Les Deux Consciences

XI

Il attendit exactement que la grande aiguilleau cadran du beffroi marquât deux heures. Le préau était vide etnu, dans une coulée de soleil terne, coupée d’une dure ombreoblique. Il monta des marches, s’égara dans un couloir. Ses ondesvitales couraient chaudes, actives, son souffle était rapide etcourt. Il éprouvait la sensation bienfaisante, légèrement exaltée,d’un acte décisif dans sa vie. Toute la nuit il avait été hanté parune image qu’il était toujours sur le point de reconnaître et quiensuite se dérobait. C’était Moinet qui, un doigt sur les lèvres,se tenait au chevet de son lit, un Moinet triste, pâle, défait, etqui tout à coup grimaçait épouvantablement.

Un silence lourd pesait sous les voûtes ;il eut l’étonnement que personne ne fût là pour le diriger. Latragique vision de la veille, les files de pénitents, les ombresrôdeuses sombraient entre des murs blafards, muets et bonaces. Iltourna, se lança vers un escalier. Des portes aux paliersbâillaient sur des greffes, des antichambres. Une odeur poudreusede vieux papiers se volatilisait dans la chauffe des vitresensoleillées. Mais surtout un relent d’humanité croupie, le fumetaigre et fermenté d’un incessant passage de longues misères, malgréle chlore, adhérait aux banquettes et aux cloisons. Vides,d’ailleurs, les escaliers, comme en bas étaient vides les couloirset le préau. Wildman encore une fois sentit l’arrêt de la vie, legrand coma qui plombait la ville. La mort, une toque de jugechavirée aux tempes, un bancal de gendarme en travers des genoux,semblait pesamment dormir au recul des salles d’audience.

Il redescendit et, à présent, dans la vacuitéet la torpeur de l’édifice, il avait besoin d’entendre du bruit. Ilappela très haut. De loin, après un temps, une voix répondit. Iltraversa les pièces d’un logis de concierge et vit un homme assisdans un fauteuil et qui se réveillait.

– Le juge Moinet ?

L’homme le considéra, bourru.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ?Vous savez bien que tout est fini à midi, ici.

Wildman s’expliqua. Mais le concierge nesavait rien. Moinet était parti comme tout le monde, sans rien luidire. Son dépit moussa ; il fut froissé, lui, l’écrivainWildman, d’être traité comme un vulgaire délinquant.

– M. Moinet est toujours à l’heurepourtant, fit l’homme. Il vient le premier et il part ledernier.

Un pas saccadé sauta les marches. Wildman vitpasser à terre, dans la flaque de soleil traînant sur la dalle,l’ombre d’une silhouette. L’homme disait :

– C’est lui, montez à son cabinet.Deuxième porte au fond, à gauche du couloir.

Wildman précipitamment gagna l’escalier. Dansla pénombre du tournant, une forme mince, agile, sanglée dans uneredingote longue, grimpait. Wildman, sa main au chapeau, leregardait ardemment.

– Monsieur Moinet ?

Une seconde le juge s’arrêtait, tourné verslui, de profil, maigre, furtif, la barbe jaune, les yeux grisderrière l’or d’un pince-nez.

– C’est moi, disait-il, la voixfluette.

Et très vite à son tour il l’observait, perchésur les hautes marches, sans le saluer.

Wildman soudain le méprisa.

– C’est que voilà dix minutes quej’attends. Je suis Joris Wildman, fit l’écrivain, la têtehaute.

– Bien… bien. Tout à l’heure.

Et, sans une excuse, Moinet aussitôt seremettait à sautiller de marche en marche. Wildman l’entendits’enfoncer dans le couloir, fermer brusquement une porte. Il eutune honte. Ce n’est pas ainsi qu’il avait arrangé la rencontre danssa pensée. Il se sentit subitement déclassé, déjà un déchetd’humanité. Toute la justice pesa, il détesta le juge, arrogant etabsolu. Il restait surpris que ce fût ce petit homme sans carrure,la mine administrative et subalterne, qui osât s’attaquer à lui,dans un tel conflit d’idées. Visiblement Moinet sembla vouloirignorer qu’il y avait là une créature humaine plus grande que luide toute la tête.

