Les Deux Consciences

XIX

Cette exaltation fut courte. Sa force tout desuite retomba, sembla retomber de la hauteur même de la tour. Hoornl’avait averti que l’ennemi serrait son jeu. On ne cessait deprêcher contre les mauvais livres. Une passion noire troublait lesconsciences. La foi de l’avocat, avec le péril, grandit. L’idée, lanature, l’âme même de Terre libre furent en lui etl’enflammaient quand déjà elles froidissaient en Wildman. Lastatique, l’équilibre entre la substance dense, sanguine et lasensibilité nerveuse parut rompue chez celui-ci. La colère, laconfiance, l’accablement constamment alternaient. Ses réactionsétaient molles et sans durée. Son âme fléchissait sous un poids desilence et de peines inexprimées.

Hoorn soupçonna une douleur plus profonde quel’humiliation et l’injure. Wildman lui cacha que sa femme, quiavait cessé de lui écrire, à présent lui écrivait presque chaquejour. Son fanatisme aveugle le harcelait d’aigres et évangéliquesmansuétudes. Elle l’exhortait à se tourner vers Dieu, dans cetteépreuve où allait se jouer leur vie à tous trois. Elle disait quechaque jour ses mains avec celles de Jorg se joignaient pourobtenir du ciel son amendement. Elle alla jusqu’à attribuer aucourroux d’un Dieu offensé le dépérissement qui de nouveau s’étaitemparé de l’enfant. Le mal soudain empira : elle eut le crides mères furieuses, l’accabla sous la responsabilité du châtimentqui les frappait dans leur fils.

Sa solitude morale s’étendit : la viedurement pesa du poids de toute la terre. Sa dépression s’aggravaavec les jours. Ceux-ci s’abrégeaient : on touchait à la datedes assises. Il y aspira, il eût voulu tout fini, même avec la mortau bout. Et puis, ce reste de volonté se plombait ; sespassivités stagnèrent comme des eaux mortes. Quand Hoorn luiparlait de ses livres, il levait les épaules :

– À quoi bon écrire puisque les hommes necomprennent pas ?

– Mais l’Idée, maître Wildman !Pensez donc que l’Idée à jamais vit là, immatérielle,insaisissable. Vos livres seraient brûlés sur le bûcher qu’ellerenaîtrait des flammes mêmes !

– Ah, oui, l’Idée… l’Idée…

Il relevait sa barbe dans sa main, commeautrefois ; il ouvrait la bouche comme si encore une fois ilallait crier dans sa force : Terre libre ! Etpuis il finissait par secouer mollement la tête.

– Non, pas l’Idée, Hoorn, mais l’actioncomme ce Moinet, comme tous ceux qui, depuis des mois, travaillentcontre mon œuvre, leur christ dans les poings. Allez, ils m’ontligotté, ils m’ont saigné aux quatre veines. Ils ont fait del’homme que j’étais l’homme que je suis devenu. L’action, Hoorn,l’action ! Voilà ce qui rend vraiment fort.

Hoorn alors le défendait contre lui-même.

– Ne dites pas cela, maître. Il fautqu’aux yeux de tous ceux qui vous aiment et vous suivent,l’écrivain Wildman apparaisse toujours le plus fort, lui qui est laVie et l’Idée. Attendez seulement que vous soyez sorti de ceprocès, la tête haute, en roi libre de la pensée moderne !Vous aurez à vos pieds jusqu’à vos détracteurs !

– Comme du haut de la tour, j’avais laville et toutes les autres tours sous mes pieds. C’est bien celaque vous voulez dire, n’est-ce pas, Hoorn ? Voilà une paroleque je n’oublierai pas.

Et il lui serrait les mains avec effusion.Mais, sitôt qu’il retombait à son isolement, la bonne impulsiondéfaillait : les ombres refaisaient le cercle ; ilappartenait au rêve.

Il aima la mort de la ville ;silencieuse, tombale, elle fut bien plus près de lui que l’autre,la ville nouvelle que, du sommet de la tour, il avait vue s’avancerjusqu’à la mer. Il séjourna aux cryptes, aux nefs basses desvieilles chapelles. La nuit des vitraux glissant jusqu’aux funèbresdalles le rafraîchissait. L’odeur de l’encens remuait en lui unechose profonde, montée de sa petite enfance. D’une lâcheté soumise,il se sentit glisser vers l’abdication ; il eût voulu tomber àgenoux, s’humilier auprès des pauvres gens qui, du front,heurtaient la pierre des sépultures. Tous adoraient un dieuterrible, le dieu de Moinet, le dieu aussi que, du sein desépouvantes, révéraient Bethannie et Jorg. N’était-ce pas lui quidonnait la force et ruait les hommes à l’action ? La colère del’archange avec sa trompette prophétique le proclamait à traversles nuées, dans un vent de batailles.

Une endosmose singulière bientôt lepersécuta : la ville, Moinet, les ombres setransmuèrent : il les porta dans ses os comme une vie seconde.Moinet fut bien l’âme de cette vieille cité théologique qui, àpointe d’aube, avec ses sonneries de cloches, rappelait lescréatures à la pénitence et à la mort. Il circula en lui, il leposséda d’une hallucination continue. Wildman se surprenait à faireavec la main le geste qui toujours hachait du papier. En riant, ils’efforçait de bégueter comme lui avec le petit grelottement detoux où se perdaient les mots. D’autres fois il n’avait pasconscience qu’il imitait ses tics, le pli qui tiraillait sa boucheet remontait ses oreilles pointues.

