Les Deux Consciences

II

– Ah ! bien pour vous, mon cherRobartz.

Le journaliste le regardait avec ses yeux finset clairs sous la haute coupole d’un front déjà dégarni.

– Oui, oui, je sais, monsieur Wildman,vous êtes toujours très bon pour moi, et je ne l’oublie pas. Ilfallait, du reste, cette circonstance pour me décider à vous…

Il parut ému, ses paupières battirent et ilajoutait d’une voix peinée et basse :

– Qui aurait jamais cru, maître, qu’ilsauraient osé s’attaquer à un homme comme vous ?

Wildman, qui le considérait, bonhomme, un plide malice au bord de ses yeux marrons, brillants comme deslentilles, eut un mouvement.

Robartz, voyant qu’il ne savait rien, uneseconde hésita. Il se courba, suivit du bout de sa canne le dessind’une rosace sur la carpette. Mais Wildman lui appuyait la main àl’épaule.

– Voyons, de quoi s’agit-il ?

Robartz aspira fortement l’odeur du tabac quichargeait l’air, et soudain résolu, les yeux curieux et droits,avec la petite joie professionnelle d’être l’annonciateur d’un faitsensationnel :

– Après tout, fit-il, il faut bien quequelqu’un parle le premier. Eh bien, voilà. Il paraît qu’il y alà-bas, près de la mer, à Portmonde, un parquet qui va vouspoursuivre à cause de votre livre : Terre libre. Oui,monsieur Wildman, c’est comme je vous dis. Demain tous les journauxen parleront.

Wildman, sous la sensation matérielle d’uneroue qui le broyait dans sa puissante vie mentale, brusquementfléchit la nuque. Mais, presque aussitôt, un sang violent gonflaitses carotides ; son masque rond et camus s’écrasait d’hilaritéhardie, colère, méprisante.

– Terre libre ! cria-t-il,mais il y a quatre ans déjà de cela ! Un livre que tout lemonde a lu ! Six éditions parues !

Son rire sous les vitres sonnait haut, dans lagaîté des volières, dans l’atmosphère sensible et frémissante,toute électrisée encore du magnétisme de sa pensée. Il marcha à paspesants, louvoyant parmi les larges verdures, avivant de sa vienerveuse, dans cette minute de fureur alerte, l’aigre crissementdes perruches et les vocalises en verre filé du canari. Le dosbombé, ramassé dans sa force trapue, il passait et repassait devantla petite table aux écritures fraîches, trempées de larmes etd’ironie. Ses dieux errants et méprisés, ses pâles ombressanglotantes de petites nymphes, autrefois la grâce et le rire dumonde, il n’y pensait plus, arraché, lui aussi, au rêve et à lafiction, retombé lourdement aux réalités humaines. Robartz avaittiré de sa poche un carnet et, à la pointe du crayon, prenait desnotes.

Wildman sembla avoir oublié qu’il était là.D’un afflux soudain, toute sa vie de travail et de pensée luiremonta à la tête. Trente livres où inépuisablement avait coulé sasève intellectuelle, gonflèrent ses lobes, chargèrent de lasensation d’un monde son front court et busqué. Les tempesbrûlantes, raides de congestion, il s’écria dans une révolted’orgueil :

– Moi ! Moi !

– Oui, vous, monsieur Wildman, disaitRobartz sans cesser d’écrire, vous, le probe et solitaire écrivain,le précurseur des vérités de demain, l’apôtre enflammé de lanature ! C’est bien ainsi, toute la meute va se ruer, on vavous dépecer vivant. Allez, on les connaît !

– Mais qu’est-ce qu’ils lui reprochent, àmon livre ? L’ont-ils seulement lu ? Sont-ils capables deme lire, hein, dites, Robartz ?

Maintenant il se carrait, les bras croisés,les pieds distants dans ses épaisses pantoufles de feutre. Lejournaliste levait sur lui la clarté amusée de ses yeux.

– Ce qu’ils vous reprochent ? Oui,ce serait là une chose curieuse à connaître. Il y aura une enquête,il faudra bien qu’ils s’expliquent. Tout ce qu’on sait dès àprésent, c’est que, je vous en demande bien pardon, ils incriminentle livre comme attentatoire aux bonnes mœurs.

Wildman saisit le petit homme au collet. Entreses poings noueux, une longue minute, dans une reprise de son grandrire, il le secouait, les dents nues sous les poils de sabarbe.

– Ah ! mais ! c’est le derniermot de la stupidité humaine ! Il n’y a pas une ligne de monlivre qui ne soit un hymne à la vie et à la nature. Thérion, dansson dernier article sur les écrivains de ce temps, m’appelait unpoète sacerdotal. Et voyez donc cela, Robartz, il insistaitprécisément sur Terre libre, un livre sacré, disait-il, laBible de l’avenir !

Robartz péniblement soufflait sous l’attaquecordiale et brusque de Wildman.

