Les Deux Consciences

XV

La maison vide lui pesa : il sentit lasurveillance sournoise de la servante. Elle le soignait avec zèle,mais dans chacun de ses gestes perçait la main de Bethannie. Àdistance, ainsi, grâce à cette fille, elle l’eut sous sa garde.Wildman manqua d’air respirable pour son travail ; il eut soifd’espace, de grands arbres après son séjour chez les ombres.Ardemment il aspira à l’ancienne vie, à la famille ; ilécrivit à sa femme, lui dit sa foi dans la justice, dans la vérité.Il croyait sincèrement avoir triomphé du juge ; il voulutcroire que le temps, une mutuelle confiance entre eux souderaientla brisure. Sa sensibilité était vive, tendre, implorante ; ils’humilia pour les ravoir tous deux.

Cependant les journaux continuaient labataille. Le Clairon pompeusement annonça que son calvaireallait se changer en assomption. Krakti publia un dessin où, sousles traits d’un saint Georges, il transperçait du glaive une petiteblatte, vulgairement dénommée cafard, blottie sous une toque dejuge. On ébruitait les roueries et finalement la défaite del’instruction. Moinet sembla ne pouvoir jamais se relever de tantde ridicule.

Ce fut un ennui pour Wildman : ilcraignit que le petit juge ne lui attribuât une part de toutes cesparodies. Il fut blessé dans la sympathie inexplicable qu’il luivouait. Il s’imagina que Moinet, de son côté, dût souffrir dansl’estime qu’ils avaient gardée l’un de l’autre. Quand Robartz, dansson journal, subitement émit le vœu d’une manifestation publiquepour exalter la liberté de conscience, il s’y refusa par une lettregénéreuse et noble qui fit le tour de la presse. En substance il ydéclarait que cette liberté devait être garantie aussi bien au jugequ’à l’écrivain. Hoorn l’admira et lui donna tort. Ardens etEfferts, au contraire, d’une âme tolérante et large, le louèrentd’avoir mis une vérité générale au-dessus du soin de sa propredéfense.

La tradition des agapes fraternelles, avec lessûres intimités de la maison, s’était rompue : les amis ne seréunissaient plus chez Wildman. D’une pudeur d’homme il leur avaittu le secret de sa vie déchirée, mais leurs cœurs, à leur propreblessure, l’avaient senti malheureux. Et à présent quelquefois, enpetite bande, on gagnait une auberge des banlieues.

Bethannie, elle, là-bas s’obstinait dans sessilences. Wildman sut qu’elle écrivait secrètement à la bonne. Ildécida un matin de partir, il fit lui-même sa malle, il la préparapour une longue absence. Il entassa au fond le manuscrit de sonÉpiphanie. D’autres besognes depuis son retour l’avaientrequis, il avait dû mettre au courant une correspondance attardée.Des écrivains, des jeunes hommes, des amis inconnus luitémoignaient leur ferveur, au nom de l’Évangile humain qu’ilproclamait. En quelques mois les éditions de Terre libreavaient triplé. Cependant il restait simple, puissant et doux,sentant au-dessus de lui une force qui le menait. « Celui-làs’appelle le roi, pensait-il, celui-là le prêtre ou le juge, et moije suis Wildman l’homme sauvage. Il y a une destinée dans lesnoms. »

Wildman une après-midi débarqua à l’auberge,une vieille petite hôtellerie au pignon festonné de pampres. Lecouvent des Sœurs était peu distant ; des avenues de chênes yaccédaient ; une ceinture de bois de conifères lui faisait unesolitude. Il n’avait pas averti Bethannie de son arrivée.

Il se présenta le lendemain. La Sœur tourièrelui dit que l’enfant était à la chapelle avec sa mère. Il dutattendre assez longtemps au parloir et puis des pas glissèrent dansle vestibule ; il aperçut Bethannie qui poussait Jorg verslui.

– Va, dit-elle, tu peux embrasser tonpère.

