Les Deux Consciences

V

La nouvelle tout d’une fois ricochait,ronflait comme un palet à travers l’opinion publique. Les grandesfeuilles aussi bien que les petites s’accordaient à blâmerl’ingérence du parquet dans une question de moralitélittéraire.

Wildman, par son talent, son caractère, ladignité de sa vie, domina ; il sembla n’avoir jamais été siintact dans la beauté de son œuvre. Les jeunes revues surtoutconspuaient les juges. On apprit ainsi l’existence d’unM. Moinet, le juge d’instruction, qui, sans tout ce bruit, sefût éteint de néant et d’oubli dans les silences d’un chef-lieu. Ilse propagea que ce personnage, ridiculisé par d’antérieuresprocédures vexatoires, avait pris l’initiative des poursuites. Unbillet de Robartz informa Wildman qu’il préparait une révélationsensationnelle. Il y eut des caricatures ; la plus suggestivefut l’image d’un satyre coiffé d’une barrette et affublé d’unesoutane. On vit par là la main des prêtres dans l’affaire, etl’érotisme fut du côté des juges comme une infirmitéprofessionnelle. Wildman s’amusa de l’allégorie, il la garda sur satable deux jours et puis elle disparut. Il se douta que Bethanniel’avait jetée au feu.

La combattivité, la violence, la tristesseluttèrent en lui. Il eut la fierté de la grande clameur qui levengeait, il trembla pour cette chose délicate et suprême, laconscience d’un honnête écrivain. Sa vie en restait blessée, avecl’impression indéfinissable d’une plaie sourde. La solitudeintérieurement l’enveloppa, tandis qu’au dehors le cri public luifaisait cortège. Bethannie l’évitait, les yeux froids. D’affreuxsilences accablaient leurs repas. Il n’osait plus embrasser sonfils devant elle. Il redoutait la dispute ; il n’espérait plusque dans le temps qui apporterait une détente. Cependant il nedoutait pas qu’elle ne sût tout, et elle se taisait. Un jour lascène éclata.

Ils étaient seuls dans la petite chambre auxDelft ; Jorg déjà était reparti pour l’école.

– Quelle honte, Wildman !s’écria-t-elle, votre nom est à présent dans tous les journaux,avec le signe d’infamie. Les gens de la rue lisent cela pour unsou. Allez ! ils savent bien ce qu’ils font, vos amis lesjournalistes ; chaque article est un clou qu’ils vousenfoncent dans la chair vive.

Il haussa les épaules.

– Auparavant, c’était une autre chanson.Il n’y avait jamais assez d’éloges autour de mes livres et, alors,c’était l’envie qui en était cause.

– J’étais encore dans l’état de péché,répondit-elle. J’étais la femme que vous aviez faite à votre image.Je ne croyais pas que c’était outrager Dieu que de mal parler del’amour des créatures. Je n’ai vu clair que le jour où il m’estvenu un enfant. J’ai compris, à ma peur de le perdre, que Dieum’imposait le devoir de l’élever pour l’expiation de mes erreurs etdes vôtres.

– Démence ! s’écria Wildman. Vousavez tué la vraie religion dans Jorg ! Et maintenant vous tuezen lui la vie !

La fureur, l’esprit barbare des théologiesdéborda.

– Dites plutôt que je voudrais étoufferen Jorg le sang mauvais ! fit-elle impérieusement.

Une angoisse mortelle le raidit. Il laissatomber le mot qu’elle retenait.

– Tuer en lui son père, avouez-ledonc !

– Je veux son salut et notre salut à toustrois.

De nouveau il sentit se lever les forcesinconnues. Les ombres conspirèrent ; elle fut devant la mainsecrète qui la poussait. Nettement, il eut l’impression del’ancienne société se levant contre la conscience nouvelle. Laquerelle intestine continuait la grande bataille du livre, de latribune, de toutes les formes de l’esprit libre. Il sentit sereculer la vision délivrée des âges.

– Vois-tu, Bethannie, dit-il sans colère,tu oublies trop que je dois être ici un maître pour toi et pourl’enfant. Cependant je te dirai simplement ceci, c’est que le salutde notre fils viendra de moi ; ma volonté est qu’il devienneun homme.

– Eh bien ! fit-elle en riant, lavie en décidera.