Un timbre grelotta ; le conciergel’avertit de monter. Et maintenant, il se trouvait dans une piècevaste, sous le jour tamis de deux hautes fenêtres aux storesabaissés. Assis devant une table à tapis vert, exhaussée d’unpupitre, le juge, les épaules en sifflet sous l’ampleur desplafonds, d’une main maigre aux métacarpes saillants feuilletaitdes papiers. À sa droite, devant un pupitre plus large, legreffier, un homme gras, aux yeux chauds de lézard, préparait sesplumes.

La voix de Wildman trembla un peu.

– Vous m’avez demandé, monsieur, mevoici. Je désire que nous puissions nous parler d’égal à égal.

Moinet, d’un déclic bref, levait la tête,étonné, mécontent. Il n’aimait pas qu’un prévenu parlât le premier.Son regard, une seconde, derrière le pince-nez miroita, dans unbattement de cils. Deux roses légèrement teintèrent les pommettes.Et l’œil, inquiet, couleur d’eau brouillée, rapidementl’envisageait sans se fixer. Wildman, appuyé à la table du poingqui tenait son chapeau, les bajoues pleines et écrasées dans sapoitrine bombante, laissait tomber ses prunelles comme des poidsd’or. La petite tête conique, entre des oreilles longues etpointues, soudain replongea dans les papiers.

– Asseyez-vous et mettez-vous à l’aise,fit le juge presque humblement en hachant les mots, les coupantd’intervalles. Je vous avertis que… que nous en aurons pour… pourun peu de temps.

Il avait une voix de bois, creuse, saccadée,sans salive ; elle correspondait à ses reins étroits, à lapelure mince de sa peau, à ses cheveux plats et maigres.

Wildman lâcha son chapeau, tira de ses pochesun exemplaire de Terre libre et s’assit. Les sourcilsrabattus, il le considérait à présent avec une curiosité âpre,jouissait de l’avoir enfin devant lui comme une pièce d’anatomierare. Et il n’avait point de haine ; ses regards chauds,scrutateurs, le pelaient, d’un intérêt tendu de découverte, commel’os d’une humanité à part. Cependant rien d’anormal n’évoquait laparodie, comme il l’avait cru. Moinet ne pouvait être classé parmiles espèces caricaturales ; sa structure, ses plans, son gestele conformaient au type général. De son aspect correct, propre,banal, à première vue se dégageait l’idée d’adéquation avec toutêtre vivant portant un col droit, des manchettes et une redingote.Wildman toutefois s’émerveillait de son crâne dolichocéphale,étroit, dur, pointu, taillé dans un silex.

Moinet finit de ranger ses feuillets. Sesmouvements avaient une minutie inquiète et mécanique ; ilsemblait toujours avec la main découper du papier à la machine. Ilenleva d’un tas à côté de son pupitre un exemplaire, soigneusementenveloppé d’une couverture de papier vert.

– Monsieur, dit-il enfin d’un air terne,vous êtes l’auteur de plusieurs livres qui ont paru au parquet,comme vous le savez, tomber sous… sous l’application des articles383 et 384 du code pénal.

Les roses vives des pommettes s’étaienteffacées ; le visage émacié, ascétique, s’unifiait dans unematité d’ivoire jauni, sans graisse ni rides. La peau pincée, tropétroite, collait aux joues, bridait la bouche aux lèvres sèches.Quelquefois très vite il les mouillait du bout de la langue. Il netrouvait pas tout de suite les mots, se reprenait, hésitait auxfins de phrases. Wildman, dans la minute, le jugea timide, rusé,sournois.

– J’aurai donc à vous poser un assezgrand nombre de questions, continuait le juge. J’ai souligné lespassages… hem ! les passages… dangereux… bonnes mœurs.

Il toussait souvent d’une petite toux brèvederrière sa main, les doigts appuyés contre la bouche, d’un gesteréservé et puéril. La toux à peine sonnait, sèche et creuse, dansla maigreur du thorax.

Il reprit :

– Mais, avant tout, je dois vous dire queje représente ici le parquet, que… que c’est en son nom que jeparle. Je n’ai donc pas à exprimer d’idées… d’idéespersonnelles.

Le regard, jusqu’alors clignotant, tout d’unefois se fixa. L’énigmatique visage fut troué d’une lumière aiguë.Comme Wildman aussi le regardait, leurs prunelles s’emboîtèrent,impatientes de se connaître. Wildman à présent le jugeait buté,vétilleux et secret.