Elle ne montra ni surprise ni sensibilité. Ilsembla que son âme fût habillée de noir comme elle-même sous larobe aux plis droits qui, dans cette maison, l’égalait presque auxreligieuses. Il voulut l’embrasser à son tour et elle se détourna,elle lui abandonna seulement sa main. Jorg, de son côté, n’eutpoint d’élan ; il offrit son front et il ne souriait pas,regardait toujours sa mère.

Wildman l’avait attiré violemment contre sapoitrine, et ses larmes coulaient.

– Femme, dit-il, tu n’as pas répondu àmes lettres et je suis venu. Je n’aurais pu vivre ainsi pluslongtemps. Je vais achever mon livre près de vous deux. J’ai méritépar de longues souffrances la paix, l’oubli, et, s’il se peutencore, la joie de nous retrouver ensemble.

Elle lui répondit froidement qu’ellecontinuerait à habiter chez les Sœurs ; celles-ci d’ailleurss’étaient attachées à Jorg pour sa sagesse, sa piété d’enfant.Peut-être ils passeraient au couvent l’arrière-saison entière. Ilsentit tomber sa force, son cœur horriblement saignait.

– Annie, Annie, je t’en prie. Si tu medétestes, laisse-moi au moins aimer mon fils comme je veux l’aimer,comme je veux qu’il m’aime aussi.

– Oh ! fit-elle, pas de scènes. LeSeigneur défend les sentiments excessifs. C’est ici la maisonsainte où les cœurs s’apaisent. Jorg, en y arrivant, a retrouvé lavie.

– Eh bien, vous le garderez près de vousmais, chaque jour, il m’appartiendra pendant quelques heures.

– Je vous l’amènerai moi-même, je vous lepromets, dit-elle.

Ils n’avaient parlé ni l’un ni l’autre desjours qui les avaient séparés : ceux-ci semblèrent à jamaispour tous deux devoir rester un mystère. Wildman, en s’en allant,emporta une joie triste.

La beauté grave du pays lui fut une douceurfortifiante. Sous des ciels immenses s’étendait la plaine cendreuseet violâtre, coupée de bois et de bouleaux, de sapins et de chênesbas. Les petits métiers, un commerce précaire s’étaient groupésautour de la place : c’était le cœur vivant de ces campagnesarides. Des chaumines ensuite, des toits de glui, sous l’ourlet desvignes, s’espaçaient, humbles foyers où, aux limites du désert dessables, brûlait une suprême chaleur d’humanité. Le dur épeautre, unchamp maigre de pommes de terre joignaient la maison. Et puis,pendant des lieues courait la noue avec ses mares, ses ornières,ses bruyères, la bosse pelée de ses dunes. Le berger seul parfoispassait, poussant devant lui le moutonnement violet du troupeau.Même au soleil, sous les flammes claires de l’été, le vent fraisdes solitudes doucement sifflotait sa chanson. Les couchantstombaient silencieux et lourds.

Wildman goûta la paix, le silence desplénitudes intérieures. Les hommes moururent au recul descités : il n’eut plus présente que l’humanité simple etprimitive qui peinait dans la garigue. Celle-là lui futfraternelle, comme une race d’élection en laquelle se prolongeaientses propres racines. C’était d’elle à travers les âges qu’étaientsortis les Bergers d’Épiphanie. Osseux et longs, lespaysans, comme des pèlerins de vitrail, aussi marchaient par lesroutes d’un grand pas qui semblait venir des lointains dumonde.

