniers, cria uncapitaine d’une voix furieuse, et pointez bas !

Les canons, saisis par une centaine de brasvigoureux, tournèrent de nouveau sur leurs affûts.

Armand-Louis, tête nue, en arrière de tous lessiens, s’était arrêté. Il regardait du côté de la batterie. Auloin, sur le front de bandière du camp, le cardinal de Richelieuentouré de ses gardes accourait. Tout à coup un homme se leva surla crête de l’épaulement. On vit tournoyer autour de sa tête unemèche allumée.

– Vive la religion et mort auxcatholiques ! cria-t-il.

Et une explosion formidable fit toutdisparaître dans un tourbillon de fumée et d’éclairs. La terretrembla sous les pieds des chevaux, et quelques débris tombèrentauprès de M. de la Guerche.

– Dieu ait son âme ! il avécu ! dit-il.

Derrière lui, et plus près de la porte deCogne, ceux qui restaient de sa troupe contemplaient l’effrayantehorreur de ce spectacle.

– Eh ! eh ! dit un jeuneofficier dont le cheval blanc d’écume s’arrêtait alors près ducardinal, j’arrive à temps du moins pour voir le bouquet !

– Ah ! vous voilà, monsieur deChaufontaine, répondit M. de Richelieu, il y a dans cebouquet dix belles pièces de canons de bronze sans compter desbombardes et cinq cents hommes de bonnes troupes… mais fallût-il yperdre mes derniers mousquetaires et mes dernières coulevrines,j’aurai la ville !

La nuée sombre qui s’élevait au-dessus de labatterie, moitié poussière et moitié fumée, s’ouvrait alors sous lesouffle du vent ; partout sur le sol des débris informes, descanons renversés, des murailles abattues, et, au milieu de cesruines toutes fumantes, des cadavres rompus, noircis, calcinés. Labatterie était comme un gouffre d’où sortaient millegémissements.

M. de la Guerche n’avait pas bougé.Le cardinal le montra de la main à Renaud.

– Vous, monsieur, qui avez, m’a-t-on dit,des connaissances dans La Rochelle, pourriez-vous me dire le nom dece cavalier que l’on voit là-bas ? C’était le même, ce mesemble, qui conduisait l’attaque tout à l’heure…

Déjà M. de Chaufontaine avait mis lamain en abat-jour au-dessus des yeux pour mieux voir.

– Dieu me pardonne ! voilà quiserait plaisant ! s’écria-t-il tout à coup.

– Qu’est-ce donc ?

– Eh ! Carquefou, ici ! cria denouveau M. de Chaufontaine qui n’entendait plus. Regardelà-bas, derrière ce brouillard qui sent le roussi, ne vois-tu pasun cavalier en feutre gris, monté sur un cheval noir ? Si cen’est lui, c’est un parpaillot qui a pris sa figure ! Jereconnais le cheval, un cheval suédois, monseigneur ! maisregarde donc, imbécile, et réponds au lieu d’écarquiller tesyeux ! Ah ! le coquin !… Votre Éminence saura quej’ai dans la place un ennemi qui m’a roué de plus de coups que jen’ai de cheveux en tête, je les lui ai rendus au centuple, mais ils’obstine à n’en pas mourir ; si c’est lui… mais, parbleu,j’aurais plus tôt fait d’aller voir si je ne me trompepas !

Et, piquant des deux, Renaud eut bientôtlaissé derrière lui l’escorte du cardinal et la batterie. Carquefougalopait à ses trousses.

– Monsieur le marquis, disait le valet encourant, sainte Estocade va nous jouer quelque tour de safaçon ! la peau me cuit.

Chemin faisant, Renaud, qui ne pensait pasplus à La Rochelle et à la porte de Cogne que si les remparts del’une eussent été en pain d’épice et les canons de l’autre en sucred’orge, rencontra un gentilhomme huguenot qui voulait se donner lepasse-temps d’un combat singulier.

– Hors d’ici ! cria Renaud, je n’aipas de temps à perdre ! Et, attaquant son ennemi par le flanc,il jeta le cheval sur le cavalier.

Un autre vint.

– Eh ! marauds ! est-ce donc unjeu d’écolier ? reprit M. de Chaufontaine.

Et cette fois, d’un revers de son épée, ilprécipita le cavalier sous le cheval.

Armand-Louis, qui assistait de loin à cespectacle comme à un tournoi, fit sentir l’éperon à sa monture.