– Monsieur, dit-il, je vous répondraiselon ma conscience. J’espère qu’après m’avoir écouté, vousreconnaîtrez qu’il y a eu erreur. C’est l’opinion générale.

Déjà le haut front étroit et lisse s’étaitabaissé. Wildman n’aperçut plus les yeux retombés ; une lueurcomme un éclat de cristal se cassa au ras des joues, sous lesverres.

– Bien… bien, c’est entendu, dit le jugedoucement, mais, s’il vous plaît, ne parlons pas de cela. L’opiniongénérale n’a rien à voir ici. Un magistrat n’a de conseil à prendreque de soi-même.

Wildman souffla avec force.

– Eh bien ! dit-il, ce sera donc uneconscience qui parlera devant une autre conscience.

– Bien… bien, soit, comme vousvoudrez.

Moinet portait la main à sa bouche et toussaitdeux petites fois. Une seconde pesa ; le greffier à demifermait ses yeux jaunes de lézard, d’une béatitude de digestion. Lejuge ensuite appuyait le poing sur le tas, à côté du pupitre.

– J’ai là vos livres, j’ai dû en prendrelecture. Ils ne serviront toutefois, dans l’instruction, qu’à… oui,qu’à préciser certaines tendances qui vous sont familières.

– Des tendances, non ; mais la viemême de mon âme et toute ma vie.

Moinet, à la pointe de la langue, s’humecta labouche, tranquille, assuré.

– Bien, bien, vous le reconnaissez,fit-il. C’est donc là, si j’ai bien compris, toute votre pensée. Ilen résulte que nous nous trouvons en présence, non plus d’un casfortuit, mais d’un… je dis d’un système.

Il regarda rapidement le gros homme.

– Actez cela… Nous rédigerons plustard.

Puis se retournant vers Wildman :

– D’un système, n’est-ce pas ? C’estbien ainsi que vous l’entendez ?

L’écrivain ne soupçonna pas tout de suite latactique. Il haussa les épaules, répondit :

– Je ne veux pas ergoter sur les mots… Ily a ici autre chose en jeu, il y a la vérité selon ma conscience etla vôtre.

– Soit, bien qu’au fond il n’y ait qu’unevérité, absolue et éternelle. D’ailleurs, encore une fois, mesidées à moi ne sont pas en cause. Je suis simplement ici pour vousentendre… Vos tendances donc, ou votre système, hem !hem ! nous les retrouvons dans le livre qui nous a été signalécomme outrageant pour… pour les bonnes mœurs… et que… que nousavons dû examiner. Personne ne met en doute vos puissanceslittéraires.

– Passons, fit Wildman froidement.

– Pardon… si j’y fais allusion, c’estparce que le talent justement, oui justement, rend certains livresplus dangereux. Sous des dehors spécieux, attirants, l’immoralité abien plus de chance d’exercer ses ravages.

Wildman, qui balançait la tête, les yeuxobliques et durs, tout à coup le regarda en face.

– Il n’y a d’immoraux que les livres sanstalent, détacha-t-il avec force. Pour les autres, qui peut dire lebien et le mal ? Tout se fond dans une œuvre qui prétend àêtre un aspect de l’univers, comme dans l’univers même touts’unifie en harmonies et aboutit à l’équilibre.

– Prenez garde, dit Moinet, qui leregardait à son tour, il pourrait être mauvais pour votre cause desystématiquement… je dis systématiquement, écarter la notion dubien et du mal. J’aime mieux vous avertir, bien qu’après tout cesoit là une de vos tendances.

Il ne toussait plus, la parole lui venait,facile, rapide, sans hésitation.

Wildman, avec étonnement, le sentitbienveillant, dans un élan de charité froide.

– Je n’écris rien que je ne pense, dit-ilavec simplicité, et je pense en homme libre. Le titre seul de monlivre est déjà comme le cri même de ma conscience, Terrelibre ! c’est-à-dire l’intime et profonde région del’être pensant où, face à face, l’esprit regarde le mystère etDieu. J’ai droit à la pensée comme à la vie même. Ma vie est autantentre l’arc de mes sourcils que dans mes autres organes. Et je vousdis à vous, monsieur le juge, en ce moment : « Terrelibre ! » exprimant par là que si loin qu’aille mapensée, je suis sur un sol élu où personne ne commande que moi.Prenez que c’est une profession de foi.