Il quittait l’auberge dès la première chauffedu soleil. Il gagnait un bois d’essences ombreuses et légères, àune petite distance du couvent. De là il voyait arriver Bethannieet son fils : ils dépassaient le grand porche armorié,traversaient la vieille arche incurvée sur la douve. Le piedpuissant d’un chêne renflait le sol : il se carrait entre sesnervures et, son cahier de papier sur les genoux, écrivait, abritépar l’écran doré des feuillages. La terre, d’une longue palpitationse communiquait ; il la sentait passer au battement lourd deson cœur. Et les grosses mouches bleues bourdonnaient ; lesabeilles, à l’odeur sucrée du verger, en ronflant arrivaient dularge. Le vent doucement secouait sur ses mains et son papier unefleur d’ombre. Il ne s’arrêtait d’écrire que pour flamber unepipe : son regard alors une seconde embrassait les jardins,les viviers et le potager du couvent derrière les haies. Ceux-cis’étendaient à la gauche des étables, du fournil et des resserresqui bordaient la cour d’entrée. La maison était féodale, trapue,arc-boutée d’un donjon, avec une tourelle d’angle qui s’effilait enpoivrière, par-dessus les fenêtres lancéolées de la chapelle. Onl’appelait le Refuge, et elle était la résidence où autrefois lesabbés des monastères, à vingt lieues de pays, passaient le temps deleurs retraites.

– Jorg ! Enfant !

Il jetait là le cahier, le crayon. C’étaittoujours la même passion de l’enfoncer au chaud de sa poitrine,toute une longue minute heureuse. Il le tenait près du battement desa vie, là où si profondément aussi battait le cœur de la terre, etil croyait embrasser à la fois la terre et son fils. Jorg d’unepousse frêle et maigre avait grandi. Son col fluet, la limpidité deses yeux lui gardaient toujours son air de fille, cette gaucherieambiguë des garçons trop jalousement couvés par la mère. Mais lehâle avait durci son visage ; sa peau n’avait plus sa minceurdiaphane et bleuâtre de porcelaine. Bethannie s’était résignée àlui couper les longues boucles de ses cheveux.

– Mon cher enfant ! je suis siheureux quand tu es là, disait Wildman en le caressant.

Elle s’asseyait auprès d’eux et travaillait.Elle confectionnait des robes, cousait des chemises pour les petitspauvres d’une école de religieuses dans un village proche. Elleparlait peu, quelquefois souriait à Jorg quand il laregardait ; un pli dur, aux deux côtés de la bouche, ensuiteretombait. Sa présence, son silence gênaient Wildman, bien qu’elleparût à peine prendre attention à lui. Il ne s’expliquait paspourquoi il repliait son cahier et le glissait dans la poche de sonveston quand il entraînait Jorg un peu loin. Il lui disait lesessences, le sol, les cailloux, ou bien ensemble ils jouaient à lacourse. Jorg alors s’abandonnait : il avait un léger crisauvage, une folie de nature où sa jeunesse remontait.

– À la bonne heure, je te reconnais. Toiaussi, tu t’appelleras l’Homme sauvage, disait le père en riantjoyeusement.

Et, avant de le ramener, il prenait garde àessuyer la sueur qui, tout de suite, pour ce pauvre effort, luimouillait le cou. Il craignait les remontrances de Bethannie.Cependant le vent salubre, les bromes résineux des pinèdescommencèrent de tonifier l’enfant. Quand Wildman s’en réjouissait,elle lui répondait qu’en effet Dieu avait eu pitié d’elle et exaucéses ardentes prières. À midi, un tintement de cloche prolongésonnait pour le repas. Jorg aussitôt retombait à son ennui, à safroideur. Il avançait son front ; et ensuite ils se quittaientjusqu’au lendemain. Wildman tout de même en gardait du bonheur pourtout un jour. À son tour il regagnait l’auberge ; la soupe aulait ou la garbure fumait sur la table. Il faisait un somme léger àl’ombre d’une meule, dans la chaleur de l’après-midi, et puis ilrallumait sa pipe, partait devant lui à travers la campagne où déjàmontaient les vapeurs. Il croyait sentir son cahier tout à coupbattre dans sa poitrine. Le dos au soleil, son chapeau de paillerabattu dans la nuque, il laissait couler la vie aux feuillets.

