Les Deux Consciences

XVI

Dans son cabinet de verre, sous la lumièrehaute du matin, il relisait le rapport des deux médecins commis parle juge à l’étude de son livre. « Nous soussignés,Ange-Bartholomé Fressart, professeur de médecine mentale, et Rondu,Désiré, médecin en chef de l’asile d’aliénés… chargés parM. le juge d’instruction Moinet… après avoir prêté serment etpris connaissance des principaux ouvrages se rapportant à lamatière… etc. »

Dès le début, la collaboration de ces deuxpathologues, sérieux, honnêtes et obtus, cantonnés dans leurspécialité, se précisa bouffonne, d’un ridicule âpre etinconscient. Le grand rire des farces les enveloppa. D’ailleursleur méthode s’égalait à celle du petit juge : ils dépeçaientl’œuvre, la coupaient en minces lanières comme au cours d’unevivisection. Leur ignorance de toute littérature était brave,absurde, illimitée. L’âme du livre ne fut plus qu’un précipitéd’urée qu’ils analysaient au fond d’un vase de nuit.

Tout de suite la parodie dilata Wildman.Quelle scène d’hilarité véhémente s’il pouvait l’adapter ! Letribunal était réuni, de vieux inquisiteurs à visages blets,couturés et onctueux, comme dans les Contes drolatiques,du grand Balzac. Un Moinet caricatural faisait approcher lesdocteurs, l’un replet, gras, souriant, d’une chair rose de porcfrais, l’autre étripé et sec, avec une petite tête de pouletdéplumé. Leurs hauts bonnets pointus s’abaissaient sur le patient,un pauvre diable de faiseur d’almanachs. Et ils lui faisaient tirerla langue, l’auscultaient douillettement ; ils tâtaient lepouls à son âme, échangeaient entre eux des mots de basselatinité.

D’une humeur vive, pétulante, Wildman ensuitese pénétrait de ces lignes : « Ceux qui sont capables dechasteté psychique peuvent garder la continence sans avoir àcraindre pour leurs… » Et le mot, l’allusion génitale,revenait insistante, d’une impudeur sereine. À l’appui de la thèse,les experts sagement citaient les saints.

– Quels cuistres ! pensait-il. Ilsn’ont rien compris à mon livre. Ils n’ont pas vu qu’en célébrant lanature, l’instinct, la sainteté des organes, c’est encore leur Dieuque j’exaltais. Toujours la haine de la vie, même chez ceux quiprésident à la vie, aux races ! Du côté de Moinet, du moins,c’est une tactique habile : sans prises sur l’artiste, ilespère me battre sur le terrain de la science !

La tendre vie végétale, le rêve des largesfeuilles immobiles palpita à la lumière des vitres. La verrièreétait entr’ouverte : l’odeur des roses en grappe sur un cepqui serpentait le long du mur extérieur, poivrait doucement le ventchaud. À cause des chats rôdeurs, la bonne, chaque matin, ajustaitdans le châssis un treillis léger. La soie bleue du ciel, lefrisson vert des arbres coulaient par les mailles fines jusqu’à lavolière.

Wildman en rentrant avait trouvé sur sa tabledes piles de lettres, de journaux et de livres. Depuis deux mois ilne lisait plus, s’interdisait toute correspondance pour seconcentrer dans son œuvre. Il alluma sa pipette : le rapport,risible, bénin, négligeable l’allégeait. À présent aussi la paixfraîche de la maison, les meubles amis, le confus magnétismevibrant aux lieux de travail, lui étaient une diversion. Il ouvritdes enveloppes, défit des bandes : c’étaient toujours les voixfraternelles, les sympathies proches, lointaines, des demandes defemmes qui voulaient traduire ses livres. Cette chaleur d’humanitédoucement l’exalta : ses idées comme des semences sepropageaient, volaient au large pour des floraisons encoreinconnues. Il sentit en larges ondes spirituelles frémir lesaffinités. Sa sensibilité s’activait, haute, mobile, heureuse.

La bienveillance encore une foisl’emporta : ses préventions contre Moinet tout à couptombèrent. Il le dissocia de l’imbécillité du rapport, fut ramené àlui prêter les sentiments d’un homme qui se défie de ses jugements.Peut-être, en se confiant à l’autorité des deux experts, il avaitcédé à un tourment personnel. Il restait bien le ridicule d’un telrecours pour un livre d’art, de vie et de nature. Mais enfin Moinetn’était pas un intellectuel au sens moderne : il ne dépassaitpas l’honnête moyenne des esprits.

La conjecture momentanément le satisfit :elle lui laissait son estime pour l’homme qui, de si près, avaittouché à sa vie ; elle donna du champ à sa sécurité. Ausurplus, le rapport ne concluait pas rigoureusement, admettait mêmeque « la thèse de l’auteur en ses rapports avec l’éducation sepouvait discuter ».

L’après-midi courut tiède, légère, ventilée deciel lilas. Les pinceaux effilés des peupliers aux rives du lacmollement balançaient. Une ombre violetait le duvet candide descygnes. L’église elle-même, le lourd chevet de briques sediaphanisa dans les fluides irisés de l’air. Il goûta la confiance,la lumière. Il n’eut plus que la mélancolie de sonÉpiphanie brutalement arrêtée.

Mais le lendemain, au réveil, des nuagespassèrent : le ciel aussi, au dehors, s’ardoisait de nuéesgrises. Il s’irrita contre cette justice aveugle et tâtonnante quine savait où frapper et le faisait palper comme un malade par cesdeux cliniciens épais. Et des aliénistes encore bien ! Desspécialistes de la tare cérébrale, alors que la tare ici s’avéraitde leur côté et du côté du juge !

