Les Coups d’épée de M. de la Guerche

Chapitre 27LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE

À l’époque où nous sommes arrivés, pendant leprintemps de 1630 l’Europe présentait le spectacle d’un monde oùtout est en fermentation. La réforme prêchée par Luther, et plustard par Calvin, avait jeté dans la vieille société catholique duMoyen Âge un élément nouveau qui en précipitait la dissolution.Pour quelques souverains, c’était un prétexte de briser les liensqui jusqu’alors les avaient enchaînés à la cour de Rome, et des’approprier les immenses biens qui appartenaient aux abbayes, auxcouvents, aux évêques, menacés partout d’une immensesécularisation. Pour les peuples, c’était un appel au droitd’examen et un encouragement à la révolte. Le même effort quimenaçait l’Église dans sa toute-puissance, menaçait les rois dansleur pourpre. On s’accoutumait à ne plus croire à l’infaillibilitédu souverain pontife, et par une conséquence encore inaperçue, maisdéjà traduite en faits, on se révoltait contre la tyrannie desprinces. Tous les liens étaient rompus ou relâchés ; degrandes guerres avaient promené leurs sanglantes mêlées en France,dans les Pays-Bas, en Allemagne, en Pologne, en Hongrie ; onavait vu des villes prises et reprises vingt fois, des provincesravagées, des couronnes perdues et conquises, des souverainserrants et proscrits, des aventuriers tout à coup maîtres de vastesterritoires, des archevêques, des séditions sans nombre, et ilsemblait que personne, de la Vistule aux Pyrénées, de la merBaltique aux rives du Pô, ne voulût déposer les armes.

Depuis quelques années surtout, la guerreétait en permanence en Allemagne. Mille causes, l’ambition des uns,les croyances religieuses des autres, un besoin vague, mais vivacede liberté, des rivalités nombreuses, l’orgueil de la Maison deHabsbourg, qui aspirait à fondre en une seule monarchie les membresépars du vaste empire, et voulait réaliser, sous Ferdinand II,le rêve magnifique de Charles-Quint, les divisions nées de laréforme, les jalousies des princes, l’impatience et la colère despeuples, l’avaient précipitée comme un torrent furieux sur lecentre de l’Europe. On avait pu croire quelquefois que cetteguerre, d’où tant de désastres étaient déjà sortis, allait finirpar l’épuisement des rois et des armées ; de nouveaux élémentslui donnaient tout à coup une activité nouvelle.

Les ruines s’amoncelaient : ce n’étaitque batailles, sacs de villages, prises d’armes, incendies etmassacres. Ferdinand contre Frédéric ; l’électeur de Saxecontre l’électeur de Brandebourg ; l’Autriche contre laBohême ; l’Espagne contre la Hollande ; les Suédoiscontre les Polonais ; le Danemark contre l’Empire ; et, àtravers les provinces écrasées, des chefs d’armées comme Mansfeld,Christian de Brunswick, Torquato Conti, Wallenstein, allaient etvenaient, promenant partout leurs rapines, et non moins terribles àleurs partisans qu’à leurs ennemis.

On se battait donc partout, mais on ne savaitpas que cette guerre devait être la fameuse guerre de Trente Ans,par laquelle toutes les plus grandes puissances du continentallaient être emportées tour à tour comme par un tourbillon.

L’heure était venue où la Suède protestanteallait entrer en lice et mesurer ses forces avec Ferdinandd’Autriche et Maximilien de Bavière. Un double intérêt l’ypoussait : d’abord la crainte de voir l’empire d’Allemagneétendre ses possessions jusque sur les bords de la mer du Nord, etc’était l’intérêt politique ; puis celui d’assurerl’indépendance des souverains protestants menacés par l’Autriche etl’Espagne : là était l’intérêt religieux. Les souverainsécrasés et l’Allemagne soumise tout entière à l’élu de la diète, laSuède avait un voisin dangereux qui ne donnait plus à sesfrontières aucune sécurité.

L’Europe avait alors les yeux surGustave-Adolphe. Les rares qualités qu’il avait montrées dès l’âgeoù les États de Suède l’appelèrent à succéder à son père, le ducCharles de Sudermanie, troisième fils de Gustave Wasa et roi sousle nom de Charles IX, les guerres heureuses qu’il avait soutenuescontre son oncle Sigismond, roi de Pologne, son couragechevaleresque, sa constance dans la foi jurée, l’habileté qu’ilsavait déployer dans l’administration de son royaume, toutconcourait à en faire le souverain le plus remarquable du vieuxcontinent. Il avait l’âge où l’on conçoit les grandes entrepriseset où on a la force de les exécuter ; l’amour de son peuplel’entourait, le respect des grands et des généraux lui étaitacquis ; il était servi par des ministres expérimentés, entrelesquels le chancelier Oxenstiern tenait le premier rang ; ilavait des finances en bon ordre, une épargne considérable, uneflotte nombreuse. Son armée était aguerrie, pliée à toutes lesfatigues, habituée à vaincre, soumise à la plus sévère discipline.Elle avait dans son jeune chef la plus entière confiance. Bienapprovisionnée d’armes, de canons, de munitions de toute espèce,commandée par une légion de capitaines qui ne demandaient qu’àsuivre la fortune du roi, elle devait porter la victoire dans lecamp où elle planterait ses drapeaux.