Il sembla pour jamais évadé du cycle funeste.Les ombres, le vieux monde s’étaient effacés. D’une frénésieheureuse, il s’abandonnait à ses dieux personnels. Il vécut jusqu’àl’ivresse la rusticité bouffonne, épique de ses paraboles. Unefaune énorme se débrida dans des kermesses de sainteté fermentéesde rut, de rapt et de paradis. Le large rire des Flandres enflaitles bedaines et les rates, dégorgeait en bâfres et en soûleries,ameutait pacants, pèlerins à coquilles et à bourdons, truands,claque-patins et ribaudes. Cloches, flûtes, bombardes et violonsentraient en danse, menés par le grand ménétrier des frairies,Uylenspiegel lui-même.

Dispersés les petits dieux d’Asie, les hordesde flagellants et les petits cucufats de campagne ! Aprèsavoir pleuré des siècles au pied des calvaires, l’humanité tout àcoup avait soif de rire et de vivre. Une palingénésie ressuscita laprimitive église, la chapelle rôdeuse des hilares satyres. Le piedfourchu du sylvain s’emboîta à la sandale des bons moines auxaguets des nonnettes, comme à l’âge du vieux Pan. Et de dessousl’empois des cornettes, il sortait des nudités de nymphes couleurd’aurore et de pêche mûre. De grands papes eux-mêmes sous la tiaredansaient le rigodon devant les sacro-saintes images où demerveilleux artistes, sous couleur de piété, célébraient d’ardentesmesses paphiques. Un air de renaissance refarda l’émail craquelédes mythologies : elles devinrent la banlieue del’hagiographie. On ne sut plus lesquelles étaient les saintes etlesquelles avaient été les déesses. On était d’autant mieux avecles dieux qu’ils avaient cessé d’être des symboles et n’étaientplus que des métaphores.

Cependant les Bergers allaient, les yeux fixéssur l’Étoile. Elle les mena à la cour du grand prince de Bourgogne.On y festoyait de l’aube à la nuit. Sur les tables de monstrueuxpâtés tout à coup dégorgeaient des allégories païennes et sacréessous la forme de belles filles nues ; et il y avait destournois, des concours de grimaces, des jeux de beaupré et descourses dans les sacs. Le populaire s’abreuvait de cervoise. Euxquelquefois parlaient d’un homme qui était mort sur une croix. Onne savait ce qu’ils voulaient dire. À peine çà et là un très vieuxcuré du temps des apôtres se rappelait de cela comme d’une légende,tout avait bien changé. Christ était mort pour les humbles, lesdénués et les miséreux ; lui-même était un très pauvrehomme ; et à présent ses ministres vivaient dans l’or et lapourpre, magnifiques comme le roi Hérode. D’ailleurs, c’était unesi ancienne histoire : elle s’était passée dans un petit bourgde Flandre. On n’en avait pas beaucoup parlé dans les villagesvoisins.

Wildman, en narrant ces paraboles, redevenaitvraiment l’homme sauvage de sa race. Une impétueuse force de vie lepoussait. Ses sensations couraient fortes, soudaines,irrésistibles ; elles embrassaient les âges, la terre ;elles se fondaient dans un état de subconscience héroïque etviolent comme l’ivresse bue aux vignes du chemin. Il fut une espèced’homme-humanité : il s’attesta vraiment l’artiste d’unpeuple. C’était le cas ou jamais de dire que l’idée était plusforte que tout. Elle avait eu raison, du moins Wildman le croyait,des scrupules du juge. Et à présent, par toutes ses secrètes etirrésistibles puissances, elle le menait comme un étalon dompté,crinière au vent, à travers fondrières et halliers. Les grandsimpulsifs cèdent à la prédestination d’extérioriser le courant devie profonde qui les traverse. C’est leur beauté et leur misèrepuisque ainsi ils sont plus près des forces du monde et plus loinde la symétrie sociale. Personne n’était moins capable de seraisonner que Wildman : il écoutait la nature ; et mêmeavant d’être absous ou condamné, déjà il avait récidivé.