Moinet dissimula ses yeux, sa bouche eut unpli équivoque d’ironie, de tristesse, de pitié. Et de nouveau lanuance du bégaiement reparut.

– Bien ! Bien !… C’est… c’estentendu, puisque vous le voulez. Je n’ai donc plus qu’à vousinterroger sur les passages visés… quoique… certainement tout lelivre… oui, la tendance générale…

La phrase se cassa dans la petite toux creuse,derrière les phalanges osseuses de la main.

La lutte aussitôt afflua chez Wildman. Aprèsles préparations lentes, entortillées, byzantines, il vit venirl’attaque, la défense également chaudes et périlleuses. Il voulutsavoir le nombre des passages incriminés. Moinet s’amincit encore àson pupitre : ses paupières précipitamment battirent. Ilexpira d’un bruit de lèvres délicat :

– Cent quatre-vingt-dix.

Wildman abattit à plat ses mains sur la table,fonçant de la tête dans le vide. L’espace entre eux diminua ;Moinet, effaré, imperceptiblement reculait. Et tout d’une fois,comme devant une farce énorme, tonnait la gaîté franche duFlamand.

– Cent quatre-vingt-dix ! Et à peineil y a trois cents pages ! Je sais à présent, monsieur lejuge, le secret de vos lenteurs.

Moinet laissa tomber ce tapage. Sans quitterdes yeux le livre ouvert devant lui, il tira de son gilet unepetite boîte d’écaille, y prit une pastille qu’il se mit à suçoter.Wildman fut étonné que son rire s’étouffât sans écho sous les hautsplafonds.

– Il y a chez vous, monsieur, fit Moineten assurant son pince-nez, une sorte d’insistance à parler deschoses… des choses vitales, sexuelles. Dès les premières pages,page 4, ligne 8…

Il se prenait soudain à hacher vigoureusementdu papier, se rétractait la tête d’un mouvement de tortue. Et ilsemblait reculer devant l’énormité de ce qu’il avait à dire.

– … Je vois un éloge exalté du… dubaiser… reprit-il enfin. Vous semblez vouloir insister surcertaines particularités… papilles rigides, efflux de sève,aspiration génésiaque, etc. Il doit y avoir là un sens caché.Voulez-vous préciser… hem ! hem ! ce que… ce que vousentendez par le baiser ?

La voix, grise et plate au début, s’acidulacomme un flûtet. Tout le silence des couloirs et des salles audehors bourdonnait. Et maintenant Moinet l’enveloppait duclignotement de ses yeux comme un vol de mouches. On l’entendaitsiroter sa pastille, la bouche humide, savonneuse. Une seconde, legreffier, jusqu’alors indifférent, à son tour pointait son petitœil jaune. Le soleil doucement glissait le long des stores.

Wildman sursauta, leva la main ; elleresta suspendue et, dans un coup de stupeur, il hésitait, ne savaitd’abord que répondre. Un sang noir lui chargeait les tempes.

– Je croyais avoir un homme devant moi,s’écria-t-il. Mais regardez-moi donc, monsieur : j’ai lesjoues empourprées de toute la pudeur dont un homme de mon âge estcapable. Vos insinuantes questions offensent en moi la dignitéhumaine. Parlez, monsieur, répondez-moi, n’avez-vous jamais connul’amour ?

Il fut tout à coup le vrai Wildman, l’hommesauvage de ses livres. Moinet, lui, d’un effarement humble semblaavoir été surpris dans un état de péché. Les roses de ses pommettesse ravivèrent écarlates.

– C’est à moi seul à vous interroger,dit-il sans colère.

Et il ajouta, d’un visage bas,souriant :

– Je ne puis tout savoir, mais je doistout écouter.

L’humanité ne s’apaisait pas aussitôt chezWildman. Le flot lourdement redescendait vers le cœur. Il dit d’unetristesse sincère :

– Oh ! c’est donc bien iciPortmonde-la-Morte, comme on a nommé cette ville ?

Un silence s’étendit. Moinet avait croisé lesmains par-dessus son pupitre, et il fermait les yeux comme s’ilregardait en lui-même profondément.