Richelieu le savait, l’empereur Ferdinand lecraignait.

Et c’était cependant ce monarque que lescourtisans de Vienne appelaient, en se moquant, une majesté deneige, comme si sa gloire avait dû fondre en approchant descontrées plus chaudes du Midi !

Quand il sentit son armée tout entière dans samain, désireuse de nouvelles batailles et prête à tous les efforts,son peuple uni dans une commune pensée de religions et dedévouement, sa noblesse disposée à tous les sacrifices,Gustave-Adolphe confia sa fille Christine et l’administration duroyaume au sénat, et tirant l’épée, déclara qu’il partait pourl’Allemagne, où l’appelait le besoin de défendre sa couronne et deprotéger les princes réformés.

L’armée était alors concentrée à Elfsnabe.Mille acclamations, cent fois renouvelées, y saluèrentGustave-Adolphe au moment où il la passa en revue, entouré de sesplus fidèles et meilleurs généraux : Ortenburg, Falkenberg, lerhingrave Othon-Louis, Teufel, Gustave Horn, Banner, Tott, le comtede Thurn, Mutsenfal, Baudissen, Kniphausen et d’une foule d’autrescapitaines qui avaient déjà versé leur sang sur dix champs debataille et s’apprêtaient à le verser encore. Le peuple entouraitl’armée ; c’était le même élan et le même feu.

Il ne faudrait pas croire que les arméesfussent, à cette époque pleine de troubles et sans cesse tourmentéepar des guerres qui armaient les villes contre les villes, lesprovinces contre les provinces, ce qu’elles sont aujourd’hui, uncorps uni, compact, formé d’éléments homogènes et fidèles au mêmedrapeau après la défaite comme pendant la victoire. Pour un grandnombre d’hommes, la guerre était une profession ; on cherchaitmoins la cocarde que le profit. Si un général avait su vaincre,quelle que fût la cause qu’il défendît, il était assuré de trouverpartout un grand nombre d’officiers et de soldats empressés deservir sous ses ordres. Une déroute lui enlevait ce que dixvictoires lui avaient donné. On ne se croyait pas déshonoré parcequ’on promenait son épée de l’un à l’autre camp. Dispersées, lestroupes du général vaincu passaient sous les étendards du généralvainqueur, à moins que des causes spéciales ou des passionsreligieuses ne leur fissent un devoir de la fidélité. Qui avaitpris le mousquet une fois le gardait presque toujours ; quiavait tiré l’épée du fourreau ne l’y remettait plus.

Le métier des armes était moins un servicequ’une vocation.

Mais s’il y avait dans les régiments du roiGustave-Adolphe des Finlandais, des Livoniens, des Anglais, desÉcossais, des Hollandais, des Allemands, des Français, telle étaitla discipline qu’il avait eu l’art de maintenir dans leurs rangsmêlés, qu’ils ne formaient qu’un seul corps animé par le mêmeesprit, la même foi, le même dévouement.

Là peut-être était le secret de sa force.

Nous avons dit que des Français servaient dansl’armée du roi de Suède : c’était pour la plupart descalvinistes qui n’avaient pas voulu plier sous la main du cardinalde Richelieu. Ils formaient un groupe à part, redoutable par savaleur, et d’autant plus désireux de courir à la bataille, que lesgentilshommes qui le composaient avaient une patrie àconquérir.

Parmi eux se trouvait naturellementArmand-Louis de la Guerche.

Les Français, réunis au camp d’Elfsnabe,avaient projeté de former un escadron de chevau-légers ou dedragons qui marcherait à l’avant-garde de l’armée. Par un sentimentd’amour-propre national et un souvenir de la France perdue, ilstenaient à honneur de frapper le premier coup et de maintenir hautet sans tache le renom de la patrie. Ils décidèrent en même tempsque le commandement de ce corps de cavalerie serait donné au plusbrave, à celui que le nombre de ses exploits désignerait ausuffrage de ses camarades.