Sa vie fut toute enveloppée de solitude ;elle toucha terre, elle baigna dans l’émouvante splendeur desheures. L’éternité vive de l’air, chaque matin, renouvelait sonâme. Hors sa femme et son fils, il ne voyait personne. L’humanités’arrêta aux simples et aux humbles qui eux-mêmes étaient moins desformes de vie humaine accomplie que de la terre animée et des êtresdemeurés élémentaires. Ils étaient bons, courageux, serviables,taciturnes avec des visages de grands bœufs ou de moutons dociles.Wildman quelquefois s’asseyait à leur foyer, dans la lande muettecomme eux. Ils ne desserraient la bouche que pour parler deslabours, des semailles, des récoltes précaires et ils ne seplaignaient pas, comme si la terre et eux n’étaient encore qu’unemême substance. Il les aima pour leur force tranquille et continue,pour le rude instinct de vie qui les conformait à la contrée etdans un état rudimentaire, leur donnait une beauté pathétique decolons et de pasteurs. Ils touchaient par là à son propre rêved’une humanité revenue à la nature ; ils étaient la basevivante de la trajectoire humaine qui, partie des origines, parl’autre bout s’accomplissait dans les hautes joies d’une vienaturelle et sensible.

Wildman vit venir ainsi la fin de son livre.Le portant partout avec lui, l’écrivant à mesure dans la sensationfraîche et jeune de la terre, il le trempa d’aromes, de sèves, devent et d’espace. Il ne pensait plus à Moinet. Il fut étonné quand,au bout du mois, Hoorn lui apprit que rien encore n’était décidé.« Je ne sais rien, écrivait-il, personne ne sait rien. Le jugeest toujours enfermé, il travaille une partie de la nuit. »Wildman haussa les épaules. Ces délais lui paraissaient plutôtrassurants. Il se fortifia dans sa confiance, la certitude qu’onn’oserait pas toucher à lui. Devant la réprobation des journaux, ilparaissait bien difficile que le parquet s’obstinât. D’ailleurs n’yavait-il pas un parquet général, des ministres, l’irrésistiblepoussée de l’opinion publique ?

L’ouest humide et venteux, à la lune nouvelle,souffla. Des ciels bas et nébuleux plusieurs fois le jour crevaienten averses. Les sables rapidement buvaient l’ondée ; des coupsde soleil ensuite séchaient la mouillure des arbres. Cependantl’air, entre les bourrasques, demeurait refroidi. Bethannie d’abordlui envoya des messagers pour l’avertir que Jorg ne pouvait sortir.Pendant toute une semaine, il cessa de le voir. La contrée pesa latristesse lourde des étendues noyées. Il partait par le bois,écrivait sous un large feuillage. Mais la pluie le trempait :il gagnait alors un toit de hangar, le porche ouvert d’une grangeou l’abri d’un fournil. Il n’avait plus la même ardeur au travail.Ses pressions étaient lourdes, orageuses comme la nue. Il traînaitsur la route, regardant de loin les épaisses maçonneries ducouvent ; là vivait la vie recluse de l’enfant.

Le vent tourna ; des jours apaiséssuccédèrent. Un matin, ils se retrouvèrent ensemble sous le chênedans la chaleur molle de la terre. Wildman sentit se fondre soncœur, il eut des effusions passionnées comme pour une renaissancede la vie. Il pleurait en embrassant Jorg, il lui baisait le cou etles cheveux, dans un transport de joie tendre. Jorg, de son côté,timidement s’abandonnait. Mais tout à coup Bethannie, qui avaittiré ses coutures de son panier, l’envoya cueillir une touffe debruyères. Ils demeurèrent seuls, Wildman et elle.

– Ce sont là des excitations dangereusespour Jorg, dit-elle aussitôt. Je vous prie de les lui épargnerdorénavant. Il en demeure assombri, sensibilisé jusqu’auxlarmes.

