Les Deux Consciences

VI

Dehors, l’hiver se fondait aux pluies d’ouest.Les maillures noires des marronniers cloisonnèrent des ciels hauts,lavés de clarté jeune. Les peupliers en fuseau, la chevelure bassedes saules, les berges d’herbe usée pompèrent la nue molle. Laperspective blondit ; le frisson bleu, frisquet de mars,courait, grenait l’eau jusqu’aux rives, comme une chair nue. Etsous les plaques de neige, comme par des écorchures, apparut laterre grasse, spongieuse, drainée par le dégel.

Wildman, allégé, perçut les affinitésprintanières : il subissait puissamment les ambiances,impulsif, spontané, uni aux forces. Ses frimas intérieurs serompirent, tépides, frémissants comme les durs gazons et les glacesdu lac. Un vent neuf fit jouer la vie. Tout parut oublié,l’outrage, les défaillances, la misère domestique.

L’œuvre, à bouillons rouges, à longs jets desève, moussa, déborda, brassée d’une peine féconde. Au clair desvitres, parmi la joie verte des essences et la musique desvolières, lui-même bruissait d’images et de sons, dans uneplénitude violente. La chambre de verre, les fines cloisonsbrillantes l’entourèrent d’air, de ciel et de nature. Au matin,l’ombre froide de l’église stagnait, faisait un promontoire àtravers les clartés limpides du lac où trempait la plume blanchedes cygnes. Mais vers midi, dans la lumière plus large, le cônelourd se diffusait, l’ombre remontait comme un reste de crépusculedispersé. Ah ! comme il la détestait, cette masse trapue etmorte avec ses gongs de cloches qui cassaient les toits. Ellebouchait les âmes et l’espace, pesait sur le paysage comme unsymbole. Quelle ironie d’avoir élu là sa petite maison d’écrivainlibre ! Mais, en ce temps, la banlieue n’avait pas forcéencore les primitives enceintes. La campagne verte jusqu’au lacs’étendait, pâturée par les moutons.

Les pages coulèrent, vives, lumineuses. Ilsembla que, pendant la trêve, les sensations et les rythmes sefussent accumulés comme l’eau d’un bief derrière les vannes. Lafiction s’amplifia : des protagonistes nouveaux comblèrent laparodie. Ce fut l’entrée en scène des moines, des illuminés, dessaints ; elle correspondit avec l’évanouissement des anciensmythes. Tous les dieux semblaient morts : il n’en restait plusqu’un qui avait péri sur une croix comme un homme. Les Bergers auxgrands pieds, les marcheurs venus du fond des âges, s’informaientdans les hameaux si on n’avait pas vu passer des espècesd’hommes-chèvres pêle-mêle avec de petites histrionnes fardées,laissant voir des trous de ciel rose sous leurs haillons. Ils nepouvaient oublier que, pour avoir touché celles-ci, leurs doigtsétaient restés parfumés de miel. Les gens hochaient la tête et nesavaient ce qu’ils voulaient dire. Ils ne doutèrent plus que lamort ne les eût fauchées. Cependant depuis un peu de temps, lesforêts et les rocs s’étaient peuplés d’indolents, doux et rusésanachorètes, habitant de petits ermitages et vivant de la charitépublique plutôt que des fruits de la terre, qu’ils n’auraient pu seprocurer qu’en travaillant.

Or, un jour, longeant une futaie, ilsaperçurent une cabane surmontée d’une croix et, tout près, unhumain qui, les bras étendus, marmottait des oraisons.

– C’est bien étrange, se dirent-ils entreeux : on lui voit des oreilles en pointe et des flots de poilscomme ce sylvain boiteux qui dansait au clair de lune en sifflantdans sa flûte.

Ils l’appelèrent et aussitôt le bon apôtre setournait vers eux et leur demandait la charité. Ils ne doutèrentplus l’avoir aperçu autrefois ; lui, de son côté, lesreconnut.

– Eh oui, c’est moi sous ce travesti,confessa-t-il. La mythologie n’allait plus : il fallait bienfaire une fin. Plutôt que de mourir, j’ai fait peau neuve. Noussommes comme cela, à travers les pays, quelques centaines de lamême confrérie qui nous muâmes en ermites et petits saints desbois, après avoir été la tribu des faunes, des égipans et dessatyres qui, au bon temps, rôdaient par les clairières etreluquaient les nymphes libertines à la peau d’aurore. Allez !tout le monde y a bien perdu, les hommes aussi bien que nousautres. C’était la vie joyeuse, la claire idylle au soleil, père dumonde. On avait le mariage libre ; Pan régnait, primordial,énorme, comme la terre et le ciel et toutes les pléiades d’astres.Nous n’étions, nous, les grands et les petits dieux et tous lesquarts de dieu, que les visages des forces éternelles. N’en fautplus, de la vie et du rêve. Le siècle en est au remords : lachair hurle, la pénitence râle. Il fait noir dans les âmes, noirdans le ciel. L’arbre de la Croix fleurit des roses de sang et deténèbres. Et voilà : nous rongeons les os des vieux festins,misère !

Les Bergers alors demandèrent ce qu’il étaitadvenu d’une ancienne jolie fille, déjà un peu tapée, qu’ilsavaient rencontrée autrefois et qui s’appelait du nom de l’étoileVénus. L’ermite d’abord dévotement se signa, puis se mit àrire.