Il en vint ainsi à douter de lui-même, perditla foi dans son œuvre. Ce fut la crise suprême. La terre vacillasur son axe : les limbes profondément s’agitèrent. Ildésespéra de la lumière, s’éternisa dans une longue ténèbre. Sipourtant Moinet avait raison, pensait-il, si mon détestable orgueilm’avait obturé les yeux au point de me rendre aveugle aux seulesclartés vivantes !

Un soir, il entra dans une église, demanda unprêtre. Ses genoux ployèrent ; il entrevit à travers legrillage un visage grave, doux, ascétique. Et il s’abandonna ;il livra sa vie, ses pensées nues, avec une fureur de sincérité. Leprêtre l’enveloppa de la clarté pensive de ses prunelles, il semblareconnaître dans le pénitent qui venait à lui l’homme qu’on allaitjuger dans trois jours. Il l’écouta, lui dit enfin :

– Vous êtes un grand coupable, mon fils,mais Dieu vous tiendra compte du mouvement qui vous a amenéici.

Comme le juge, celui-ci aussi se refusait àdiscuter et se retranchait derrière le dogme. Une éternité de foivétilleuse et routinière pesait à leurs épaules.

– Mon fils, dit encore le prêtre,humiliez votre orgueil si vous voulez que vos fautes vous soientremises.

Le juge aussi avait parlé comme cela.Ensemble, ils étaient la pierre angulaire d’une société basée surle sentiment de la peccabilité des êtres, le châtiment etl’expiation. Il secoua la tête et dit tristement :

– Je suis un homme venu vers un autrehomme revêtu d’un caractère sacré. J’espérais que la lumière seraitdescendue sur moi. Vous ne m’avez pas dit la parole que je venaischercher, mon père.

Il se releva, quitta l’église, et il allaitdevant lui, faisant des gestes, parlant haut dans la rue.« Mais ce prêtre est stupide et aveugle autant que lejuge », disait-il.

Une pluie douce lentement noyait la ville. Deseffilures de charpie, à travers les hachures pâles, semblaientperpétuellement descendre. L’air était sourd, s’éteignait sansreflets sous l’étamure des canaux. Wildman longtemps erra. Ilécoutait crépiter sous la brouée la fine lamelle cuivrée desfeuillages. Les toits pleuraient ; les chéneaux égouttaient depetits hoquets sanglotants. Et ce bruit continu, comme d’une vieruisselée aux dalles des abattoirs, mollement l’énervait. C’étaitbien là la mort mystique de cette ancienne reine, le silence etl’esseulement d’une pauvre cité provinciale saignée aux quatreveines. Sa pensée se cassa menue, sans horizons : il semblaqu’il ne fût jamais monté à la tour. Il oublia les enceintesélargies, les machines grondant et forant le sol, toute la villeneuve qui, là-bas, se haussait pour voir arriver la mer. Dans lesoir brumeux des rues, à la file s’allumèrent les réverbères commedes cierges processionnaires.

Ses pas l’ayant mené vers les enceintes, ilfut plus seul, perdu aux limites de sa vie consciente. Un porches’ouvrit sur des gazons, de hauts peupliers et des maisons bassesaux rideaux de guipure. Il reconnut le béguinage où il était venusi souvent autrefois, égrenant là des heures dolentes et monotonescomme les grains d’un rosaire d’amour, de naïves légendes et deregrets. Il eût souhaité en ce temps vivre près d’un des humbleslogis dont les fenêtres à petits croisillons, avec un pot degéranium sur l’appui, regardent par-dessus les clôtures effritées.Une jeune béguine à coiffe blanche, glissant dans un tintement dechapelets, quelquefois eût levé les yeux du côté de sesvitres : il lui eût voué un simple et spirituel amour.

À présent le préau, jonché de feuillespourries, les petits couvents moisissants, l’humide pignon de lachapelle lui semblaient horriblement froids et mornes. Il songea àsa propre maison vide là-bas, à l’ancienne maison de paix et detravail avant que la colère, le deuil eût passé. Il avait apprispar Ardens que trois de ses perruches aimées, les compagnonnesmusiciennes de son labeur d’écrivain, avaient péri. Il en avaitconçu un vif chagrin, comme d’un intime malheur ajouté à toutecette dispersion de sa vie heureuse.

Wildman gagna les remparts.

C’était l’heure des cloches, toutes sonnaientla mort du jour. Il y en avait qui bêlaient comme des brebisperdues dans la dune. Une toujours évoquait une petite touxgrelottante. D’un peu loin, de la berme des fossés, c’était trèsdoux et nocturne, comme des âmes qui s’éteignaient, comme desprières au chevet des agonisants. Wildman souffrit, songea à toutesles misères anciennes qui pleuraient dans le chœur des tintenelleset des campanes. Des femmes à longues mantes passaient, pressées etcourbées comme des ensevelisseuses. N’était-ce pas elles qui,chaque soir, déployaient les plis du suaire par-dessus le mort dePortmonde et devant les Saintes Vierges du coin des rues,allumaient les petites chandelles comme d’humbles cierges pour lesveillées ?

Les ombres remontèrent, l’entourèrent ;il revit, dans la maison des Sœurs, son fils au pied de la Croix,de ses faibles mains soulevant sa propre croix d’enfant. Son Jorg àqui on apprenait le mépris et la pitié pour son père ! sonJorg qui peut-être à cette heure même le jugeait comme l’avaientjugé le prêtre et Moinet !

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