Les Deux Consciences

IV

Le courrier du lendemain lui apporta l’articlede Robartz. Deux colonnes, en première page, encadraient sonportrait d’après un cliché un peu usé.

Son cœur d’auteur battit, comme au temps desdébuts ; ses yeux, le long des lignes, rebondissaient,allaient instinctivement aux signes typographiques quireprésentaient la louange, la sympathie, la protestation. Robartzavait écrit un véritable réquisitoire contre les juges, avec denombreux points d’exclamation. Après tout, c’était là pour Wildmanun plaisir vierge, l’inédit d’une sensation. Le journalistesemblait parler au nom de la clientèle entière du Clairon,exprimer les sentiments de tous les esprits libres. Wildman enavait vraiment chaud au cœur.

Il relut une seconde fois l’article, pluslentement. Robartz avait fidèlement noté le glissement mou de sespantoufles de feutre, ses coups d’épaules bourrus, sa barberamassée dans la paume de la main, la violence joviale etméprisante de ses reparties. Il goûta la description de son cabinetde travail en pleine vie verte, parmi l’éventement lourd desplantes à grandes feuilles et le bruit des volières.

– C’est cela, c’est bien cela, disait-il,amusé de la netteté de l’observation. Étonnant ceRobartz !

De tout l’article résultait l’image d’un hommeà large carrure intellectuelle, incarnation supérieure d’une racefranche. « Wildman, écrivait le reporter, est l’apôtre dunouvel évangile, du véritable évangile humain promulguant lasainteté de tout l’être et dénonçant le bonheur comme fin suprêmede la vie. »

– Ah ! Ah ! voilà une idéejuste, c’est bien cela, répéta-t-il, en pesant sur les mots. Ilfaudra bien que les juges s’en rendent compte.

Parfois le panégyrique déviait : il étaitcomparé à un héros, à un fleuve, à une tonne de bière, àUylenspiegel. Il en éprouvait un malaise léger et faisait claquersa langue. Malgré ces défaillances, l’article avait de l’ardeur etde la foi ; il exprimait les idées génératrices de son œuvre,disait la probité constante de son labeur. La suprématie que seslivres lui avaient conquise le mettait au-dessus des attaques d’unparquet.

Wildman eut là un bon moment, allégé, quiet,intime. Il vit la confusion des magistrats, savoura leur défaitedans une joie humaine de force et de triomphe. Et puis ce sentimenttrop personnel s’élargissait ; il songea à l’éternel conflitentre les hommes cristallisés dans l’application des véritésimmuables, en dehors de l’évolution de la conscience, et ceux quitiennent la notion du mal et du bien pour relative, soumise à laloi générale des transformations. La justice, en sa fin la plushaute, ne devrait-elle pas être la forme vivante de cettesensibilité morale, mouvante et toujours plus déliée selonl’avancement des sociétés ? Les religions, le rapport de lacréature à l’ensemble de l’univers, la structure des cerveaux, lapsychologie de la vie incessamment se modifient. Dans un état desubtil affinement, l’esprit, travaillé de pressentiments,transporté par un sens prophétique en dehors des contingencesimmédiates, finit par vivre d’une vie ultérieure en une exaltationde rêve et d’hypnose qui le soustrait aux morales courantes. Seslivres à lui, dans leur libre idéal de vie plénière, devançaient letemps où les antinomies de l’être double, physique et psychique,seraient ramenées à l’unité des lois organiques. « Oui,songeait-il, toute la vie incessamment marche vers une expansiontotale du type humain s’égalant finalement aux conceptionssuccessives du divin. La chair, l’instinct, dans la beautéreligieuse du monde, s’apparaîtront sacrés, inductifs de toutebonté, de toute pureté et de tout amour. » C’était lefondement de ses fables, la substance solide que, depuis huit ans,il mêlait à la grâce et au rire de ses fictions.

L’orgueil monta : il fut le navigateurperdu aux déserts de glace et qui voit au loin surgir une riveverte. Il tendit le poing vers l’église, sur la berge opposée,cria, en un rappel du titre de son livre :

– Terre libre ! Terrelibre !

Ce fut comme le cri même de sa vie, la fièrerevendication de toute l’humanité qui, à son exemple, réclamaitl’autonomie de la conscience individuelle.