Par déférence pour le nom et les malheurs deces vaillants soldats, le roi leur laissait la liberté de choisirleur chef, bien que l’escadron français eût rang parmi les troupesrégulières soumises à la discipline suédoise.

On s’était donc réuni dans une vaste sallepour délibérer. Au moment d’entrer en séance, un cavalier qu’onn’avait point encore vu parmi les proscrits, mais qui parlait lefrançais de manière à ne laisser aucun doute sur son origine, pritplace sur un banc. Ses vêtements poudreux et usés indiquaient qu’ilavait fourni une longue traite. Ses armes seules étaient en parfaitétat. Il avait en outre tout à fait les manières d’ungentilhomme.

Différents noms avaient été mis en avant, touségalement recommandables par la grande renommée de ceux qui lesportaient. Par un sentiment de respect, cette troupe jeune ethardie semblait ne vouloir pour capitaine qu’un homme déjà mûridans les hasards de la guerre. Deux gentilshommes à moustachesgrises étaient en présence, et, bien que chacun d’eux parlât pourson compagnon d’armes, on ne prenait point de décision.

Le cavalier aux vêtements poudreux seleva :

– Il est un moyen simple de nous mettred’accord, dit-il : ne nommons ni l’un ni l’autre des deuxbraves gentilshommes qui se disputent l’honneur de nous mener aucombat.

– Ah ! mon Dieu ! Renaud deChaufontaine ! murmura Armand-Louis, que l’étonnement clouaità sa place et qui, jusqu’alors, n’avait pas remarqué le nouveauvenu.

– Mais qui alors ? demanda-t-on detous côtés.

– Un homme que je vois là-bas et quigesticule pour m’engager à me taire : M. le comteArmand-Louis de la Guerche.

Ce fut comme un trait de lumière. Toutel’assemblée battit des mains. Le souvenir de ce queM. de la Guerche avait fait à La Rochelle était dansl’esprit de tous les assistants ; sa jeunesse seulement étaitl’obstacle ; quelques-uns parmi les plus notables semontraient sensibles à cette infériorité relative. Les barbesgrises ne savaient pas si sa prudence serait à la hauteur de sabravoure.

– Où a-t-il appris à commander ?demanda un huguenot au front balafré.

– Il a appris à vaincre ! s’écriaRenaud qui s’échauffait et qui n’entendait pas raillerie quand ils’agissait de son ami.

Ce mot produisit une vive sensation dans lesrangs des huguenots. Renaud profita de l’émotion qu’il venaitd’exciter pour sauter sur un banc :

– J’ai dit qu’il savait vaincre,reprit-il d’une voix haute : j’en sais quelque chose, moi quil’ai vu au feu, moi qui ai brisé trente épées sur ses côtés, moiqui n’ai jamais pu le terrasser ! Et ce que je ne fais pas, jemets au défi le plus vaillant de le faire.

Cette audace excita l’admiration des uns et lacolère des autres. C’était une question de tempérament.

– Ça ! comment se nomme VotreSeigneurie, s’il vous plaît ? dit l’un de ces derniers.

« Ah ! Ciel ! il va se faireexterminer ! » pensa Armand-Louis, qui se mit à enjamberles bancs pour venir en aide à Renaud en cas d’alerte.

– Ma Seigneurie se nomme Renaud deChaufontaine, marquis de Chaufontaine, pour vous servir.

Il y eut un grand mouvement dans l’assemblée,puis des chuchotements, puis des cris.

– Voilà qui va se gâter ! murmuraM. de la Guerche qui s’efforçait de se rapprocher del’orateur.

– C’est un catholique ! crial’un.

– Un de nos ennemis ! reprenait unautre.

– Un endiablé ligueur !

– Il était devant La Rochelle parmi ceuxde monsieur le cardinal !

Quelqu’un s’approcha.

– Eh ! parbleu ! VotreSeigneurie m’a troué l’épaule d’un coup de pistolet ! dit cenouvel interlocuteur.

– Et m’a fendu la tête d’un coupd’épée ! reprit un autre qui le suivait.

– Je m’en souviens… l’épée et le pistoletsont encore là, dit tranquillement Renaud.

Déjà vingt lames brillaient à moitié hors dufourreau.

Ce qu’il savait du caractère de Renaud fitpenser à M. de la Guerche que c’en était fait de lui.Comment résisterait-il jamais au plaisir de répondre à vingtprovocations ?

Mais avec un calme qui remplit Armand-Louisd’étonnement, Renaud, sans toucher à son épée, fit signe de la mainqu’il voulait parler.

On se tut, et les plus impérieux, étonnés dece sang-froid, s’arrêtèrent à quelques pas du catholique.