– Mais que voulez-vous donc faire de soncœur, s’écria Wildman, s’il lui est interdit de ressentir de siadorables mouvements ? Ah ! Annie, vous ne parliez pasainsi quand il s’agissait de sa première communion. Vous n’avez pascraint de le torturer alors et il a failli en mourir.

– Son âme du moins eût été sauvée.C’était sa vie chrétienne qui était en jeu. Jorg n’est pas unenfant comme les autres. Il ne doit pas connaître les sentimentstrop exclusivement terrestres. Sa foi, ses aspirations leprédestinent à de plus pures exaltations.

Autrefois, il lui avait dit sa ferme volontéd’en faire un homme. Il marchait alors dans sa force : ilcroyait avoir bâti le royaume de l’Idée nouvelle. Ses dieuxgrondaient en lui sauvagement. Le vieux monde, depuis, avait liméses énergies. Il n’osa plus être le père et le maître. Safaiblesse, devant cette maternité aveugle et sourde qui, elle dumoins, savait ce qu’elle voulait, se découragea. Encore une foisl’action prévalut sur le rêve : il sentit les puissanceshostiles se refermer sur l’enfant et sur lui. Il désespéra de lesauver, redouta de le perdre à jamais s’il ne cédait.

– Jorg est à nous deux, dit-il doucement.Défendons-le ensemble contre les peines dont nous souffrons de peurqu’il en souffre lui-même.

– Jorg ! Jorg ! appela-t-ellesans lui répondre.

L’enfant accourut ; et ils cessèrent dese parler. Mais le lendemain ce fut lui qui, à son tour, imagina unprétexte pour écarter Jorg.

– Va devant toi par ce chemin, luidit-il : il y a dans ce champ des cailloux. Tu m’en apporterasdeux : ils me serviront de briquet pour allumer ma pipe.

Jorg parti, il prit la main de sa femme etelle le regardait droit dans les yeux, un peu frémissante, avec sonsingulier regard.

– Nous n’avons pas tout dit hier, fit-il.Il y a autre chose encore que je voudrais te dire.

– Si c’est de votre salut que vous voulezparler, s’écria-t-elle, je vous écouterai avec bonheur.

Il secoua la tête.

– Vois-tu, femme, dit-il, je ne suis pasl’homme que tu crois. Toi aussi, tu t’es tournée contre moi, parceque la vérité que je porte en moi n’était pas celle que tu avaisapprise en ton enfance. Eh bien, c’est de cela qu’il s’agit en cemoment. Nous reparlerons du reste un autre jour. Je suis un hommesur le compte duquel on a pu se méprendre, mais qui a droit aurespect des autres hommes. J’espère qu’il n’y a plus de doute à cetégard depuis que je suis allé chez le juge, je puis bien te le direà présent. Là-bas aussi ils avaient incriminé ma pensée, ilstenaient mes livres pour immoraux et hérétiques.

Elle retira sa main et avec des yeux videselle regardait du côté du couvent.

– Je vois, fit-elle, que cette foisencore, nous ne nous sommes pas compris. Nous ne nous comprendronsjamais plus.

– Bethannie, pourquoi serais-tu plusinexorable que le juge, puisque lui, du moins, ne s’est pas refuséà m’entendre ? Le juge m’a compris et toi, tu ne veux pas,Annie, redevenir pour moi la femme que tu étais. Il y a eu un tempsoù tu vivais les livres que moi j’écrivais.

Elle l’interrompit vivement :

– Non, non, ne reparlons jamais du passé.Moi, du moins, j’ai expié.

– Voilà le malheur. C’est que toi aussitu crois que la vie est le péché. Je me suis expliqué là-dessusavec le juge. Et… et c’est cela encore que je voulais te dire,Bethannie : je puis maintenant lever la tête puisque le juge abaissé la sienne devant moi.