– Je ne crois pas vous avoir manqué,dit-il au bout d’un instant. Si toutefois il en était autrement, sij’avais outrepassé les limites dans lesquelles un magistrat parleau nom de Dieu et des hommes, pardonnez-moi.

Son haut front aride légèrement s’inclinaquand il évoqua la divinité. La minute plana, religieuse,solennelle. Wildman lui attribua une conscience : il espéra.Et il faisait le geste d’écarter les résistances de l’orgueil.

– Nous sommes tous deux des hommes,fit-il, nous nous affrontons dans l’obscurité. Cependant unelumière peut-être à la longue nous viendra à tous deux.

Leurs paroles étaient graves : elles lesrapprochèrent ; Wildman put croire qu’ils allaient s’estimer.Mais un conflit bientôt les divisa.

Il demanda à être interrogé sur tous lespassages retenus. Le juge aussitôt lui répondit un peu nerveusementqu’il était le maître de diriger l’instruction comme ill’entendait.

– Parfaitement, dit Wildman. Mais il n’enest pas moins vrai que je suis, vis-à-vis de l’instruction, autantde fois délinquant qu’il y a d’incriminations contre moi. Je doisdonc pouvoir discuter pied à pied chacune de celles-ci.

– Mais non, ce n’est pas cela, fitMoinet, d’un claquement de langue. Je ne suis pas ici pour meprêter à une discussion, mais simplement pour entendre vosexplications.

– La contradiction forcément naîtra de ladivergence de nos points de vue. Nous représentons, vous et moi,deux aspects du monde si opposés que rien que de nous trouver enprésence devant cette table, c’est déjà la forme matérielle d’undébat.

– Oh ! ne nous égarons pas en dessubtilités, interrompit Moinet légèrement ironique.

Mais Wildman insistait.

– J’ai le droit de me défendre, dit-ilavec hauteur, puisque l’éventualité du procès doit dépendre de ceque j’aurai à vous dire. Je vous avertis donc que je parlerai, dûtnotre entretien se prolonger plusieurs jours. Je suis venu avec lapensée de vous ouvrir toute mon âme.

Moinet, les yeux fermés, parut prendre recoursauprès des intimes et secrètes puissances qui le régissaient.

– Je vous écouterai, monsieur, dit-il aubout d’un instant.

Les feuillets commencèrent à tourner. Wildman,par-dessus le pupitre, les apercevait rayés, chargés de signes quise croisaient comme des barreaux. La main aux os longs avait taillélà comme dans une forêt, abattant des pans entiers de phrases,coupant à travers la sève vive. Une tristesse lourde passa ;Wildman se sentit saigner, dans le massacre compact de sonœuvre.

Dès les premières questions, il comprit qu’ilétait attiré dans un monde aride, inhumain. L’âge pétré des dogmesle circonvint : il erra dans les ténèbres. Tout lessépara : les apparences, la réalité, le sens de la vie et sesrépercussions dans des modes d’art mobiles métaphoriques etrelatifs. Ils se virent aux pôles opposés, séparés par le temps, lamasse en suspens des idées, une éternité gelée. Ils furent l’un enface de l’autre deux humanités inconnues et qui se parlaient dansdes fracas sourds avec des voix muettes. Moinet s’attestal’élémentaire social, la conformité avec les forces denses,aveugles, originelles. Il marchait en avant du moutonnement épaisdes foules, parmi les fausses élites et les cauteleux bergers. Tousensemble représentaient les choses inamovibles, l’arrêt, la mort,tandis qu’au tourbillon vertigineux des genèses, Dieu lui-même,éternellement mobile et nouveau, tournait comme une roue.

Cependant les desseins du juge n’éclatèrentpas tout de suite. La feinte, la réserve régnèrent comme si, avantl’engagement décisif, il tâtait le patient et ses forces derésistance.

Moinet témoigna d’une rouerie infatigable pourdécouvrir le délit jusque dans les mots. Il reportait tout à l’idéed’une morale intolérante et canonique. Son esprit indigent etstrict n’admettait que la révélation comme l’unique source desvérités. Sous ses mansuétudes froides, brûlait la fureur d’undominicain. Et il s’appelle Moinet, quelle prédestination !songeait Wildman. Des correspondances subtiles le blessèrent. Ilvit qu’il était venu retrouver là la même querelle qui déchiraitson ménage. Des deux côtés, la foi sèche et anguleuse limait lavie, la nature, l’élan libre de la conscience.