– Je suis catholique, c’est clair, et jene m’en dédis pas, s’écria Renaud ; oui, j’étais au siège deLa Rochelle parmi les gentilshommes de Son Excellence Monseigneurle cardinal de Richelieu, et vous ne me croiriez pas si je vousdisais le contraire ; j’ai blessé M. d’Aigrefeuille àl’épaule, et M. de Bérail à la tête… ils sont là pourl’affirmer, et leur parole me suffit.

Deux gentilshommes firent un pas hors ducercle des auditeurs.

– Quand le temps change, mon épaule mefait mal, dit M. d’Aigrefeuille.

– J’ai là sur le front une cicatrice quela griffe du diable n’effacerait pas en cent ans, ajoutaM. de Bérail.

Renaud les salua de la main.

– Donc, reprit-il, je suis au milieu devous comme une brebis galeuse dans un troupeau d’agneaux sanstache. Mais est-ce bien de moi qu’il s’agit ? n’êtes-vouspoint réunis pour délibérer sur le choix d’un chef ?

– C’est vrai ! répondit un jeunecalviniste à qui le langage et l’audace de Renaud plaisaient.

– Nommons donc un chef toutd’abord ; après quoi vous pourrez me massacrer si le cœur vousen dit… mais, par exemple, vous me permettrez bien de me défendreun peu…

On rit autour de Renaud, et quelques lames quiétaient encore à demi hors du fourreau y rentrèrent.

– Oh ! je n’ai pas fini !continua Renaud. J’ai présenté M. de la Guerche à votrechoix, je l’y maintiens. Tous vous avez pu voir de quelle terriblefaçon il a culbuté la batterie qui battait la porte de Cogne. C’estune journée qui a coûté cinq cents de ses meilleurs soldats etvingt capitaines à l’armée catholique. Lequel d’entre vous a faitmieux ? De loyaux gentilshommes comme vous répondront :Personne ! De plus, et voilà peut-être ce que vous ignorez,M. de la Guerche a été choisi par Son Excellence lecardinal, et celui-là se connaît en hommes, pour porter une dépêcheau roi Gustave-Adolphe, et cette dépêche fera de la France l’alliéede la Suède. Que mon ami me démente s’il l’ose !

Tous les yeux se portèrent surArmand-Louis.

– Il se tait ! Que voulez-vous deplus ? poursuivit Renaud.

Un grand murmure d’approbation s’éleva dumilieu de l’assemblée.

– Messieurs !… s’écriaM. de la Guerche qui voulait parler.

– Tais-toi, tu n’as pas la parole !poursuivit Renaud qui sentait son triomphe. Si l’on pense que j’airaison, de quel droit viens-tu t’opposer à la libre manifestationde nos opinions ? Et si j’insiste, messieurs, c’est que jetiens à bien connaître celui qui aura le gouvernement de ma viependant la campagne qui va s’ouvrir.

Cette fois, ce fut un mouvement de surprisequi répondit aux paroles de M. de Chaufontaine.

– Je m’explique, continua-t-il. J’ai beauêtre catholique de la tête aux pieds, je n’en suis pas moins bonFrançais des pieds à la tête comme vous. Or, la France est l’alliéede la Suède dans cette guerre qui va commencer. C’est pourquoi jeveux une petite place dans vos rangs. Les ennemis contre lesquelsje vais tirer l’épée sont catholiques ni plus ni moins que moi, jele sais ; si j’ai le malheur d’en tuer un bon nombre cheminfaisant, je m’en consolerai par cette pensée que la vie est unevallée de larmes et que bienheureux sont ceux qui en sortent. Quantà mes titres à marcher parmi vous, M. d’Aigrefeuille, que j’airencontré où la mêlée était la plus sanglante, etM. de Bérail à qui je demanderai tout à l’heure le secretd’une botte qui a failli me percer d’outre en outre, vous lediront.

Quelques gentilshommes, et parmi euxM. de Bérail et M. d’Aigrefeuille, applaudirent.

– À présent, je vous demande votreamitié, et, la victoire remportée, s’il reste à plusieurs d’entrevous des scrupules, nous pourrons en causer dans un pré ;sainte Estocade ma patronne me viendra en aide. Cela dit, suis-jedes vôtres ?

– Oui ! oui ! cria-t-on de touscôtés.

– Alors, je vote pour M. de laGuerche. Qui m’aime m’imite !

Il n’y eût qu’une voix dans toute l’assemblée,et Armand-Louis de la Guerche fut proclamé chef de l’escadron deshuguenots français.

– Et maintenant, gare aux dragons de laGuerche ! s’écria Renaud.

Et, s’approchant de son ami les bras tendus etles yeux tout humides :

– Embrasse-moi, capitaine !reprit-il.

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