Elle jetait tout à coup son ouvrage ets’écriait :

– Ce n’est pas vrai, c’est là uneillusion de votre orgueil. Ce que vous ne savez pas, moi je lesais, et voici la vérité. Joris Wildman, en parlant comme vousl’avez fait au juge, vous vous êtes condamné vous-même. On lira leprocès-verbal à l’audience. Ce sera un scandale pour tous leshonnêtes gens. Oui, cela, je le sais, je n’ai jamais cessé d’êtreau courant de tout ce qui se passait. Il y a des âmes charitablesdans le monde, Wildman. Celles-là ont eu pitié de mes douleurs etm’avertissaient. À présent, rien ne peut plus conjurer ce qui doitêtre. Votre nom, le nom de votre fils sera traîné à la rue.Comprenez-vous maintenant pourquoi tout est bien mort entre nousjusqu’au jour où vous serez revenu à l’humilité ?

Elle avait des mots comme le prêtre auconfessionnal : il crut entendre à travers la sienne l’autrevoix déjà ouïe, secrète, chuchoteuse. Et de nouveau les ombresrôdèrent, les louches et sournoises présences derrière les portes.D’infatigables connivences s’agitèrent, creusèrent sous ses faussessécurités. Il se mit à rire amèrement.

– Il y a donc une femme qui jouissait deme voir à terre et vaincu dans le moment où, de toute maconscience, je croyais à ma force ! Et cette femme, c’étaittoi, Bethannie ! Ah ! le vieux monde sait bien quellesmains il faut armer pour porter les bons coups. Ce sont les femmeset les enfants qui se chargent de ses vengeances.

Aussitôt elle se mit à diredurement :

– Humiliez-vous, écrivain Wildman, etvous serez pardonné.

Moinet aussi avait dit comme elle.

Une colère le prit contre cette sociétéhypocrite qui tenait la vie, l’orgueil, la beauté pour une offenseet constamment prêchait l’abaissement des âmes.

– Tais-toi, misérable femme, cria-t-il.Ne vois-tu pas que j’ai besoin de me croire le plus fort pourachever mon œuvre, pour faire jusqu’au bout ce qu’il m’a étécommandé de faire ici-bas ? Je m’appelle Wildman, je suisl’homme sauvage. L’as-tu oublié ?

Jorg revint avec ses petits cailloux. Elleramassa son ouvrage et entraîna l’enfant.

– Allons-nous-en, Jorg ; il souffleici un vent mauvais. Nous prierons Dieu pour qu’il ait pitié denous.

Il erra dans la dune. Son âme était combattiveet violente ; il eût voulu partir tout de suite pourPortmonde. Il fût allé directement au juge ; il l’eûtcontraint à parler. Le soir tomba ; il regagna l’auberge. Degraves visages autour de la chandelle se pacifiaient de bonneconscience après le labeur journalier saintement accompli.Qu’auraient-ils dit si quelqu’un était venu et leur avait annoncéque l’homme simple qu’ils respectaient et qui tout le jour écrivaitsur ses genoux, était un être dangereux à l’égal des voleurs et desfaussaires ? La nuit, avec l’arôme des sèves, les frissonspâles du ciel, entrait par les fenêtres. Il goûta un apaisementauprès de cette humanité humble et courageuse.

L’âme avec les jours afflua : il eut enécrivant le rythme, l’abondance et la joie. Ses feuillets rapides,serrés, se comblaient de substance cérébrale. Ce fut comme la hâted’en finir avec une destinée inquiète, le désir de s’assurer unlong repos mérité par tant d’agitations. Il n’avait point encoreéprouvé ce sentiment. Ses livres généralement s’accomplissaientdans un état d’activité calme, comme pousse le blé, comme après leprintemps vient l’été. Son pouls brûla d’orage, de fièvre ; ilversa la vie comme à travers un spasme. Et l’œuvre toujours plusavant marchait du pas des grands Bergers légendaires.