– C’est encore chez vous, insinua Moinet,un abus des mots voluptueux, libertins, hem ! hem !contraires aux… aux bienséances : mamelles, sexe, mâle, rut,etc. N’est-ce pas là visiblement une tendance qui confirmel’autre ?

Wildman vivement répondait :

– Prenez garde que ce ne soit bien plutôtun effet de vos propres suggestions. Qu’en puis-je si les plusnaturelles allusions s’impriment sur votre cerveau en imageslascives, en saillies impétueuses ?

Tous les membres du corps humain, sesfonctions même les plus secrètes apparaissent également sacrés,créés pour des fins divines. Il évoqua les respects dont les hommesconstamment avaient entouré l’art, la représentation des formesnues et parfaites dans le marbre et la couleur.

Le juge faisait son geste machinal, du biseaude la main hachait du papier. Il l’interrompit : les fonds deson âme se découvrirent.

– C’est là une idolâtrie funeste,s’écria-t-il sans bégayer ; toute œuvre qui n’a en vue que lerythme plastique outrage la divinité et offense la morale. Christest mort sur la croix pour nous laver du péché païen,l’oubliez-vous ?

La controverse aussitôt monta ardente, de lapart de Wildman. Et la Renaissance, les grands papes, l’hommephysique haussé aux assomptions célestes, la légende païennevoisinant avec la légende catholique !

– Avouez donc alors, dit Moinet,qu’Éleusis prime Jérusalem et que les mystères orgiaquesl’emportent sur le sacrifice de la messe !

Ils s’aperçurent face à face, rusant.

– C’est un piège que vous me tendez, fitWildman.

– Eh bien, passons, dit Moinet timidementen suçotant une nouvelle pastille.

Il mouilla son doigt, fit voler les feuillets.Après de nouveaux débats, il fut visible qu’ils ne dépasseraientpas les trente premières pages du livre. Quelquefois le juge setournait vers le greffier et dictait. Il demandait àWildman :

– Est-ce bien cela ? Il faut que cesoit exactement votre pensée.

Manifestement il visait à faire apprécier sonimpartialité. Wildman affirmait, d’un signe de tête machinal. Sesforces avaient décliné : celles de Moinet étaient fraîches etinlassables.

Dehors, la lumière froidissait oblique,déclinante, le soleil avait glissé du pignon. Dans le silence,pendant que courait la plume de l’homme à l’œil de lézard, septcoups partirent du beffroi, d’un poids de nuit s’abattirent sur latable.

Moinet eut un sourire.

– Nous reprendrons demain, dit-il. Maisvous me rendrez cette justice que je n’ai pas cessé un instantd’avoir en vue la vérité.

Ses yeux se remirent à clignoterfurieusement ; sa bouche se pinça.

– Dites-le bien à vos amis de la presse,monsieur, afin qu’on ne se méprenne plus sur la sincérité de… mesintentions.

Wildman, debout, gravement luirépondait :

– Je ne sais pas de quels amis vousparlez. Je suis seul ici devant vous.

Le sourire de Moinet remonta humble,évangélique.

– Non, monsieur, ne dites rien, fit-il.Il est bon que chacun souffre pour ce qu’il croit juste et vrai.J’offre à celui qui voit dans les consciences mes humiliations.

Ils se séparèrent.

Wildman, à l’air tiède de la rue, crut avoiréchappé aux catacombes. Le soir blond l’enveloppa : il rentradans la vie légère, tendre, apaisée. Il était sans violence.

Cet homme, pensait-il, est juste dans lamesure de sa conscience. Il ne peut être rendu responsable desombres où il tâtonne. Il est le prisonnier d’une conception de lajustice infirme, surannée, absolue et morne. Il n’a pour se guiderdans cette ténèbre que la faible clarté qui lui vient de sa foidans l’immuable comme si la vraie justice n’était pas libre,volontaire, personnelle, en raison de la personnalité desconsciences.