– Ah ! celle-là, c’était vraimentpour le plaisir, on peut le dire. Elle était la joie du monde. Elleétait le grand symbole d’éternité. Ses flancs, sa gorge, seslèvres, tout le menu détail délectable de son corps chantait unhymne éperdu à la vie. Et quelle bonne fille ! Les baisersqu’elle jetait du bout des doigts étaient de la semence lactée, dela matière vivante, le flux ininterrompu des espèces et des races.Eh bien ! elle aussi un beau jour fut touchée par lagrâce ! Ah ! il ne fallait plus lui parler du joli péchéd’amour. Elle devint une sainte petite personne : il luirepoussa une virginité délicieuse : sa beauté, un peu rossetout de même, ondoya aux piscines de lait, aux fontaines de candeuret de pureté. Elle se nomme aujourd’hui la Madeleine. Chut !N’allez pas le dire. Elle avait fini par s’éprendre d’amour pour lefils à Marie et le suivait de bourgade en bourgade, partout où ilfaisait des miracles et tenait ses meetings. En vérité, mes frères,celle-là fut vraiment alors la grande amoureuse selon l’âmenouvelle ; elle pleura son amour par seaux, par fleuves, partorrents. Elle fut à elle seule toute la douleur des temps quiallaient venir. Naturellement ils l’ont fait entrer dans leurparadis. Nous y serons bien un jour, nous qui avons tant ri. Sesyeux ruisselants versèrent l’eau baptismale sur l’élégiaque déliredes catéchumènes. Elle devint l’une des grandes dames patronnessesdes œuvres de miséricorde et de pénitence. C’est de sesintarissables larmes, perles de verre filé, que naquirent lesmystiques, les illuminées et toutes les petites femmes à bon Dieudont pullulent les moutiers et les béguinages. Ce qu’il y en a, parPan ! de mignonnes créatures à soufflettes et à fossettes dansles parcs-aux-cerfs des Huit Béatitudes ! La chair de pouleque, dans les tendres crépuscules érotiques, en les baisant auxlèvres, nous communiquions aux petites âmes sœurs, les oréades, lesdryades, les naïades, c’est devenu pour elles les affres de lasainte Prière, de la sainte Douleur et du Saint-Sacrifice. Fini lesfêtes galantes ! Fini les savoureuses petites nymphes du clairde lune aux gorges roses et pointues comme des fraises ! Ellesont dépouillé le royal manteau de leurs chevelures pour vêtir lecilice et la haire. Elles qui palpitaient de rêve et d’espace, lesvoilà devenues les sanglotantes épouses de la mort ; toutn’est plus que cloches, cendres, besace et suaire ! La vies’en va, choppant aux rugueux calvaires, boitillant, un bourdondans les poings. La vie a pris le masque camus de la mort.Brrr ! Ce qu’il fait froid gagner sa part de paradis !C’est l’hiver dans le sang et les âmes. Les larmes de cettegnangnan de Madeleine ont fini par se congeler en pendeloques degivre aux pentes du Ciel. Là, vrai ! cette fille avait trop desentiment !

Les Bergers tout à coup s’aperçurent que sonoreille avait encore grandi. Pan lui-même n’en avait pas de pluslongues ; et à présent, d’une pesée lente de la main, il sefrictionnait son rhumatisme à l’endroit où, autrefois, s’étaitgreffé son pied corné de bouc.

Le saint homme loucha finement dans sa facecrevassée comme une écorce : il avait l’âme d’un vraiphilosophe.

– Au fond, dit-il, c’est toujours la mêmechose, à cela près que tout paraît changé. Ils ont reprissimplement notre fonds en reprenant la succession. Vieuxneuf ! Vieux neuf ! Mais oui, voyons, est-ce que çan’existait pas déjà, Iacchos, Zagreus, la Passion, la Madeleine etles saintes femmes, etc. Faut être juste pourtant. Il y a unparadis là où il y avait un olympe ; les ribambelles d’amoursà cul nu sont devenus des anges emplumés de petites ailes. Et,comme par devant, c’est toujours la femme qui règne, parthénope etpanagie, elle qui fut paphique et cythérée ! Quant à nous, lesfils originels de la terre, les primates aux cuisses pileuses etaux aines rigides, vous savez à présent notre histoire. Nous vivonsdans les silves, aux confins de la dense humanité des hameaux etdes villes. Nous sommes la banlieue sacrée de l’hagiographie,demi-faunes et demi-saints, lavés d’aurore chaque matin, toutfumants des sueurs de notre mère la Glèbe, nous signant aux quatreendroits selon le dessin de la croix comme jadis aux quatre ventsnous jetions joyeusement la graine de vie ! Oremus !Oremus !

Le ciel rougit, le soir tombait. Il lescongédia d’un signe de bénédiction. C’était l’heure où, dans lesermitages, tintait la campane des angélus.

– Le premier sentier à gauche, dit-il enles mettant sur la voie, et puis tout droit. Avant qu’il soit toutà fait nuit, vous arriverez au village où vit un de ces petitssaints de bonnes gens qui parlent aux oiseaux, changent le grain enpain, guérissent les moutons du tournis, les chevaux de la peladeet les hommes du diable.

De loin, en arpentant à grandes enjambéesl’ombre, ils entendaient encore grelotter son rire comme une petitecloche fêlée.

Wildman, à ce point de son récit, s’arrêtapour flamber joyeusement une pipette. C’était une bonne pagebouffonne, hilare, sentant la ramée et le terroir à plein nez. Levieux faune rural et narquois, dans sa licence naïve et goguenarde,l’avait prodigieusement amusé. Il était l’âme antique de la terre,le rire de la source sous bois, la sève verte des silves, lepuissant rut animal sous la courbe des météores. Le site, lafeuillée, le mol éther autour avaient une intimité de vie flamandedans un émail frais et reluisant. Wildman s’était retrouvé là aucœur même de son art sensuel, tendre, violent et parodiste.

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