Les patries, les âges s’enfoncèrent derrièreeux. Entre chacune de leurs enjambées, tenait une humanité. Lesdieux à présent étaient bien morts : leurs poussières avaientété criblées aux tamis de l’espace. De son côté, le vieux paradisgothique, avec ses petits anges jouant de la viole et dupsaltérion, monotonement chômait. Une nuit que saint Pierre avaitlaissé tomber sa clef, les Bergers la ramassèrent et s’en vinrentfaire un tour par delà les portes éternelles. Ils furent étonnés del’air de désuétude qui régnait dans la boutique à petits saints. Labonne Vierge, devenue un peu sénile, dodelinait la tête et pleuraitdans ses mains en disant que là-haut, depuis des ans et des ans, onétait sans nouvelles de son fils. Les croix tombaient enpoudre ; le commerce des reliques n’allait plus.

Depuis longtemps la Sainte Face s’étaiteffacée sur le mouchoir de Véronique. Madeleine alors, un matin, serappelant qu’elle avait été la grande amoureuse, quittait lecéleste pourpris et descendait sur la terre, à la recherche deJésus.

C’était curieux comme les petites gens desmétiers à présent juraient par leur conscience : ilssemblaient vraiment à leur tour être devenus des hommes. Le moindrelaboureur savait qu’en rayant ses sillons, il faisait une choseutile à l’univers. Les pâtres étaient des rois d’idylle. Il y avaitun peu de temps qu’on avait pendu à la dernière potence le dernierogre. Chacun avait son champ comme un empire. Et Christ quelquepart s’était fait maître d’école dans un hameau. Or, un jour,Madeleine passant par là, vit de petits enfants qui dansaient surla place avec un homme qu’ils appelaient du nom de Christ. Elle lereconnut à son visage d’éternité et lui ondoya les pieds de sachevelure. Mais lui doucement la repoussait, disant :

– Femme, votre démence et vos larmes ontfait de moi un Dieu alors que simplement je voulais être un hommeparmi les autres hommes. Ni mes disciples ni vous ne m’avezcompris. Mais voici venir enfin mon règne. Des roses vont fleurir àmes plaies. Depuis qu’on a changé de gouvernement j’enseigne lajoie, la vie et l’amour. Je suis redevenu le Jésus des petitesgens.

C’était tous les jours kermesse en Flandreavec les boudins et les crêpes rissolant à la poêle, les futaillescrevant à pleines bondes, les grasses matrones donnant à téter àleurs nourrissons des mamelles si gonflées de lait qu’il en restaitencore pour le chat. Les gouges blondes et gorgiases partout sousles tonnelles battaient leurs entrechats au son de la flûte et desviolons. Une vraie image de paradis régnait : les houblonsétaient hauts comme des mâts, les brassins dilataient la fressure,on ne finissait pas de miraculeusement s’entonner et de copuler,comme si l’âge d’or était enfin venu. Wildman, avec son génied’enluminures claires à l’égal d’un vitrail d’église, encore unefois avait exalté l’énorme vie sensuelle. À lui seul, il étaittoute une folie d’humanité, vivant au soleil son large rêve denature, brandissant sa chair et son orgueil parmi des paysages desymboles.

– Monsieur Wildman, appela une voix prèsde lui.

C’était le bourgmestre du village, un pauvrehomme de longue vie qui, sous le chêne où il écrivait, arrivait letrouver pour lui transmettre un pli apporté par le piéton. Wildmanse mit à lire. Le commissaire de police de son quartier luinotifiait la réception d’un rapport d’experts communiqué par lejuge Moinet.

Ses tempes se gonflèrent : il sentitrefluer les ombres. Il détesta sa femme, toute sa haine d’une foisremonta contre Moinet. Et, comme l’autre jour, c’était le coupdroit entre les sourcils, la main invisible abattant le mailletdans la haute vie pensive du front, à la minute de l’amour et de lacréation. Ses moelles froidirent : l’œuvre eut sa brisurenouvelle, cassée net comme l’os d’une humanité.

Wildman repartait le soir même.

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