Renaud, que la colère commençait à gagner,courut sur lui l’épée haute.

– Viens çà que je te coupe en quatre,cria-t-il. Viens, toi qui fais une marmelade des fidèles sujets deSa Majesté Très-Chrétienne et mets en compote ses canons !

Mais lorsqu’il vit M. de la Guercheface à face, il jeta son épée et l’enveloppa de ses bras.

– Mordieu ! qu’il fait bon des’embrasser après un aussi long temps ! dit-il.

Et il le serra contre sa poitrine à l’étoufferdeux ou trois fois de suite.

– Cher parpaillot que Dieu confonde, jesuis content de toi, reprit-il sans donner à M. de laGuerche le temps de répondre ; tout compte fait, j’ai bien tuévingt-sept huguenots depuis Dunkerque ; mais j’ai l’idée quetu t’es rattrapé aujourd’hui sur mes bons amis les catholiques.

Carquefou saluait de loin M. de laGuerche.

– Approche donc, maroufle ! criaRenaud. Viens voir comment est faite une ville qu’on va prendred’assaut !

– Je viens, monsieur, je viens, maisc’est à la condition que les canons que j’aperçois là-bas ne semêleront pas à la conversation, répondit Carquefou qui prit letrot. Si cependant ils veulent tirer, nous avons des amis là-basqui semblent posés tout exprès pour servir de cible.

Renaud s’appuya sur le pommeau de la sellecomme un homme qui veut prolonger l’entretien.

– Laisse tirer, reprit-il, ce sontvétilles que tout cela !

Et frappant de la main sur l’épauled’Armand-Louis :

– Que ne donnerais-je pas, ajouta-t-il,pour que Mlle de Pardaillan etMlle de Souvigny fussent là en place deM. le cardinal et de son ombre le père Joseph ! Ellesverraient comment se conduisent deux bons gentilshommes.Embrasse-moi encore !

– Volontiers, répondit M. de laGuerche, qui trouva enfin l’occasion de placer un mot, et àprésent, ami, quand nous reverrons-nous ?

Renaud montra la ville du bout de son épée, etchangeant de ton :

– Tout est donc perdu làdedans ?

– Tout.

Renaud étouffa un soupir.

– On donnera peut-être l’assaut demain,reprit-il ; si tu n’en sors pas, que veux-tu que je dise àAdrienne ?

– Que j’ai fait mon devoir jusqu’au boutet que ma dernière pensée a été pour elle.

Renaud serra silencieusement la maind’Armand-Louis.

– Allons ! dit-il, si l’on donnel’assaut, j’y monterai l’épée au fourreau.

Ils échangèrent une dernière accolade, et l’undes cavaliers poussa du côté de la ville, tandis que l’autregalopait vers le camp. Tous deux avaient les yeux humides et lecœur gros.

Un quart d’heure après,M. de Chaufontaine rejoignait le cardinal.

– C’était bien lui, dit-il, mon ami,M. le comte de la Guerche, le plus brave soldat qui ait jamaistenu une épée ou manié un cheval.

– C’est pourquoi vous l’avez sigaillardement embrassé ? dit un mousquetaire.

M. de Chaufontaine regarda fièrementle gentilhomme.

– Si le cœur vous en dit, monsieur,M. de la Guerche est encore au pied du glacis, reprit-il,en quelques minutes vous pouvez avoir le plaisir de causer aveclui.

Une troupe nombreuse d’officierss’ébranla.

Le canon de la place se fit entendre.

– Pas encore, messieurs, dit le cardinalqui étendit le bras, l’heure n’est pas venue.

On se tut. Son Éminence ne souriait plus. Leministre tourna lentement la tête autour de lui.

– Le capitaine qui commandait la batterieest-il là ? demanda-t-il.

– M. d’Albret est mort, répondit uncornette.

– Il a bien fait ; vous, messieurs,s’il vous arrive de commettre une étourderie, imitez-le ; vousm’épargnerez la peine de faire décapiter le coupable.

Carquefou frissonna dans sa peau.

– Dieu ! qu’il fait bon de n’êtrepas capitaine ! murmura-t-il.

Un moment après, on n’entendait plus dans labatterie que le bruit des pioches. Le ministre avait ordonné que ledégât fût réparé avant la nuit.