Son assurance plana comme une menace. Il lavit repliée d’opiniâtreté, de silence contre lui qui pensait sa vieau grand jour : elle en était bien plus terrible. Tout lemystère de la maison, l’intimité si redoutable de la famille luiappartinrent. Elle ne cessait pas d’être l’empire sournois et rusédu féminin s’affrontant à la sagesse mâle. C’était la revanche delongs siècles de condition avilie, cette révolte de la créature auxpoils touffus d’animal, dans le principe vital, le flux des racessorti d’elle. L’enfant, elle le réclamait comme un bien, comme unepropriété que lui octroyaient la souffrance, le don de sa vie dansles noces fructifiées. Elle qui à peine avait droit à sa chair,marchandée et conquise par un maître barbare, s’arrogeaitl’incarnation filiale comme la continuité de sa substance. Auxrégions de l’élémentaire ainsi régnait l’âme inférieure.

La personnalité de Wildman était confiante,heureuse, impulsive. Il avait la faiblesse des hommes qui viventdans le rêve et l’avenir. Son esprit au-dessus de lui faisait de lajoie et de la lumière, quand sa vie encore était dans l’ombre.« Après tout, pourquoi m’inquiéter à l’avance ?pensa-t-il pour la centième fois. Quand je voudrai, je casserai lesrésistances. Ce n’est pas pour rien que je suis l’Homme sauvage dema race. Qu’il s’agisse de Bethannie ou des juges, je seraitoujours le plus fort, puisque je porte en moi l’Idée. »

La date du dîner de quinzaine approchait. Ellel’avertit qu’elle fermerait sa maison plutôt que de recevoir encoreses amis. Elle se défiait surtout de Raban, d’Ardens et de Mirmon,tous trois païens et libres-penseurs. Il plia, leur écrivit à tous.Raban tout de suite répondit ; il regrettait que le dîner fûtremis et bénissait les poursuites. Son âme de barricadierexultait : la lettre, bourrue, violente, juvénile, sonnaitcomme un tambour de guerre. « Bravo, mon vieux ! il étaittemps que les écrivains fussent un peu secoués : ons’aurifiait dans la sécurité, comme des dents gâtées. Je délire quece soit toi, un fort, par qui l’on ait décidé de commencer. Laliberté de l’esprit humain n’est fructueuse qu’à travers un peu demartyre. Je suis pour les bûchers et les cachots de l’inquisition.C’est ça qui avance l’heure de la grande humanité ! Donc,debout ! Un vieux récidiviste comme moi ne désespère pas det’avoir quelque jour pour voisin de geôle si, comme j’en fais levœu cordial, leur fameuse morale outragée te vaut les loisirsféconds de la captivité. En attendant, brave ami, j’exécute en tonhonneur, par-dessus les cadavres des vieilles idoles, une dansed’Apache ivre. »

Wildman ne partageait pas ce goût dusacrifice. « Raban, songeait-il, boit à plein verre unhéroïsme rouge qui lui tourne la tête. » Peut-être, s’iln’avait pas été directement en cause, il aurait aussi dansé sadanse d’Apache. Au contraire, le poète Ardens rugissait de colère,de douleur, il fut bien plus près de son cœur. Efferts eutd’obscures paroles d’illuminé, comme un moine dans son cloître. Ilévoqua l’être suprême, les retours de conscience, la beautéefficace du rachat par la pénitence. « Celui-là, se dit enriant Wildman, n’a rien compris : il n’y a qu’un peu plusd’ombre sur lui ; et sans doute le songe déjà l’arepris : il ne pense plus même à moi. »

Mirmon, le socialiste, un ami sûr pourtant,mais dénué d’art, à peu près seul se montra froid. Il professait lanécessité pour l’artiste de se conformer à la moralité courante.Son idéal de régénération sociale était cérébral, austère,abstrait, excluait toute sensualité. À cinquante ans, Mirmonpassait pour n’avoir jamais connu la femme et il était très pauvre,vivait du produit des petites brochures à un sou qu’il écrivaitpour le parti. Son mysticisme sec, intolérant, précis, brûlait sanschaleur à côté du spiritualisme enflammé, vague, sacerdotal deEfferts, officiant ses messes d’art avec des paroles de diacre.Wildman, large et débridé comme Pan, avec le battement sonore detoute la vie dans ses tempes, les rabrouait tous deux d’unhaussement d’épaules jovial.