La connivence bientôt fut manifeste. Moinetn’avait voulu que se chercher latéralement des armes, un sûrterrain d’attaque. Le vieil orgueil sauvage alors gronda ; ilécrivit au juge une lettre fière, véhémente, qui visait les expertset le visait à travers eux.

Il espéra une réponse, mais des jourss’écoulèrent. L’attente, l’énervement encore une fois avaient briséson rythme : il se sentit loin de la paix d’Éden, du rêve etde lui-même. Il se surprit à se mentir dans sa correspondance qu’ilmettait à jour. « Moi, Wildman », écrivait-il volontiers.Il affectait la certitude. Il hâtait de ses vœux la grande joutesolennelle où l’idée, avec l’épée d’or et de diamant, allait faireéclater les armes émoussées de la vieille société. « Mais cesont là des mots, se disait-il ensuite. Qu’il est difficile d’êtresimplement l’homme qu’on est ! »

Un matin il céda à une poussée brusque,irréfléchie, et, sans avoir averti personne, prit un coupon pourPortmonde. Il débarqua dans l’affairement méticuleux d’un samedi deprovince faisant sa toilette pour le saint jour dominical. L’ouestsoufflait de la mer, bourru, rebroussant les voiles et les nuées,plaquant d’éclats indigo l’eau des seaux. Il alla droit au palais.Le concierge s’étonna, familier, bienveillant.

– Comment, vous ?

Wildman s’aperçut qu’il n’avait pas de nompour cet homme.

– Je voudrais voir le juge, dit-il.

– Oh ! il a travaillé hier encorejusqu’à la nuit ! On ne sait jamais à quoi il travaille. Mais,ce matin, il n’est pas venu. Il a dû travailler chez lui.

– Viendra-t-il ?

– Apparemment vers deux heures, c’est sonheure. Il ne reste jamais un jour sans venir.

Wildman sortit, rasant les murs, évitantd’être vu. D’ailleurs le palais, bien qu’il fût seulement midi,déjà retombait au silence, à la mort.

Il revint dans l’après-midi, se glissa sous leporche avec mystère, inquiet surtout à l’idée que Hoorn connût sonarrivée. C’était un sentiment qu’il n’aurait pu expliquer, commes’il venait là pour une chose secrète et anormale que tout le mondedût ignorer. Il monta très vite l’escalier, frappa à la porte deMoinet légèrement, puis plus fort. Les murailles pesèrent d’unaccablement d’abandon ; il n’entendit que le souffle rude,intermittent de l’ouest dans les couloirs, sous les portes. Ilredescendit, appela le concierge ; le bonhomme enfin arrivait,le menton écumant de savonnée, un rasoir entre les doigts. Celui-làaussi était une ombre qui ne se réveillait que le samedi pour fairesa barbe du dimanche. Non, Moinet n’était pas encore venu ;mais il ne tarderait pas. Et il l’interrogeait : quelle étaitson affaire ?

Un pas sautilla, une porte battit sur lepalier. Wildman, jusque-là résolu, les nerfs hauts, tressaillit, ilsembla que la porte de tout son poids retombait sur lui. Son cœur,tandis qu’il se lançait à travers les marches, montait plus vite,d’un spasme court comme au bain, sous la pression de l’eau.

Il cogna.

– Entrez !

Et il était là maintenant dans le carré clairdu chambranle, droit, les yeux francs, tenant son chapeau à lamain.

– C’est moi, monsieur le juge, fit-ilsimplement.

Moinet s’arrêta de feuilleter des dossiers.Stupéfait, très pâle, les yeux clignotants d’un oiseau nocturnetombé de son nid dans le matin, il le regardait. Sa petite têteconique, sous la percée de soleil qui soudain entrait par la porte,se tonsura d’un disque clair.

– Je ne vous ai pas fait appeler… je nepuis vous recevoir.

Wildman avait été poussé par une force. Sonâme n’était pas combattive. Il avait espéré qu’ensemble ilsauraient pu causer comme deux hommes. C’était pour apporter au jugede nouvelles lumières qu’il était parti.

– Mon Dieu, voilà la vérité, monsieur. Jevous ai écrit, j’attendais une réponse qui n’est pas venue.J’aurais voulu savoir…

Moinet vivement lui coupait la parole, irrité,les petites roses rouges flambantes à ses pommettes.

– Je n’ai pas à vous répondre, je n’airien à vous dire. Écartez-vous, lui criait-il, un doigt levé versl’escalier.

Les distances d’une fois s’illimitèrent :de nouveau ils furent aux pôles extrêmes de l’humanité. Wildman lesentit, dans sa morgue, protégé par des siècles d’investiture. Unechaleur de sang lui sauta au visage, il le regarda fixement, et latête haute, il disait :
– J’étais venu pour cela librement, de mon plein gré. Jecomprenais qu’il vous eût été difficile de vous défendre contre leridicule du rapport. Maintenant c’est moi qui vous juge. Eh !bien, sachez-le, mes livres vivront après vous et quand moi-même jen’y serai plus. Les jeunes hommes de plus tard les liront avecreconnaissance, car ils sont la vérité et la vie.

– C’est vous qui le dites ! fitdoucement Moinet.

Et il se leva, alla refermer sans bruit laporte.

Wildman était content : il avait parlédans l’orgueil de son nom et de son œuvre ; une fois encore,il avait fait sentir au juge que l’Idée était la plus forte,au-dessus de l’atteinte des hommes. Entre lui et ce Moinet, il n’yavait plus à présent de rapports sociaux ou simplement humainspossibles. Un monde pourri, les derniers soulèvements d’une sociétéà terme les séparaient. Il le méprisa.

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