Deux jours après, les troupes royalesentraient dans La Rochelle, qui s’était rendue à bout de vivres etde munitions. Au milieu du silence morne des rues, auquel succédaitpar intervalles le tumulte des régiments cherchant leur quartier,un officier courait par la ville escorté d’un grand cavalier quiregardait partout d’un air curieux.

Ni les soldats pliant sous le poids du butin,ni l’attitude désespérée des vaincus, ni la marche des canonsroulant parmi les décombres ne les pouvaient distraire :M. de Chaufontaine et Carquefou étaient en quêted’Armand-Louis.

– Penses-tu qu’il soit tué ? disaitRenaud dont le visage commençait à s’obscurcir.

– Monsieur, c’est possible, répondaittimidement Carquefou.

Ce qui ne l’empêchait pas d’arrêter lespassants pour les interroger. Mais l’un lui montrait les ruines, etl’autre lui indiquait du doigt les larges fosses fraîchementremuées, et tous lui répondaient :

– Cherchez !

– Mordieu ! nous ne faisons que celadepuis trois heures ! s’écriait Renaud.

Cependant, un petit bonhomme à la mineéveillée et triste, qui, depuis un instant, se glissait le long desmurailles, suivant les cavaliers, s’approcha furtivement de Renaud,et le tirant par le bas de son manteau :

– Vous ne voudriez pas faire du mal à unbrave soldat qui s’est toujours bien conduit ? dit-il.

– Moi, du mal ?… à qui ?répliqua Renaud.

– À M. de la Guerche.

– Tu le connais ?

L’enfant fit un signe de tête.

– Eh ! par la mordieu ! je suisson meilleur ami, aussi bon catholique qu’il est enragéhuguenot ! Si tu sais où il est, conduis-moi vers lui sansplus tarder : il y aura un écu d’or pour toi.

– Gardez l’écu et suivez-moi.

L’enfant s’enfonça d’un pas rapide dans uneruelle et arriva, au bout de quelques minutes, dans un couloirobscur qu’il enfila. Au bout de ce couloir, il y avait une porte,et derrière cette porte, que l’enfant poussa, une chambre au milieude laquelle un cercueil reposait sur deux escabeaux. La planchen’était pas clouée, et la tête livide et nue deM. de Charnailles se montrait au bord du drap.

Deux hommes étaient debout aux deux côtés dela bière : l’un était Armand-Louis, l’autre un ministreprotestant ; le ministre lisait un passage de l’Évangile.

Armand-Louis leva ses yeux tout brillants delarmes : du doigt il montra à M. de Chaufontaine unetache de sang qui rougissait le linceul à la place où le drap blanctouchait le cœur de M. de Charnailles.

– Et ils ne mourront point, dit leministre, parce qu’ils sont morts dans le Seigneur !

– Dieu Le recevra dans sa miséricorde,c’était un homme de bien et de grand courage ! dit Renaud quise découvrit et se signa.

Deux soldats entrèrent, dépouillés de leursarmes, mais portant encore la casaque militaire ; Armand-Louisbaisa le mort au front, cloua la planche, et d’un pas ferme suivitle cercueil que les deux soldats emportaient.

M. de Chaufontaine avait le cœurserré, Carquefou ne respirait plus ; tous deux marchaientderrière Armand-Louis.

L’humble cortège pénétra dans un petit jardinau milieu duquel une fosse était ouverte ; le cercueil y futdescendu. Armand-Louis resta debout, les pieds dans la terrehumide ; le ministre prit une pelletée de cette terre et lajeta sur le cercueil qui rendit un son sourd.

Renaud fléchit le genou, et Carquefou quipleurait joignit les mains.

– Que la poudre retourne à lapoudre ! dit le ministre. Puis, levant les yeux auciel :

– Celui-là fut un juste, reprit-il,reçois-le, Seigneur, dans Ta lumière, et qu’il soit assis à Tadroite dans l’éternité !

Les deux soldats prirent chacun une pelle etla fosse fut bientôt comblée.

Armand-Louis cacha sa tête entre ses mains etse mit à sangloter.

– Vous ne lui ferez pas de mal ?répéta l’enfant qui passa à côté de Renaud ; sans lui, ma mèren’aurait pas eu de pain.

Quand le ministre se fut retiré, Armand-Louiss’assit sur le tronc d’un gros poirier brisé par une bombe.

– À présent, que veux-tu ? dit-il àM. de Chaufontaine.