Sa pensée courut ; il fut au centre de sacréation. Ah oui ! Fini de rire, les beaux seigneurs et lesdemoiselles de l’Empyrée ! L’ombre de la Croix les signait auxépaules, comme de la chair d’abattoir. Les Bergers avaient vupasser les dernières faunesses. Ils les avaient touchées du bout dudoigt et ensuite, à petites fois, ils avaient léché le goût de mielresté à leurs papilles. Un très vieux sylvain parfois, pour allégerleur peine, jouait sur son galoubet un air heureux du temps desidylles. Celui-là les avait follement aimées toutes, les petitesnymphes du bord des eaux aussi bien que celles des dessous de bois.De son sabot fourchu il avait rebondi aux rondes qu’elles nouaientsous la lune rose, dans les clairières. Et à présent, devenuaveugle et mené par la charité d’un toutou qui avait été leterrible Cerbère, il mouillait d’une économie de salive d’agilesmodulations qui rendaient leur tristesse voluptueuse. Le petitgaloubet, frêle et aigre, gémissait, vibrait, palpitait, comme lerire et le sanglot des âges. Et puis, il n’était plus qu’unsouffle, le vent léger d’une flûte d’aveugle sifflant la follechanson. Dans les silences du vieux monde on entendait un peu detemps encore ce filet de musique, mais de minute en minute ilfaiblissait, perdait ses notes comme si, un à un, les doigts quialternaient aux trous se glaçaient. Plus diaphanes et lointaines,effacées dans du crépuscule, les nymphes plus mollement mouraientvers les derniers sons.

Cependant, Attis-Adonaï, dans l’orage mou,saccadé des sistres et des tambourins, mourait, renaissait, adorédes mères et des amantes. La volupté du périssable donnait le goûtdu sang, des supplices et des larmes. La plupart des vieux dieuxétaient morts d’usure, de tristesse et d’abandon, comme desreliques démodées. Quelques-uns toutefois s’étaient enrôlés dansles métiers. Vulcain, farouche et tirant la jambe, incapable de lessuivre en leur exode, depuis longtemps s’utilisait chez un forgeronde village. Mercure, aux pèlerinages, de longs rubans de chapeletspendant à son éventaire, débitait des articles de piété. Mars, ledieu terrible, coiffé d’un shako à pompon, commandait à Gerpinnes,gros bourg de Wallonie, les milices qui, en l’honneur de sainteYolande, tiraient des bombardes. Junon, paraît-il, s’était établiesage-femme dans une petite ville qui s’appelait Dendermonde.D’anciennes petites femmes des bois, des nymphes renégates, ledélice des silènes, pour vivre s’étaient laissé béatifier :les mains doucement croisées, elles étaient entrées dans laconfrérie des petites saintes de la légende dorée. Thémis seule àpeu près proprement vivait d’un viager que lui avait assuré lacession de ses balances.

Le petit vertige encore une fois monta :Wildman, sa barbe dans sa main, riait. Il imagina que, dans lesclartés de l’aube, un petit enfant en jouant soudain brisait lesfameuses balances d’or qui avaient pesé la vie et la mort du monde.Toute la terre tressaillait de rire : on s’apercevait qu’ellesavaient été faites d’un alliage frauduleux, si lourdes du côté oùse pesait le mal que le bien, dans l’autre plateau, ne pesait pasle poids d’une plume d’oiseau. C’était la vieille loi du châtimentet du péché qui s’en allait avec cet attribut des antiquesjuridictions, trempé du sang de Prométhée et de Jésus. Aussitôt,dans le vent furieux des robes, comme un battement d’ailesnocturnes, se dispersait la déroute du peuple noir, hommes de loi,procureurs, juges, toute la tourbe pharisaïque et routinière quiavait vécu du bénéfice des faux poids, dans la crédulité stupidedes âges.

L’idée se présenta, véhémente, caricaturale,avec l’outrance qui enflait le génie de Wildman. Joyeusement il lafixait en marge d’un feuillet. Ah ! ah ! il en ferait unjoli massacre de ces suppôts de parquets, de ces pourvoyeurs degeôles, entraînés avec le mensonge des dieux dans la bousculade duvieux monde ! La vie, comme aux heures libres, remua sa barbe.« Ce n’est pas pour rien que je m’appelle Wildman, l’hommesauvage », se dit-il.

Il essaya de se mettre au travail pendant quela création battait entre ses tempes. Il jetait des mots, tiraitsur sa pipette. Mais le rythme boitait ; des intervalless’interposèrent entre la petite secousse cérébrale et l’écriture.Il dut reconnaître que le fluide lui manquait, il pensait toujoursà l’article de Robartz.

Wildman s’irrita, finit par abandonner laplume. Son front brûlait. Il alla s’appuyer au froid des vitres,dans le reflet dur du grand paysage blanc. Les frimas, comme deslilas, fleurissaient les rameaux lourds. Des tamaris sefiligranaient de coulures de verre filé. Les saules ressemblaient àde gros moutons laineux. Autour des minces glaçons, gondolaient lessoufflures courtes de l’eau noire.

