Les Deux Consciences

XVIII

Un soir pluvieux, dans le noir des dix heures,il voyait Moinet sortir du palais. Le juge ouvrait son parapluieet, à petits pas saccadés, rapides, se mettait à marcher. Wildman,à dix mètres, son parapluie baissé, suivait. « Qui jamaisreconnaîtrait là le juge dont la tête, dans la salle de torture,m’avait paru toucher aux voûtes ? » songeait-il.

Le juge tourna plusieurs rues. À mesure ellesse dépeuplaient ; leurs extrémités plongeaient dans un silencehumide et bas. Wildman dut écraser son pas dans le vide sonore.Avec étonnement bientôt il remarqua que Moinet le menait dans lequartier que lui-même habitait. Les grandes bâtisses aveuglescoururent, les hauts murs enclosant de mystérieux jardins. Et l’uneaprès l’autre, des cloches grêles, fêlées, aériennes, des clochesde couvents maintenant tintaient.

À l’angle d’une rue, Moinet salua une petiteVierge à l’enfant qu’un faible luminaire derrière la vitre d’uneniche éclairait. Il s’arrêta ensuite devant une maison spacieuse.Cette fois Wildman pressait le pas. Il dépassa le juge, relevavivement son parapluie au moment où la clef entrait dans laserrure. Leurs regards une seconde se croisèrent. Moinet eut unsursaut léger ; machinalement il inclina à demi la tête, unsourire énigmatique dans sa barbe jaune ; tout de suite après,la porte sans bruit retombait.

Wildman, de l’autre trottoir, un peu de tempsregardait la maison tranquille et blanche aux fenêtres drapées declaires mousselines. Dans la paix sourde du quartier, une joie depetites voix monta. Son cœur aussitôt jalousement se serrait. Ildétesta cet homme à cause de qui on lui avait pris son Jorg et quigoûtait les caresses d’heureux enfants. Une main à l’étage soulevaun rideau : il s’éloigna.

Partout sonnaient les angélus. Les hautesondes vespérales frissonnèrent de petits battements d’ailesmouillées. C’était la fin de la journée théologale. Au chœur desoratoires, dans la ténèbre mystique, la lampe, l’huile éternelleseule continuait à brûler, comme la divine présence au fond desâmes. Wildman étrangement envia la paix léthifère du croyant. Si denouveau il s’était retrouvé en face de Moinet, il lui eût parlécomme un chrétien à un chrétien. Son cœur déborda ; il serépéta à lui-même les paroles qu’il lui eût dites :

– Vous qui vous croyez une émanation dela justice divine, m’abandonnerez-vous dans ma détresse ?

Le lendemain, il conta à Hoorn sa rencontre.Il railla l’ironique hasard qui lui avait fait chercher un logis àquelques pas de l’habitation du juge. Comme autrefois il ramassaitdans ses doigts sa barbe rouge. Sa foi d’homme libre à la pointe deses dents sonnait :

– N’est-ce pas, Hoorn, on peut bien tuerun homme, mais on ne tue pas un livre, on ne tue pas lapensée ? Ils auront beau faire, ils ne ressusciteront pas lemoyen âge de ses cendres.

Ce jour-là, Wildman tout à coup se décidait àmonter à la tour du Beffroi. Le nord sec et venteux avait étanchéla pluie. De brusques rafales s’engouffraient, tournoyaient dans laspirale énorme. Il goûta une ivresse de force et de lutte. Bientôtil domina la ville, les toits s’enfoncèrent, le palais de justicene fut plus, dans la profondeur, qu’un cube lourd d’où dardaitl’effilement d’une ancienne tourelle près de l’eau.

Ce fut en lui-même comme la sensation d’unedélivrance. À chaque marche, il grandissait, échappait aux ombres,entrait un peu plus dans la lumière. Elle arrivait de là-haut avecun bruit d’ouragan. Quelquefois le carillon sonnant les quartssemblait de tous ses marteaux la reforger aux enclumes du ciel.

Wildman vécut là une assomption d’humanité. Latour comme un cœur battait, et il ne cessait pas de monter. Ildépassa la logette des veilleurs par delà les quatre cadrans d’or,déboucha sur un palier. Il crut qu’une porte, en s’ouvrant, avaittroué l’éternité. Il s’accrocha des mains, dans un vertigedélicieux ; sa poitrine se gonflait d’espace, de vent et declarté. Il eut devant lui toute la terre, jusqu’à la ligne grise dela mer, à l’horizon. Il fut dans la tourmente immense dujour ; les nuées comme des voiles claquaient à ses épaules.Portmonde maintenant, du fond de la cuve, n’était plus qu’unpaysage brouillé parmi une symétrie d’eaux, de toits et defeuillages. Il plongea par-dessus le vide, aperçut la pointe desclochers comme arrêtés à mi-hauteur dans leur élan vers le ciellibre. La tour laïque, le donjon des hommes de Flandre commanda àl’étendue plus haut que les cathédrales. En tous sens, comme lesrayons de la rose des vents, couraient les fleuves et les routes.Des arènes, des bassins, des darses creusaient les limons blonds.Par là allaient revenir la mer et le vent, roulant les flottesinnombrables ; là un monde se lèverait, refoulant les ombres.La mort encore une fois était vaincue. Des forces jeunes, ardentes,l’héroïsme des hommes nouveaux avaient eu raison de la vieillesociété. Ceux-là aussi, l’Idée les poussait, le souffle immense destemps qui allaient tout réaliser.

Wildman eut une minute d’orgueil infini, commesi à présent, avec la terre et tout le passé sous ses pieds, ilavait vraiment le droit de dire :

– Moi, Wildman…

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