– Ah ! c’était un vaillant homme deguerre ! murmura Renaud dont les regards ne pouvaient sedétacher de la fosse, un cœur droit, une main fidèle etgénéreuse !… Si saint Pierre ne lui ouvre pas toute grande laporte du paradis, par sainte Estocade ma patronne, je lui diraiqu’il a tort et que ce n’est pas agir en bon chrétien.

– Dieu m’accorde une pareille mort !répondit Armand-Louis.

– Hum ! fit Carquefou quitressaillit.

Il y eut un instant de silence, puis Renaud,se secouant comme un soldat qui rentre, après une heure donnée auxlarmes, dans les réalités de l’existence, saisit la main de sonami.

– Çà ! reprit-il, les morts sontmorts ; je m’adresse aux vivants. Son Éminence monseigneur lecardinal de Richelieu, généralissime des armées du roi, veut tevoir.

– Moi ? dit Armand-Louis qui relevala tête.

– Toi en personne, et nul autre. Je luiai conté ton histoire, et il m’a dépêché vers Ta Seigneurie enambassadeur. Ainsi, hâtons-nous.

– Et tu veux que j’aille chez lecardinal, noir de poudre, couvert encore du sang de sessoldats ?

– Viens, te dis-je. Son Éminence n’a pasde préjugés.

Armand-Louis regarda la fosse où dormaitM. de Charnailles.

– Adieu donc ! Ce que tu as été, jetâcherai de l’être, dit-il.

Et secouant la poussière de sespieds :

– Sais-tu ce qu’il peut avoir à me dire,le cardinal, généralissime des armées du roi ? reprit-il.

– Non.

– Marche ; je te suis.

Le cardinal était logé dans un hôtel, çà et làlézardé par le passage de quelques boulets, mais encore habitable.Un peuple d’officiers, de pages, de mousquetaires, de serviteursallait et venait dans les cours. M. de Chaufontaine remitson nom et celui de M. de la Guerche au mousquetaire deservice à la porte de Son Éminence.

Un instant après, un secrétaire parut dans lapièce où les deux amis attendaient, et appela M. de laGuerche.

Renaud frappa sur l’épaule d’Armand-Louis.

– Si le ministre te nomme roi de Franceet de Navarre, lui dit-il, nomme-moi capitaine des chasses.

Une porte s’ouvrit, et M. de laGuerche entra chez le ministre.

Il le trouva signant des dépêches surlesquelles un secrétaire apposait le sceau du roi.

– Monsieur, je suis à vous, dit lecardinal à M. de la Guerche.

Et du doigt il lui montra un siège.

Armand-Louis s’assit.

Le cardinal expédia quatre ou cinqdépêches ; puis, congédiant le secrétaire d’un geste, il setourna vers le huguenot qui examinait attentivement l’homme devantlequel toute la France était inclinée.

– Monsieur, reprit le cardinal, je saisqui vous êtes, d’où vous venez et ce que vous avez fait.

– Alors, je suis tranquille,monseigneur.

– Voilà un mot qui prouve que vous nel’étiez pas en venant ici.

– C’est vrai, j’étais parmi vos ennemis,et vous êtes vainqueur. En dernier lieu, j’ai fait périr cinq centshommes des troupes que Votre Éminence commandait ; peut-êtreai-je pensé qu’elle voudrait faire un exemple en condamnant à mort,non pas celui d’entre nous qui a le mieux défendu La Rochelle,chacun parmi les nôtres ayant fait son devoir, mais celui que lehasard a mis le plus en évidence ces jours-ci. Quand j’ai suiviM. de Chaufontaine, le sacrifice de ma vie étaitfait.

– Vous vous trompez, monsieur. Vous avezagi en vaillant soldat, et le prince devant qui vos boulevards sesont écroulés s’appelle Louis le Juste ; mais à présent que LaRochelle est terrassée, il n’y a plus en France ni catholiques nihuguenots : il n’y a, vivants et debout, que des serviteurs duroi. Voulez-vous prendre du service dans ma compagnie demousquetaires ? Un de vos boulets m’a privé d’un capitainepresque aussi brave que vous. Vous plaît-il de ramasser sonépée ?

– Merci, monseigneur ; vous vousvengez en homme de guerre.

– En homme d’Église, monsieur.

– Soit, mais en vous assurant de mareconnaissance, et elle ne passera pas, je vous le jure…

– Je le sais.

– J’ai le regret d’ajouter que je ne puismalheureusement pas accepter.