D’une courbe sa sensation franchit l’espace,rejoignit une date du passé. Il se rappela un pareil matin d’hiverdans la mort blanche de Portmonde. Sous des chutes de plumes decygnes se duvetaient les petits toits du Béguinage comme lesBethléem des images gothiques. Une solitude virginale emparadisaitle Lac d’amour, diaphanisé de cristaux, orfévré de bijoux d’argent.C’était le rêve délicat d’un printemps théologique, gelé au borddes Fontaines de grâce, avec des capes errantes de petites béguinespâles autant que la toison de l’Agneau mystique.

Il y avait de cela vingt ans ; il étaitparti pour quelques jours seulement ; et un enchantementl’avait retenu là tout un mois. Ce fut une crise dans sa vieviolente et saine : il eut la nostalgie des cloîtres, dusonge, de la vieille foi à mains jointes. L’énormité des églises,le silence des rues, l’eau dormante des canaux pesèrent : ilse sentit mourir mollement de cette vie qui, goutte à goutte,tarissait, lente de pus, lourde de sanies, comme aux plaies ducorps divin, sous les porches, bruinait la rosée suprême del’Immolation. Fauché dans sa force, il avait dû faire un effortpour fuir.

Ironies de la destinée ! La ferveurfiliale de son culte pour la ville martyre n’avait rienempêché ; c’était de Portmonde même, de l’antique cité quicommandait à la mer, qu’étaient parties les poursuites. Wildmantout à coup souffrit d’amertume, de colère et d’orgueil.

Après tout, cet attentat à sa foi libred’écrivain ne pouvait venir que de la cité léthargique, pourrie detombes et de cryptes, renfoncée à l’ombre de ses basiliques et deses couvents. Portmonde-la-Morte, ah oui ! Dans aucun autrecoin du monde on n’eût trouvé un parquet pour incriminer le largeesprit de ses livres ! Et de nouveau l’événement luiapparaissait d’une bouffonnerie énorme. D’ailleurs, attendons, sedit-il. Peut-être ce n’est là qu’un simple ragot de couloirs.

Il revint à sa table, voulut se relire. Il seretrouva étranger et froid devant ces parcelles chaudes de sacérébralité. Il écrivit dix lignes à Robartz pour le remercier,répondit à un de ses traducteurs qui lui soumettait une difficultéde transcription, informa son éditeur.

Et ensuite il demeurait sans idées, à regardertournoyer contre les vitres les freloches de la petite neigeclaire, légère qui depuis un instant recommençait à tomber.

Le babillage des perruches bientôt accrut sonénervement ; le poêle, trop chargé de cendre, crépitait, d’unecombustion dormante. Il sentit monter le froid, se détermina àfourgonner lui-même le creuset. Il s’accroupit, tapa du tisonnierdans la houille dense ; une poche d’air creva à travers un volde paillettes.

Quand il releva la tête, Wildman vit sa femme,droite devant sa table, dépliant le Clairon. Il fit unpas, avança la main.

– Laisse cela, dit-il.

Mais déjà elle lisait la nouvelle en tête dujournal. Elle fut soudain très pâle, les yeux ardents, et dans sonpoing crispé elle serrait la feuille contre sa poitrine.

– Je veux tout savoir…

– Eh bien ! je te dirai, maisrends-moi ce journal.

Elle recula, lui faisant face, le corps raidi.D’une voix sourde, machinale, elle répétait :

– Poursuites contre l’écrivain Wildman…contre l’écrivain Wildman…

Il fut sur le point de se jeter sur elle. Maistout à coup elle poussait un cri, se lançait vers la porte et encourant montait l’escalier. Wildman frappa son poing dans le vide,fit très vite deux tours de la chambre et ensuite il s’arrêtaitdevant le portrait de son fils. L’image aux joues pâles, au fronttrop lourd, sembla la destinée mélancolique de la maison. Une ombrela voilait comme descendue des limbes, flottante autour de sa fleurde vie frêle. Le grave génie d’Efferts avait passé là, l’âmeapitoyée d’un maître sensible et rude.

– Enfant ! mon enfant !appela-t-il dans une détresse.

Sa voix en ondes molles frissonna dans lachambre familiale. Elle parut intercéder auprès des puissances dela nature, invoquer le faible cœur muet de ce fils qui luiéchappait. Un silence de solitude et d’hiver glaçait la maison. Ilprêta l’oreille, crut ouïr un bruit pesant à l’étage. Il alla versl’escalier, cria :

– Bethannie !