L’ennui, l’attente, l’angoisse l’accablèrent,la régularité de sa vie méthodique, soumise à des retours ponctuelsd’habitudes, fut rompue. Sa journée toujours s’achevait comme elleavait commencé, dans la joie active du travail, avec la trêve brèvedes repas, une promenade à grands pas, à la tombée du jour, dans labanlieue, le long des lisières du bois. Il aimait entrer chez lespaysans, lamper une chopine de bière dure dans un vieux cabaretfleurant le lait de chaux et le jambon fumé. Sa vie simple,fraîche, rurale, était celle d’un homme de la nature.

Tout fut bouleversé comme si la hersejusqu’aux racines avait passé dans son champ intellectuel. Sescahiers, avec leur flux arrêté de pensées, ressemblèrent à descarotides tranchées en pleine vie. Il détesta la maison, sessilences cassés de coups de timbre, méprisa l’inutilité de touteffort. Le cerveau congelé, sans rythme intérieur, il se résigna àtraîner ses caoutchoucs glacés dans la neige boueuse des rues. Despassants se retournaient, avertis par ses portraits dans lesjournaux ; une rumeur courait : « Voilà l’écrivainWildman ». Il était étonné que des jeunes gens inconnus sedécouvraient avec respect.

Il visita des rédactions de journaux. AuClairon, on l’acclama. Robartz fit monter de l’imprimerieune épreuve ; et assis près de la grande table maculéed’encre, sa grosse canne à nœuds entre ses gants fourrés, Wildmanenfin lisait le fameux article, la « révélationsensationnelle ». C’était l’histoire d’une instruction du jugeMoinet au début de sa carrière. Il n’était pas encore marié, vivaitdans un célibat exemplaire. L’affaire, par malheur, exigeait unecertaine expérience sexuelle. Un homme niait avoir commis unviol ; la fille n’était plus vierge, l’enquête tâtonnait.Moinet pensa à s’inspirer des lumières d’un carme, son confesseur.Celui-ci, perplexe, avoua son ignorance, finit par le déférer auxgrâces d’une Vierge de Bon Secours, célèbre dans la contrée. Et unmatin, le petit juge se mettait en marche, abattait, tête nue, lesdeux heures de route qui menaient à la chapelle miraculeuse. Onl’avait vu intercéder auprès de la sainte image, symbole despuretés, pour être initié au mystère de l’amour impudique. Il enrésulta une si abondante clairvoyance que le tribunal, àl’audience, dut modérer les commentaires impétueux del’instruction. Moinet, dans le détail circonstancié du viol, avaitdépassé l’imagination la plus libertine : il fut érotiquejusqu’au cynisme, avec un égarement vertueux.

Wildman, sa barbe jaune dans la main, étaitsecoué par le rire. Une large joie, pour la folie vierge du juge,lui moussait aux narines. Il frappa du poing la table : il sesentit triomphant dans son beau panthéisme innocent et candide.Autour de lui, les visages brillaient, une gaîté combattiveronflait. Robartz, de sa voix de crécelle, criait :

– Et voilà, maître, les hommes qui osentvous juger !

Il fut debout, râblé et trapu. Son brastourna ; il sembla la force tranquille, sûre d’elle-même.

– Eh bien ! qu’ils mecondamnent ! Ils n’empêcheront pas mes livres d’être de lavérité selon la vie !

L’âme farouche et héroïque de Raban parutl’avoir envahi. Il eut une beauté d’ardeur et de lutte : onl’admira. Wildman avec sincérité goûta le vertige léger de sesentir maître de sa destinée.

La porte battit : le rédacteurjudiciaire, un jeune avocat, entrait, jetait sa serviette sur latable.

– Wenkler, arrive donc, maître Wildmanest là, fit Robartz.

Wildman, avec sa rondeur cordiale, tendit lamain. Justement c’était Wenkler qui avait eu l’idée du satyre enbarrette et en soutane : il l’avait passée à Krakti, ledessinateur, qui en avait fait sa caricature

– Ah ! monsieur Wenkler, puisquec’est vous, laissez-moi vous dire : vous m’avez joyeusementremué. Votre satyre est une parodie digne des vieux imagiers descathédrales.

Wenkler alors disait qu’ils étaient furieuxlà-bas, Moinet surtout qui se plaignait d’avoir toute la pressecontre lui. Depuis huit jours il s’enfermait dans son cabinet, nes’en allait qu’à la nuit, d’un pas furtif. Il se refusait àcommuniquer avec personne.

– Allez ! le coup leur a été rude,ajouta le rédacteur judiciaire. Ils ne s’attendaient pas à cetteréprobation générale. Vous savez, tout est possible ; il sepeut qu’ils abandonnent l’affaire. On ne s’attaque pas à un Wildmancomme à un camelot qui propose aux passants des cartestransparentes.