– Ah !

– Je quitte la France.

– Et vous allez en Suède, n’est-cepas ?

– Oui.

– Pourquoi ?

M. de la Guerche rougit.

– Vous venez de répondre sans parler.Ah ! jeunesse du cœur, reprit le cardinal en souriant, quellecitadelle est plus forte que toi ? Je n’entreprendrai pas devaincre votre résistance, monsieur. Un capitaine dont le brasserait en France et le cœur en Suède ferait un mauvais soldat.Partez donc ; mais je veux tout d’abord vous donner une preuvede l’estime en laquelle je vous tiens ; vous plaît-il de vouscharger d’une lettre pour le service du roi ?

– Ordonnez.

Le cardinal se plaça devant une table, écrivitquelques lignes, les signa, scella le pli, et, le remettant àM. de la Guerche :

– Vous m’en répondez sur votre honneur degentilhomme, dit-il ; vivant, vous présenterez ce pli au roiGustave-Adolphe, à lui-même, et à nul autre, fût-ce le chancelierOxenstiern ; mort, cette lettre périra avec vous.

– Je vous le jure.

– Allez à présent, monsieur ; et sijamais la fortune vous trahit en ces lointaines contrées,rappelez-vous qu’il y aura toujours, en France et pour vous, uneplace à l’armée, une charge à la Cour.

Armand-Louis se leva : il avait devantlui le grand ministre, l’homme d’État dont l’Europe connaissait levaste génie et redoutait les profondes combinaisons. Il s’inclinarespectueusement, serra le pli sous son pourpoint et sortit.

– Eh bien ! lui demanda Renaud,es-tu roi ?

– Pas encore, répondit Armand-Louis enriant.

– Et en attendant, qu’a-t-on fait detoi ?

– Rien ; je reste ce que j’étais, unvoyageur.

– Tu pars ! Pour Vienne, pourMadrid, pour La Haye ? Parle donc, tu me tiens sur legril ?

– Mon pauvre ligueur, je retourne enSuède.

– Incorrigible ! murmura Renaud,dont l’enthousiasme disparut.

Puis soupirant :

– Tu verras certainement Diane,c’est-à-dire Mlle de Pardaillan,reprit-il ; essaye de savoir si elle se souvient, paraventure, d’un gentilhomme du nom de Renaud.

– Que ne viens-tu t’en assurertoi-même ? J’imagine queMlle de Pardaillan aura quelque plaisir à terépondre.

– Le crois-tu ?

– J’en suis sûr.

Renaud soupira plus fort.

– Ah ! c’est impossible !continua-t-il. Puis-je m’exposer à l’humiliation d’un refus ?Elle a des ducats à remuer à poignées, des forêts à chauffer uneville, des châteaux à loger une armée, des pierreries à éblouir unconclave ; et moi, je n’ai que la cape et l’épée, et, en sus,Carquefou ; en tout, rien.

– Merci, murmura Carquefou.

– Et la terre de Chaufontaine avec sesétangs, ses bois, ses prés, ses moulins, n’est-ce point quelquechose ? poursuivit M. de la Guerche.

– Ah ! parpaillot, tu railles !Les Juifs ne peuvent plus rien prêter sur la bicoque, les étangssont à sec, les bois ont été coupés et mis en fagots, les prés sonttondus et plus chauves que la tête d’un moine, les moulins n’ontplus ni blé ni meules ! Non, te dis-je, il faut que je fassepénitence aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui. Lasagesse le veut, la résignation m’y condamne… Plaise à Dieu que j’ytrouve la guérison !

– Tu as donc trouvé une autreMme d’Igomer ?

– Hélas ! oui, Thécla s’appelle àprésent Clotilde, Clotilde de Mireval ; elle est brune, elle ades yeux noirs, elle a vingt ans… Ah ! je suis bienmalheureux !

Renaud passa un mouchoir sur ses yeux.

– Donc, reprit-il, tu mettras mon cœuraux pieds de Diane et tu lui diras qu’un pauvre chevalier se meurtd’amour pour elle sur la terre d’exil.

– Et dans le château deMireval ?

– Traître ! Si malheureux qu’onsoit, ne faut-il pas toujours qu’on demeure quelque part ?Embrasse-moi et que Dieu te conduise. Si Clotilde ne me guérit pas,dans quinze jours, je galope après toi.

Armand-Louis quitta La Rochelle dans lanuit.

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