Elle se taisait. Une chaleur soudainremonta : il voulut la disputer à elle-même, à son espritétroit et révolté. Il atteignit le palier, fit jouer despoignées : elle s’était enfermée. De nouveau à mi-voix, appuyéau chambranle, il l’appelait. Son cœur battait d’attente, d’espoir.Mais la chambre restait close, sans un signe de vie, dans le froidde la maison. Alors il espéra pouvoir entrer par le cabinet detoilette. La porte cette fois ne résistait pas ; il pénétraitet la voyait, tombée de son long, en travers du tapis, le journaldans la main.

– Annie !

Il s’était agenouillé et lui soulevait latête. Une raideur de catalepsie durcissait ses membres. La mortpassa, fut au cœur de Wildman. Il lui arracha des doigts lejournal, le jeta en boule sous le lit. Et toujours l’appelant dusein des ombres, il la baisait sur les cheveux.

Un frémissement à la longue courut ; ellefut secouée de détentes brusques, rapides ; et il soufflaitsur ses yeux à petites fois.

– Quoi ? qu’y a-t-il ?

Elle se chercha, les regards lents, encoreévanouis ; puis le sens, irréel, lointain se précisa.

– Poursuites contre l’écrivainWildman ! Ah ! Ah ! c’était donc cela !

Il la prit dans ses bras.

– Je t’en supplie ! Ne sois pas pluscruelle que mes pires ennemis.

Les nerfs mous, elle alla rouler sur le lit.Elle sanglotait dans les oreillers :

– Mon pauvre Jorg ! Mon pauvreJorg !

Lui aussi avait pensé à son fils, comme à unrecours pour lui-même. Le cri de la mère fut bien plusprofond : elle s’oublia pour ne pleurer que sur l’enfant.

– Écoute, femme, dit-il, il arrivera unjour où notre fils apprendra l’outrage qui fut fait à son père.C’est moi-même qui le lui dirai. Il pourra juger alors à son tourentre le monde et moi. Il aura lu mes livres.

Elle se redressa. Appuyée sur ses poings, ellele défia.

– Je les brûlerai plutôt page par page,j’en enterrerai la cendre. Quand il me demandera quel homme étaitson père, je lui ferai croiser les mains et nous prierons.

L’affreuse parole l’écorcha vif. Il se sentitpoussé vers l’ombre, avec le mépris de la beauté de son œuvre entrel’enfant et lui. Il fut mort soudain : la cendre de ce quiavait été son cœur, son haut cœur de poète et d’apôtre,l’ensevelissait dans sa propre maison.

– Annie ! Annie !

Une dernière fois, il l’appelait comme du fondd’un naufrage.

Elle eut la brûlure de ses deux mains à lanuque. Avec une violence passionnée il l’attirait. Elle ne put sedéfendre contre le grand baiser dont il lui mangeait la bouche. Unvertige triste d’amour et de haine passa.

– Va-t’en, cria-t-elle. Rien que desentir ton baiser, c’est comme si je trompais Dieu !

– Dieu, fit-il, c’est l’amour, c’est lavie. Écoute-le doucement nous parler de réconciliation, après nousêtre détachés de nous-mêmes.

Elle le repoussa.

– Non, non, taisez-vous. Dieu, c’est lacrainte du péché. Allez-vous-en, j’ai horreur de moi comme de vous.Je n’ai plus que mon fils. Je le sauverai, je le défendrai contreson père.

Des siècles de servage, de foi étroite etfurieuse les séparèrent. Ils furent aux pôles opposés, dans lefroid d’un désert. Il se trouva sans forces pour lutter contre ledieu de la mort.

– Femme ! Femme ! gémit-il, ilst’ont prise à moi ! Me reviendras-tu un jour ?

– Oui, le jour où l’écrivain Wildman sesera repenti.

Il descendit, l’hiver l’emprisonna derrière lavitre. Il s’était jeté dans un fauteuil, rallumait des pipes coupsur coup. Toute force de vie était morte, son cœur grelottaitd’ennui, de fièvre. Un grand silence s’était fait dans la maison.Il sut par Rita que Bethannie était partie chercher Jorg à l’école,qu’ils ne rentreraient pas dîner. Mais l’après-midi des coups detimbre retentirent : l’Indépendant,l’Observateur, le Matin lui envoyaient desreporters. Un mouvement anima la rue, des voitures stationnèrent.Il condamna sa porte, goûtant une joie amère à se trouver seul.Vers le soir seulement, il endossa son manteau, partit vers lebois : il avait besoin de solitude et de nature. Les arbres,la grande neige vierge lui donnèrent un apaisement. Un merle à lalisière d’une futaie, en rebondissant comme une pelote d’étoupe,grasseyait. Sa grosse voix roulante et mouillée, déjà égouttait duprintemps dans le soir gelé. Wildman sentit revenir la vie, laconfiance à travers la légère âme prophétique de l’oiseau. Ilaspira à la joie et à la force.

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