Wildman, brusquement, releva la tête. Sesnarines battaient.

– Vraiment, vous croyez ?

Robartz, très haut, riait.

– Non ! non ! pas de ça !À présent qu’on nous a menacés d’un procès, il nous le fautéclatant, écrasant pour les juges ! L’opinion publiquel’exige. De la lumière, toute la lumière, n’est-il pas vrai, maîtreWildman ?

– Hé, oui ! toute la lumière, sansdoute, s’exaltait l’écrivain. Il y va de la dignité des lettres. Laconscience humaine est en jeu. C’est moi, Wildman, qui ledis !

Son cœur libre hennissait après labataille ; il redevint l’Homme sauvage de son nom. Il débitaitavec éclat des lieux communs qui, en un autre moment, lui auraientdonné la nausée. Son courage monta dans l’illusion trouble d’êtreau-dessus des juges. Et, le cou ramassé dans son collet d’astrakan,très rouge, agressif, il tapait sa canne sur le plancher, en sedandinant. Wildman de nouveau croyait à sa force, à latoute-puissance de l’Idée. Il était bien, dans son orgueil, lenavigateur débarqué dans une île inhabitée et qui va devant soi,les pas sonores, comme un roi. Il aurait pu crier encore une fois,en levant ses poings vers le ciel : – Terrelibre !

La rédaction fut unanime à déclarer que, pourl’honneur même de son œuvre, le Clairon réclamerait avecénergie les poursuites, si le parquet fléchissait.

Soudain il se vit acculé, pris à sa propreduperie d’orgueil. Tout changea, son assurance et son règne. Il futentre les gendarmes, devant les robes rouges, comme un simple hommede mauvaise conscience.

Il fit un effort, se livra.

– Soit, je vous appartiens… Faites commeil vous plaira.

À la rue, la tête chaude, l’âme molle, ensuiteil errait. Des parts de son être restaient vibrantes, électriséesde combat. N’avait-il pas avec lui la jeunesse, les générationsnouvelles, tous les esprits libres ? « Eh bien ! sedit-il, puisque c’est la lutte, nous irons jusqu’au bout. » Ilsembla que ce fût lui qui, à présent, menait le combat. La victoirepassa de son côté : il marchait à la défaite de la vieillesociété, précédé de ses trophées. Sa gloire le charma ; sesfibres palpitèrent, et il jouissait de ses nerfs en équilibre.

La ville s’alluma ; des franges de gazondulèrent. La neige sous les globes électriques fut livide.Wildman aimait le crépuscule des rues, les noirs de fusain descoins d’ombre piqués d’un papillon de feu, les miroitements delumière ricochant aux vitres. Le goût de la matière grasse l’arrêtaaux étalages devant les beaux massacres, les ventres dodus desgallinacés, les gemmes lourdes des sangs coagulés. Il subodora, enpassant, le relent des truffes, la fumure des jambons, l’effluvefaisandé des grands gibiers. Toute cette vie de la mort l’amusa.Son art coloriste, sa gourmandise réfléchirent d’ardentes etcopieuses natures mortes.

Cependant, dans le froid et l’ombre, peinaitla dense faune urbaine. De mornes visages anonymes se pressaient,faisaient des remous aux carrefours. Un labeur mystérieux lesprécipitait comme s’ils transportaient des matériaux pour descathédrales. Toutes les puissances humaines furent déchaînées, lafaim, l’orgueil, l’amour, la révolte. La ménagerie des instincts,lâchée dans la nuit, traça des ellipses subtiles et cauteleuses.Wildman croisa des vieillesses harassées, des fronts haineux, lagrâce furieuse, vénale des filles. C’était l’heure des dernierscombats avant la victoire, la défaite, le sommeil et la mort. Ilaspira l’ozone des foules, la vie s’offrit comme une mêlée héroïqueet triviale. Des fluides alors l’envahirent, orageux,sensibles ; tout le rêve remonta, sa foi dans les délivrances,le règne heureux de la nature. Le mal venait du mensonge social, dela loi de vie déviée. Les morales, les codes, les cultes enrestaient pervertis. Et à présent de nouveau il était là au cœur deson œuvre, dans la jeunesse d’un monde vierge, levé de la débâcledes vieux dieux. Ses artères battaient de fièvre, d’espoir,d’angoisse.

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