– Maître, si vous ne me serriez pas sifort, je pourrais prendre note de cela, fit-il doucement en sedégageant. Et puis, je voulais vous dire ceci : s’ils s’enprennent à ce livre-là, ce n’est qu’un moyen, un prétexte pour vousatteindre à travers votre œuvre entier. Il y a si longtemps quevous les gênez et qu’ils vous guettent du fond de leur ombre !Ils attendaient une défaillance. Un grand homme même peut tombersur le chemin. Mais ce n’est pas votre cas, monsieur Wildman. Alorsils ont profité d’une basse délation. Il paraît que quelqu’un s’estplaint. Un juge d’instruction est allé saisir un exemplaire dulivre chez un libraire dans une petite station balnéaire où ilvient des séminaristes, des vicaires, tout heureux de se mettre encaleçon de bain.

Wildman soufflait, songeait, les yeuxlointains, fixés sur le paysage étamé d’hiver. Son rire étaittombé, il n’éprouvait plus qu’une pitié méprisante d’honnêtehomme.

La péripétie, tout de suite, avec lucidité seprécisa. Derrière la loi, l’appareil judiciaire, il vit lesrancunes, les hypocrisies, les âmes aveugles, à jamais fermées auxclaires évidences, et les autres, les âmes cauteleuses etpolitiques qui érigent en code la cécité volontaire. C’était lagrande misère des esprits libres de les sentir, à chaqueannonciation d’une vérité, obscurément aboyer derrière eux d’uneférocité apeurée de hyènes. Il pensa à sa femme, à sa famille.Jusque chez les siens des résistances, d’étroits et misérablesscrupules avaient cherché à peser sur le graduel développement desa conscience d’écrivain. Aux limites de sa pensée, dans sa largeconception d’une humanité s’égalant à la notion du divin, il avaiteu la sensation d’un monde hostile resserrant autour de lui sescercles, tâchant de l’enfermer aux barrières de ses moralitésroutinières.

– Voyez-vous, Robartz, dit-iltranquillement, c’est la peur de la vie qui les rend tous fous etméchants.

Il alluma une pipe, s’assit, froissant sans lesavoir ses feuillets d’écriture, et il demeurait perdu dans sonidée, sans acrimonie. Il sembla porter comme un poids nécessaire lafatalité des haines liguées contre l’homme qui va seul en avant desautres.

Le journaliste s’arrêta de gratter son papier,le considéra avec une attention attendrie, comme si vraiment àcette heure il se sentait, lui aussi, à travers la mesquinerie desbesognes journalières, son disciple. Toute la pièce, sous les hautsvitrages, faisait silence. La vie par un charme mortel parut liée,comme au dehors, les arbres et l’eau.

Doucement la porte battit dans larainure ; un pas traîna dans la pénombre de la salle à manger.Wildman alors tout à coup tressaillait, faisait signe à Robartz dese taire, et il avait perdu la sérénité de sa conscience. Le regardfurtif et épiant, il appela timidement :

– Est-ce toi, Bethannie ?

Une forme d’enfant déboucha dans la lumière,un joli être pâle à chevelure mousseuse et longue, d’une grâcefrêle de fille. Mais voyant là un visage inconnu, il s’arrêtait etbaissait les yeux.

– Oh ! c’est mon Jorg… Mais viensdonc : Robartz est un ami.

Et Wildman l’attirait. De ses poings solidesil le haussa, le tint suspendu dans un grand baiser violent qui luiécrasait les joues. La petite voix de l’enfant disait :

– C’est maman qui m’envoie dire que ledéjeuner est sur la table.

– Eh bien, va, j’arrive dans uninstant.

Tendrement il le poussait, le regardaits’éloigner en souriant, attendri dans cette vie délicieuse sortiede lui.

L’ombre du fond enveloppa Jorg, et à présentWildman très vite le rappelait.

– Jorg ! Jorg ! Écoute, ne dispas qu’il y avait quelqu’un avec moi. Oui, cela vaut mieux, monchéri.

La voix pâle encore une fois monta. Machinalecomme une leçon, elle disait :

– Maman m’a défendu de mentir.

Le père riait, gêné comme s’il se sentait prisen faute.

– Ta mère a toujours raison.

Robartz, son chapeau à la main, s’avança.

– Maître, excusez-moi.

Il avait rentré son carnet, boutonnait sonpaletot avec un sourire humble. Wildman passa la main sur sonfront.

– Mon bon Robartz, il ne faut pastoujours juger d’après les apparences. On a parfois des raisonspour faire ce qui n’est pas bien et alors un enfant vous rappelleau sentiment de la vérité.

Lui, si franc dans sa robuste carrured’écrivain, apparut soudain touché en un point vulnérable de savie. Le journaliste déjà avait entendu dire que son ménage n’étaitpas heureux. Il leva doucement les épaules, évitant de regarderWildman, et en même temps il reculait du côté de la porte. Sanscause, toute la vie des volières soudain éclata, la joie des aileset des gosiers comme dans une floride. L’air ondula, la vaguesonore s’étendit aux grandes palmes vertes, frémissantes.

– La vie ! fit Wildman à mi-voix enhochant la tête.

Il sembla que le vent léger des plumes du mêmecoup eût fait vibrer ses ondes profondes. Le rêve l’envahit.Peut-être, par une courbe mystérieuse, son cri pensif se rattachaità une chose triste dans son existence.

Ils furent ensemble sur le seuil blanc, dansla neige tourbillonnante.

– Maître, encore une fois disait Robartzen lui touchant le bras.

Wildman tressaillit, sourit.

– Surtout dites bien que cela nem’atteint pas. Et envoyez-moi le journal, n’est-ce pas,Robartz ?

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