Wildman eut besoin de nourritures fortes commeaprès une dépense d’énergies physiques. Il s’attabla, commanda desviandes et des bières. Tout en se réconfortant, il repassaitl’interrogatoire. Il se trouva faible à côté de l’âme sèche,repliée du juge. Il sentit qu’il ne s’était pas avancé d’un pasdans ses intimes évidences.

Dans la nuit de la ville, ensuite, comme laveille il errait. Il passa devant la maison de Hoorn, silencieuse,déjà endormie, sans une lumière. D’une effusion chaude il salual’ami droit, le cœur vaillant et dévotieux. Et puis une force leramenait vers la place, devant le porche du Palais de la loi. Ilpoussa le vantail : dans les façades pâles, la lampe s’étaitrallumée ; un haut carré de lumière se reflétait sur les pavésdu préau. Hoorn et les siens dorment d’un sommeil confiant,songea-t-il, pendant que celui-ci âprement veille et me torture àtravers mon livre.

Pour la première fois il frissonna, lesoupçonna terrible dans le sentiment de sa mission. Le front platet long comme un cierge, le geste sénile, cassé, minutieux, la voixéteinte en un bredouillement d’oraisons, toute cette trivialité nefut plus qu’une apparence. L’âme foncière apparut, violente,gothique, monacale. Il l’éprouva dépouillée d’humanité, rigidecomme la théologie. Et une église à travers ce petit homme d’un jetdardait, farouche, tonnante, s’opposait à l’autre, la tendre etbonne église dédiée à l’âme universelle, bâtie sur la tolérance, lapitié et la nature.

Dans l’ombre molle, sous les claires étoiles,il reprit confiance. La nuit comme une mamelle palpitait dans unbrouillard laiteux. Un vent doux semait des aromes verts, despétales d’arbres en fleurs. Il sembla avoir neigé sur les petitsjardins, au bord des canaux. Et un souffle, la respiration lente,profonde des lieux anciens montait, mêlée au frisson germinal.C’était comme si une âme venait aux siècles enterrés sous lespierres, le réveil lourd, infini des renaissances.

Wildman vit passer d’ardents et mélancoliquesamants : ils recherchaient le mystère des porches et lesilence des arbres. L’ombre autour d’eux tremblait.« Épiphanie, Épiphanie ! songeait-il, le cœur gonfléd’annonciation et de printemps, rien n’est mort et tout estvivant ! Les cendres vont tressaillir de germes, degenèse ; les briques, la crête ruinée des murs, les vieuxlogis comme de la chair sexuelle entreront en amour. »

Les venelles autour des églisess’entortillaient comme des signes de croix ; d’épaissesbâtisses rectangulaires, des blocs d’ascétisme et de prièress’amarraient comme des proues à des chevets de chapelles. Descalvaires en rocailles, derrière des ifs et des barreaux, avaientun aspect de funèbres jardins mystiques. « Épiphanie !toujours songeait Wildman. Les poussières elles-mêmes roulent de lasève, et les os sont de la vie qui attend de recommencer. Lavie ! Elle montera, submergera tout comme une mer d’un bondfranchit les estacades. Tous les Moinet ameutés n’empêchent pasqu’une petite semence germe quand l’heure estvenue ! »

La ville théologale et féodale, le Portmondedes ombres, sous la neige tiède, aromatique des floraisons, sefondit. Il habita une vision de joie, de jeunesse et de foi. Sonœuvre au centre de sa vie battait comme un pouls d’éternité. Il lasentit tressaillir comme la parole des messies. Ainsi conjecturant,il revint vers la place. Aux lucarnes du beffroi, dans l’altitudelimpide, brillait la tranquille lumière des veilleurs. Elle fut,par-dessus la nuit, les âges et les périls, le fanal secourable,l’antique feu clair brûlant aux hauts lieux. Moinet, à côté, aufond de son puits humide, sous le cercle resserré de sa lampe,apparut l’ouvrier des basses ténèbres creusant ses galeries auxrégions de la mort. Toutes les petites lumières une à unes’éteignirent. Celle-là là-haut demeura seule vivante. Elle penchadans l’espace la courbe d’un météore. Elle fut une étoile frêle,énorme, arrêtée sur la ville. Épiphanie ! encore une foisdisait Wildman en pensant à l’étoile qui avait apparu aux Bergers.De cristallines et aériennes musiques churent de la tour comme unfirmament mélodieux.

Et puis sonnait minuit.

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